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Au cœur de l'Oktoberfest de Palestine

Cette réplique du fameux festival de la bière a réussi à attirer des centaines de milliers de palestiniens qui viennent célébrer en cœur la bière et toute l’ivresse qu'elle procure.
Photo by Michelle Tribe via Flickr

Ce dimanche d'automne à Ramallah, des centaines de palestiniens passablement éméchés exultent dans la cour du Movenpick Hotel, un palace à soixante millions de dollars. Sur une scène à l'autre bout de la foule, Khallas, un groupe de Jerusalem, joue d'un bon « métal oriental » dont ils ont le secret. Au même moment, des grappes de jeunes palestiniens dansent la traditionnelle dabké au rythme d'un morceau qui sonne à mi-chemin entre du Black Sabbath des débuts et de la musique folklorique arabe traditionnelle.

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L'action se déroule lors de la deuxième journée de l'Oktoberfest palestinienne, un festival annuel organisé par la Brasserie Taybeh, seule entreprise palestinienne à produire de la bière sur l'ensemble des territoires occupés. Cette réplique du fameux festival de la bière qui a lieu chaque année à Munich, en Allemagne, est beaucoup plus modeste et moins agitée que celui dont elle s'inspire. Pourtant, au cours des neufs dernières années, elle a réussi à attirer des centaines de milliers de fêtards, pour la plupart des palestiniens, jeunes, riches, musulmans ou chrétiens, qui viennent célébrer en cœur la bière et toute l'ivresse qu'elle procure.

L'Oktoberfest se déroulait à l'origine à Taybeh, cette petite ville à majorité chrétienne du nord de Ramallah qui a donné son nom à la marque de bière palestinienne. D'après Nadim Khoury, fondateur du festival et patron de la brasserie Taybeh, le but de l'Oktoberfest était de « booster l'économie de la commune, de mettre en avant les produits locaux et de montrer un nouvel aspect de la Palestine sous occupation »

Après avoir suivi des études pour devenir maître-brasseur en Californie, Nadim est retourné dans son pays d'origine juste après la signature des Accords d'Oslo en 1994, tout comme beaucoup d'autres palestiniens. « Ces accords de paix nous ont donné espoir », explique-t-il. Mais pour Nadim, ces espoirs ce sont transformés en désillusions à mesure que les conditions du processus de paix n'ont, selon lui, pas été respectées : « La machine administrative israélienne reste en place et l'autonomie, la souveraineté et les territoires des palestiniens continuent à nous échapper des mains. Nous sommes toujours sous occupation, explique t-il, nous n'avons pas encore de pays mais nous avons notre propre bière. Et ça j'en suis fier ».

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Pour Maria Khoury, la belle-sœur de Nadim, et bon nombre des organisateurs de l'Oktoberfest, le festival a aidé les gens à tenir le coup après l'échec des Accords d'Oslo et le déclenchement de la Seconde Intifada : « Il a apporté un sentiment de normalité providentiel, explique Maria. Pendant des années, les gens ont vraiment eu le moral à zéro à cause de la violence, des couvres-feux et de la construction de la barrière de séparation… L'Oktoberfest a permis aux gens d'échapper aux dures réalités ».

L'idée qu'un festival de bière parvienne à effacer à lui seul deux décennies de persécutions en provenance du voisin israélien peut paraître un peu tirée par les cheveux. Il a néanmoins le mérite de s'être imposé comme un vrai rendez-vous dans un pays gangrené par la guerre : chaque automne, plus de 15 000 festivaliers prennent le chemin de la petite ville de Cisjordanie pour profiter des bières artisanales, des concerts et des falafels maison.

Mais les jeux de politique locale, l'influence négative d'un nouveau maire (pas très friand du festival) et la popularité grandissante de l'Oktoberfest ont été à l'origine de tensions dans la petite communauté de Taybeh, forçant Nadim à déménager les festivités. Direction le Movenpick Hotel, le 5 étoiles rutilant du quartier chic de Masyoun, en plein cœur de Ramallah. Déménagement qui n'est pas sans contrarier la grosse majorité des festivaliers qui a du mal à s'adapter au nouveau lieu et son opulence débordante.

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Les raisons exactes de ce remue-ménage ne sont pas encore tout à fait claires. L'augmentation croissante de la fréquentation du festival et le fait qu'il y a tout juste assez de place à Taybeh pour contenir l'affluence des nouveaux participants y sont sûrement pour quelque chose, mais selon Nadim le problème est davantage politique. « il y a de la jalousie dans la ville, explique-t-il, les nouveaux élus de la municipalité sont un peu coincés, ils ne réalisent pas tout ce que l'Oktoberfest a apporté à Taybeh ces huit dernières années ».

