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Food

Avec le réalisateur qui a filmé les tribulations du Noma au Japon

Maurice Dekkers nous a expliqué comment il a infiltré une des meilleures brigades du monde et pourquoi il a gardé une scène d'exécution de tortue dans son docu.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

Dans Noma au Japon, le dernier documentaire de Maurice Dekkers – dont MUNCHIES est partenaire – on suit le déménagement provisoire du plus célèbre des restaurants danois de Copenhague à Tokyo. Comme un groupe de rock en tournée, Redzepi et ses ouailles enchaînent avion, décalage horaire, salle de sport et chambre d'hôtel impersonnelle sous l'œil plutôt conciliant du journaliste hollandais qui s'est longtemps spécialisé dans les programmes culinaires à la télé

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Le pitch ? À un mois de l'ouverture de ce Noma éphémère, Chef Redzepi décide de bazarder les 3/4 du menu parce que les plats lui rappellent trop le Danemark. Docile, la brigade obéit et se lance dans ce nouveau défi. On suit alors les pérégrinations de ce staff multi-récompensée en terres nipponnes, observant un poil impuissant les travaux de ces nécromanciens de la bouffe, capables de transformer n'importe quel ingrédient en menu Michelin.

Si vous n'avez jamais goûté à la cuisine de René Redzepi, mater Noma au Japon le ventre vide peut s'apparenter à une véritable torture. Dans tous les cas, il est impossible de sortir de la salle sans ressentir une légère fringale.

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Si vous n'avez jamais maté d'émissions de bouffe, vous éviterez aussi quelques ficelles qu'on peut facilement retrouver dès qu'il s'agit de filmer la cuisine. Mais le réalisateur parvient quand même à s'affranchir de certains canons Chef's Table. Au-delà de la fascination que peut exercer Redzepi - notamment dans les scènes assez cocasses de « foraging » au milieu des fraises blanches et des kiwis locaux - il y a des gens tout aussi intéressant qui bossent avec lui.

Et Dekkers l'a bien compris en donnant un coup de projecteur à une brigade qui se confie sans trop d'artifices devant l'objectif de la caméra sur la dureté du métier. Les sous-chefs font preuve d'une sympathique maladresse qui contraste avec leurs prouesses techniques et donnent une profondeur originale au documentaire.

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MUNCHIES a posé quelques questions à Dekkers qui nous a expliqué pourquoi il a gardé une scène d'exécution de tortue mais pas de photos Instagram de plats.

MUNCHIES : D'où est venue l'idée de filmer René Redzepi ?
Maurice Dekkers : Je l'ai rencontré il y a 4 ans. Après avoir reçu pas mal de demandes de la part de diffuseurs en provenance des États-Unis ou du Royaume-Uni, René m'a contacté. Les concepts proposés ne lui plaisaient pas du tout. C'était souvent trop pub ou commercial. J'ai avancé l'idée de faire une série télévisée sur les techniques de cuisine et il a adoré. On a commencé à écrire ensemble au Danemark, près de Copenhague – là où il peut « parler aux herbes » – et pendant ces séances, il a abordé son projet d'installer temporairement Noma au Japon.

René Redzepi et une fraise blanche

René Redzepi et une fraise blanche. Toutes les photos via Urban Distribution

Pourquoi ne pas filmer le Noma au Danemark ?
J'étais vraiment curieux de voir comment un des meilleurs chefs du monde allait créer un menu en partant de zéro. Je lui ai confié que ça ferait de la très bonne matière pour un documentaire. Au départ, il n'était pas super chaud. Il était tellement stressé par le projet que la perspective d'avoir une équipe de film sur le dos ne l'enchantait pas trop. Je suis parvenu à le convaincre en lui répétant : « Peut-être que ça te fait chier maintenant mais quand tu seras vieux, plus tard, et que tu voudras montrer ce que tu faisais à tes enfants, petits-enfants ou à ta famille, à ce moment-là, tu regretteras qu'il n'y ait pas eu une caméra. » Et il a fini par me faire confiance. René m'a aussi demandé pourquoi j'avais envie de les accompagner. Je crois qu'il répond lui-même à cette question dans le film. Parfois, il faut savoir sortir de sa zone de confort.

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Quel a été votre travail en amont ?
Je suis allé voir les membres de sa brigade parce que l'idée n'était pas de faire un biopic de René Redzepi. L'équipe est au moins aussi importante que le chef dans le processus du Noma. J'ai vraiment eu de la chance parce qu'ils m'ont aussi fait confiance. J'ai d'abord passé pas mal de temps à Copenhague et bien sûr je les ai accompagnés lors de 2 des 6 voyages effectués. Je n'ai pas vraiment écrit de script en amont. Plutôt un sentiment. Je voulais faire partie de l'équipe, je voulais être proche d'eux. C'est toujours compliqué à l'intérieur d'une cuisine parce qu'il n'y a généralement pas de place et énormément de bruit.

