Comment j’ai fait le deuil du gâteau qui m’aimait
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Comment j’ai fait le deuil du gâteau qui m’aimait

L'histoire d'une pyramide de crème et d'Oreo qui est entrée dans ma vie, mon cœur, puis mon frigo.

On est en plein milieu de l’été. J’ai vidé mon appartement de Brooklyn et fait mes cartons. Il ne reste plus rien sur les étagères. Plus rien dans les placards. Plus rien sous l’évier. Plus rien dans le frigo. Toutes mes affaires sont empaquetées à l’exception d’un vieux gâteau qui a trois ans et demi. Aujourd’hui je déménage et je ne sais toujours pas quoi en faire.

Ce chef-d’œuvre de crème et de sucre est entré dans ma vie de façon très mystérieuse. Il y a quelques années, alors qu’on venait de s’installer avec mon conjoint à New York, on a prêté l’appartement à des amis d’amis. Quand on est revenu de vacances, le gâteau attendait là, sans explication. Acheté chez Foodtown, il était énorme avec une double couche de biscuits Oreo, de crème, d’un joli glaçage et de copeaux de coco. Il allait occuper une partie non négligeable du frigo et bientôt, de mon quotidien.

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Isolé dans son épaisse prison de plastique, le gâteau semble tout droit sorti d’une chaîne de production. La liste des ingrédients est interminable ce qui lui enlève tout charme. Je n’ai pas envie de le bouffer. Encore moins de le servir à qui que ce soit. J’ai pensé un moment le rapporter au fabricant mais, étrangement, cette idée m’emplissait d’une tristesse profonde – assez similaire à celle ressentie lors d’une fête d’anniversaire ratée. J’ai été tenté par un abandon sur le trottoir avec un petit panneau – GRATUIT ! – mais je me suis dit que les gens allaient s’imaginer du poison ou que les rats finiraient par se jeter dessus. Je l’ai donc laissé là où il est.

Les semaines passent. Chaque jour, je me réveille marquée par le sommeil alors que le gâteau, ce monumental amas de sucre, ne paraît pas souffrir des effets du temps. Je me suis rappelée que, petite, j’avais vu mon frère cacher la moitié d’un hamburger McDo sous le siège de la voiture. Ma mère ne l’avait trouvé qu’un mois plus tard, mais lorsqu’elle l’avait sorti de la caisse, le demi-burger avait le même aspect qu’au premier jour. Pas de trace de moisissure. Peut-être que le gâteau était le fruit du même processus. Qu’il était une sorte de pièce à conviction qu’on brandirait au futur procès du système de transformation excessive et anti-naturelle des aliments. Ou un commentaire sur le fait, pour le moins chelou, que certains aliments supposés périssables durent en fait une éternité – si ce n’est plus.

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Le gâteau avait élu domicile derrière le Parmesan, les piments et autres habitants du frigo. Et il assistait paisiblement à la disparition de chacun de ses congénères.

Je me suis engagée à faire une photo quotidienne du gâteau pour chroniquer des changements qui ne se produisent visiblement pas – l’absence de pourrissement sous le dôme de plastique en est la preuve la plus évidente. Au bout d’une semaine, cette activité était devenue chiante comme la pluie et je décide donc d’arrêter.

Un jour, alors que j’étais dans un Foodtown, je remarque un tas de gâteaux semblables au mien. D’humeur malicieuse, je m’imagine rapidement en train d’échanger mon spécimen contre un de ceux exposés. Franchement, qui le remarquerait ? Peut-être que tous ces gâteaux étaient déjà centenaires. Comment le savoir ? Je me suis souvent vue en train d’enfoncer une lame dans le gâteau, traversant la crème immaculée pour libérer une colonie de vers fluorescents qui grouilleraient hors de leur prison de chocolat, laissant derrière eux une traînée d’acide vert qui consumerait le plan de travail de ma cuisine.

Mais pour être honnête, la vie était surtout une longue suite de non-événements. Le gâteau avait élu domicile derrière le Parmesan, les piments et autres habitants du frigo. Et il assistait paisiblement à la disparition de chacun de ses congénères. Petit à petit, le gâteau a perdu son aura de mystère pour en revêtir une nouvelle, plus réconfortante.

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J’ai commencé à développer une certaine tendresse à son égard. Le gâteau n’était plus le symbole de mon indignation face aux conservateurs alimentaires. Je l’aimais tel qu’il était. Dénué des qualités qui séduiraient les gourmets, c’était un gâteau simple, sans prétentions. Puisqu’il ne me jugeait pas, je ne le jugeais pas non plus. Mais c’était mon gâteau. Et tant qu’il serait là, le frigo ne serait jamais vide. À l’instar de ce pote un peu lisse qui s’adapte à tout, le gâteau répondait présent en toutes circonstances.

Quand je recevais du monde, les gens demandaient ce que c’était, comme quand on vous questionne au sujet de ce voisin du dessus ou de ce hamster fou qui tourne dans sa roue ; « Le gâteau va bien ? », « Il est toujours là ? ». Et moi de répondre, plus ou moins honteusement, parfois un peu sur la défensive, « Oui, oui. Fidèle au poste » avant d’ouvrir le frigo.