Si les dirigeants de la brasserie Taybeh peinent parfois à faire accepter le concept même d'une Oktoberfest palestinienne, ce n'est pas la première fois qu'ils ont à se bouger pour défendre leur singularité. Depuis les débuts de l'aventure en 1994, ils ont eut à gérer un nombre considérable de défis, naviguant entre les différents obstacles politiques et sociaux qui font la particularité de la Palestine. « Nous sommes la seule brasserie dans toute la Palestine, les obstacles sont partout, explique Nadim. L'occupation, le siège économique et les barrages, sans oublier les enjeux culturels et religieux, il y en a tellement qu'on pourrait écrire un bouquin ».

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L'un des barman du Movenpick Hotel partage le sentiment de Maria : « L'Oktoberfest ne colle pas tout à fait avec l'idée que l'on se fait de la Palestine en général, c'est peut-être parce qu'elle a lieu à Ramallah où il y a une communauté chrétienne bien implantée ». « Ce n'est pas surpenant, vraiment. Il y a beaucoup d'étrangers, de chrétiens et un nombre surprenant de musulmans non-pratiquants qui viennent ici », me fait remarquer l'un des clients du bar avant de reprendre une gorgée de bière et d'ajouter en souriant : « En fait, tu en as l'un d'eux en face de toi! ».

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Mais dans l'environnement social complexe Ramallah, ce type d'évènement suscite souvent la polémique. L'Oktoberfest peine encore à retenir le soutien de tous les habitants en dépit du fait que la ville mette beaucoup en œuvre pour paraître plus moderne, plus occidentale et plus cosmopolite

Devant la brasserie Taybeh, dans le petit village palestinien du même nom.

Mohammed, le propriétaire d'un magasin aux alentours du festival ne voit pas l'Oktoberfest d'un bon œil : « Ici il n'y a pas de valeurs morales, juste beaucoup d'argent et des étrangers qui font n'importe quoi. Ce n'est pas bon». Fadi, un étudiant palestinien qui a grandi à Chicago, partage la même rancœur : « Je pense que c'est une honte qu'ils organisent le festival ici. Je vois des gens boire dans la rue. Des gens riches, des étrangers et même des palestiniens. C'est manquer de respect à la majorité d'entre nous ».

La disparité des richesses entre étrangers et locaux revient souvent lorsque l'on aborde l'Oktoberfest avec ses détracteurs. Si les carcans religieux et traditionnels jouent clairement un rôle dans la cristallisation de la plupart des tensions, les oasis de prospérité comme le Movenpick et des initiatives comme l'Oktoberfest contribuent à rendre compte des inégalités de richesses à l'œuvre au sein de la population à Ramallah. Différents niveaux de vie qui ont un impact sur la vie quotidienne des palestiniens sous l'occupation.

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« Le problème ce n'est plus vraiment l'alcool en lui-même, mais qui achète la bouteille. L'alcool est super cher ici et en général, ceux qui boivent appartiennent à la catégorie du dessus : celle de l'élite palestinienne, les mêmes qui ont l'air plutôt à l'aise avec le contexte d'occupation actuel », affirme l'un des amis de Fadi, étudiant à l'Université de Birzeit.

Et cette aigreur est palpable un peu partout dans Ramallah. Chaque semaine, un bar du centre ville de Ramallah essuie chaque semaine des jets de bouteilles en verre. Plus récemment, l'un des derniers bars musical de Ramallah a été attaqué à coup de cocktail molotov.

Compte tenu du contexte actuel, il est peu probable que ces tensions s'apaisent un jour durablement. Mais chez Taybeh, les dirigeants éprouvent une certaine fierté à continuer d'organiser un évènement qui contribue à faire bouger les lignes : « Il y a encore plein d'Oktoberfest à venir. Nous voulons construire un pays à la fois démocratique, moderne, libéral afin que nous puissions coexister avec des personnes qui n'ont pas les mêmes idées que nous. Si nous respectons les idées de certains, nous espérons le même respect en retour ».

« La bière Taybeh représente tout pour nous. C'est bien plus que de la bière. On ne demande pas beaucoup, on demande juste la liberté. Et peut-être que quand cette heure viendra, on utilisera la bière Taybeh pour porter un toast à la liberté et à la paix, même si il faut utiliser une version sans alcool », conclut Nadim, le roi de la bière palestinienne, sans relâcher la pression.

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