Des fourmis sur une crevette (le titre original du film).

Vous montrez assez peu le patrimoine culinaire japonais…
Je montre les déplacements à Nagano ou à Okinawa, les rencontres avec les producteurs mais c'est surtout la réflexion autour de ce patrimoine qui m'intéresse. Il y a une scène où les chefs tuent des tortues que je voulais garder parce que, dans mon esprit, c'est une passerelle entre la culture nippone et l'Europe. On oublie souvent qu'on a eu de la tortue au menu jusqu'à récemment. Et je crois que les gens doivent comprendre que, quand ils mangent de la viande, il y a quelqu'un derrière qui tue l'animal.

Qu'est-ce qui est le plus difficile à filmer dans une cuisine ?
Dans une cuisine, il n'y a pas beaucoup de « drama » contrairement à ce que veulent nous faire croire les émissions culinaires. C'est même plutôt assez chiant. Il faut donc trouver l'intensité ailleurs. Les membres de la brigade font des choses que vous n'avez probablement jamais vues et que vous ne maîtrisez sûrement pas. Quand vous êtes à côté d'eux, il y a de fortes chances pour que vous ne compreniez pas ce qu'il se passe. Je me suis vite rendu compte qu'ils ne parlaient presque pas et qu'ils réfléchissaient en silence. Parfois, je les voyais faire des choses très chorégraphiées sans avoir échangé un seul mot. Juste en grommelant un truc ou en se regardant. Je savais que j'allais devoir être très proche d'eux et que le bruit de leur respiration, par exemple, allait aussi être très important.

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Vous avez eu peur qu'on vous accuse d'être un peu trop hagiographique ?
Aux Pays-Bas, on m'a reproché de ne pas avoir agi assez en journaliste. Sauf que le projet de René est arrivé à un moment de ma vie où j'étais traversé par le même sentiment : celui de vouloir faire autre chose, de repartir d'un canevas vierge. J'ai arrêté mon taf de producteur de show télé, j'ai quitté ma boîte et je me suis lancé dans le tournage de ce film. Je voulais faire quelque chose de neuf, comme René, mais à mon échelle. J'étais juste curieux de savoir comment il allait créer les plats, comment il ressentait cette expérience, lui qui considère la cuisine comme un art. C'est un film à la fois sur le processus de création de René, qui ressemble beaucoup à ce que font les gens qui écrivent ou qui peignent, et un peu sur moi aussi.

Finalement, la brigade prend presque plus d'importance que son chef…
La première chose que j'ai demandée à René, c'est « Est-ce que tu vas les engueuler ? » . Ce n'était pas ce que je cherchais. Il m'a répondu : « Je suis vieux maintenant donc je ne pense pas ». René est très bon pour jouer avec sa brigade et les mener là où il veut. Mais il sait aussi qu'il a besoin d'eux. Il ne peut pas totalement les manipuler. C'est vraiment l'équipe qui fait que le Noma est exceptionnellement bon. J'avais besoin de montrer que ce sont des gens comme nous. Dan, à la fin d'un service, il rentre chez lui et il mange une pizza. Ce n'est pas l'image qu'on a des chefs « pop-star » ou du bon père de famille. Ces gens ont grandi avec des pizzas et des hamburgers, pas dans les nappes des étoilés. Je voulais des scènes qui montre que ce sont des humains normaux. Des humains normaux avec des compétences très pointues.

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La brigade du Noma au Japon.

Pourquoi attendre le générique de fin pour montrer les plats ?
Je sais qu'il y a des spectateurs qui sont mécontents. Je comprends leur frustration et cette envie de voir plus ou plus longtemps. Je voulais vraiment terminer le film sur ces assiettes. C'était une manière d'épouser un rythme similaire à la dégustation. Vous avez 14 plats, qui ont demandé plusieurs mois de travail, que vous mangez en quelques secondes.

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J'ai longtemps cru que j'allais avoir besoin des réactions de ceux qui ont goûté les plats. Mais on m'aurait dit quoi ? Des trucs comme « Wahou ! C'est super bon » ? Au cinéma, ça n'aurait eu aucun sens. L'idée de base, c'était d'utiliser des photos d'Instagram prises par les clients. C'était une manière de leur donner une voix aussi. Mais ça ne fonctionnait pas avec ce que j'avais en tête.

Les gens diront que je suis cruel. Que montrer les plats pendant un court instant est une torture ou du gâchis. Qu'on ouvre l'appétit mais qu'on ne rassasie pas. Quand on voit les assiettes, je trouve qu'on se rend surtout compte de la compétence des gens qui les ont faites.

Merci Maurice.


Noma au Japon de Maurice Dekkers, sorti le mercredi 26 avril en salle. Et on vous fait gagner des places ici.