Mais la véritable question était implicite. Qu’est-ce que j’allais bien pouvoir faire de ce gâteau ? J’avais entendu une intervention de l’artiste Maira Kalman au sujet d’une rondelle d’oignon frit qu’elle avait accrochée au mur d’un appartement. Les jours passaient, les semaines aussi, et la rondelle d’oignon ne donnait pas le moindre signe de dessèchement. Aucune moisissure. Elle gardait sa belle couleur dorée, son aspect croustillant et sa belle forme ronde. Elle et ses colocataires ont finalement décidé de prendre leur rondelle d’oignon et d’aller voir un encadreur d’art connu qui les avait prises très au sérieux.

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Au milieu du chahut de la vie new-yorkaise, j’avais toujours ce symbole de paix auquel je pouvais adresser un regard bienveillant et souvent réciproque.

J’ai pensé enfermer le gâteau dans une prison de verre. Ou à l’embaumer avec de la cire. Mais aucune de ces idées ne m’a convaincue. Le gâteau n’était pas un projet artistique. C’était juste un pote. Je me suis coupé les cheveux, j’ai connu des succès sur le plan professionnel. J’ai voyagé à travers le monde. Mes plantes sont mortes et j’en ai eu d’autres. Les saisons sont passées. Mais le gâteau n’a pas bougé. Aussi prévisible que la grande aiguille d’une montre suisse. Aussi parfait que la coiffure de James Bond. Le gâteau conservait son aspect, comme si je l’avais acheté hier. Comme si on attendait l’arrivée d’une foule d’enfants en folie prêts à dévorer cette masse crémeuse. En tout cas, il semblait n’attendre que ça. Et il était prêt. Au milieu du chahut de la vie new-yorkaise, j’avais toujours ce symbole de paix auquel je pouvais adresser un regard bienveillant et souvent réciproque. Il m’apaisait et m’apportait ce que la ville avait réussi à saper au bout d’un travail quotidien : la stabilité.

Aujourd’hui, debout au milieu de mon appartement vide, alors que ma vie se trouve dans des cartons chargés à l’arrière d’un camion qui m’attend au pied de l’immeuble, je ne sais toujours pas quoi en faire. Il est temps d’y aller. La panique s’empare de moi. Je ne peux quand même pas le jeter. Pas comme ça. Comme un vulgaire bout de PQ dans lequel je me serais mouchée. Sans la moindre cérémonie. Après tout ce temps passé ensemble. Ces expériences partagées. Le camion n’attend plus que moi. J’attrape le gâteau et je le pose sur le siège avant, à côté de moi, avec mes possessions les plus précieuses, direction la maison de mes parents, dans le Massachussetts. J’ai décidé que je déciderai plus tard.

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L’été passe. Mes parents ont envie de récupérer la totalité de l’espace dont dispose leur frigo et moi, je m’apprête à traverser l’Atlantique. Par un après-midi pluvieux et venteux de septembre, lointain écho des ouragans qui frappent plus au sud, je prends ce que je pense être la bonne décision. J’attrape le gâteau d’une main, je me saisis d’une pelle de l’autre, et je m’enfonce dans les bois qui se trouvent derrière notre jardin.

Je marche pendant quelques minutes jusqu’à une petite clairière où je creuse un trou. Le morceau Keep on the Sunny Side de la Carter Family tourne dans mon iPhone. Je lis un poème intitulé « Cake » de Noah Eli Gordon :

Look, you

want it

you devour it

and then, then

good as it was

you realize

it wasn’t

what you

exactly

wanted

what you

wanted

exactly was

wanting

Ce qui, en français, pourrait donner le poème suivant, intitulé « Gâteau » ( ndt : ceci est une traduction non officielle mais réalisée par un professionnel, ne faites pas ça chez vous) :

Écoute, tu

le veux

tu le dévores

et puis, et puis

aussi bon fut-il

tu te rends compte

que ce n’était pas

exactement

ce que tu voulais

ce que tu voulais

c’était exactement

vouloir.

Enfin, je coupe le gâteau en deux. Le glaçage est desséché comme recouvert d’une fine couche de moisissure blanche. On dirait du calcaire. Mon couteau se fraie un chemin dans la couche de miettes marron qui n’est plus aussi tendre qu’elle aurait dû l’être. Aucun asticot fluorescent ne se manifeste, aucun nuage de gaz toxique ne s’en échappe non plus. Pas le moindre génie prisonnier dans cette tour de sucre. Un parfum d’Oreo flotte dans l’air.

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Je jette le gâteau dans le trou qui est immédiatement rebouché. Le ciel est clair et sombre en même temps. Mon cœur est en paix. Je vais bientôt partir vers de nouveaux horizons et ma vie sera de nouveau un champ de bataille. Puis, petit à petit, les choses retrouveront une certaine normalité. Un cycle tout ce qu’il y a de plus familier.

Peut-être qu’un autre objet croisera ma route de manière tout aussi mystérieuse. Peut-être qu’il sera un nouveau repère dans ma vie, ou une pommade qui viendra soulager mon cœur. Ou peut-être que je me souviendrai de ce gâteau qui m’a accompagnée pendant si longtemps et dont j’ignore encore le goût.


Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES US