À table avec les Roms de Toscane
Composition à partir des photos d'Alice Gemignani

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Food

À table avec les Roms de Toscane

À la fois riche, complexe et bordélique, la cuisine Sinté retrace les routes empruntées par la communauté Tsigane au fil des siècles.

Je suis dans un ancien container transformé en deux pièces, cuisine et salon, à l'intérieur d'un camp de Roms du Prato, en Toscane. Aujourd’hui, je vais manger allemand. Vous avez l'impression que je saute du coq à l'âne ? En apparence seulement. Les plats qu'on va me servir racontent une dimension de la culture Rom que peu de gens connaissent vraiment.

Car ce grand festin de nourriture allaient me permettre de mieux comprendre la communauté Rom, ce « peuple de résistance » – la définition est d’Henriette Asseo, une historienne française – qui échappe à l’uniformisation et qui, pour sauver sa propre identité, est capable de s’adapter aux conditions les plus désespérées.

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Photo d'Alice Gemignani

Le camp que je visite se trouve en marge de la ville, le long d’une grande route. Ici, les voitures roulent et plongent peu après dans le nœud des viaducs qui raccordent la zone de hangars industriels à l’autoroute Firenze-Mare qui, comme son nom l'indique, relie Florence à la mer.

Foto Alice Gemignani

C’est un des quatre camps de Rom du Prato et il existe depuis 30 ans. Pour arriver à la cuisine des sœurs Piave, il faut traverser tout un tas de préfabriqués et de roulottes. Une centaine de personnes habitent ici, mais je dis ça à vue de nez.

Les canederli du grand-père Kokho

« Ses canederli (boulettes) étaient des sphères parfaites. Il n’y avait pas un centimètre de pain qui dépassait. Pour faire le bouillon, il attachait les légumes à la poule pour qu'il reste clair. Le grand-père, on l’appelait Kokho, ce qui en langue Sinté veut dire 'chef'. C’était devenu son nom, tous les Sinté ont un nom de communauté, en plus de celui officiel. »

Celles qui me racontent l'histoire de Kokho, ce sont ses petites-filles, Elena et Lucia Piave qui, quelques décennies après ces canederli parfaits, vont à leur tout me cuisiner des plats traditionnels Sinté. Elles me feront manger à la limite de l’indigestion : crauti (choucroute), würstel (saucisse de Vienne) et pretzel (bretzel).

La famille Piave est arrivée en Italie après être longtemps restée entre l’Autriche et l’Allemagne. Pour être plus précis, leur grand-père Kokho était originaire de Villach, en Autriche, alors que leur grand-mère était Allemande. Le résultat, c’est que Elena et Lucia se définissent comme Sinté et qu'elles parlent une langue avec de fortes sonorités germaniques – même si elles sont nées et ont grandi à Prato.

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La première chose qu'on apprend quand on met le nez dans l’histoire des Roms, c’est que c’est un beau bordel. Et que la culture orale permet de la transmettre avec exactitude.

Tout part du Pakistan actuel aux alentours du XIe siècle (c’est la version la plus communément retenue). Les ancêtres des Roms se sont ensuite répandus et mélangés donnant l’origine à de nombreux groupes (sinté, kalé, manouche ou romanichel). Ils ont tous leur spécificité mais se reconnaissent au sein d'un seul et même peuple, celui des Romanis. Et leur nomadisme a quasiment toujours été une réponse au fait d’être persécuté, chassé ou stigmatisé.

Leur manière de rompre continuellement les barrières politiques et géographiques est remarquablement raconté par leur cuisine. Leurs cuisines, même – parce qu’il y a en a plusieurs. Elles varient notamment selon la route migratoire empruntée. En gros, l’idée, c’est de toutes les essayer.

Les gnocchi à la Sinté – Pare Knefli

On commence par les knefli, des gnocchi de pâtes fraîches avec une sauce à la viande. Je regarde Elena préparer la pâte avec de l’œuf, de la farine et de l’eau. Elle ajoute du sel et du lait et ajuste les doses pour obtenir la consistance qu'elle cherche.

Pendant ce temps, la sauce – une base d'oignon frit, de carotte, de saucisse et de bœuf – crépite sur le feu. L'eau bout, Elena sépare la pâte à la main, une cuillère à la fois, et la plonge dans la casserole. On est clairement dans l'univers des spaetzle mais les gnocchis sont énormes et irréguliers, très différents de ceux que l'on trouve en Allemagne. C'est probablement ce qui fait de ce plat un plat Sinté.

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On est six autour de la table. En plus de moi et de la photographe Alice, il y a les cuisinières et leur père, Giuseppe Piave, un homme taciturne qui doit avoir dans les 70 ans. À côté de lui, Ernesto Grandini, lui aussi Sinté et président de l’Association des Sinté Italiens de Prato. C’est grâce à lui que je suis assise ici. Ernesto est un puits de connaissance et une sorte de distributeur automatique de culture Sinté.

Il parle sans discontinuer, comme si on était en classe, et me pose des questions sur la culture Rom auxquelles je ne sais pas répondre – un peu par ignorance et un peu par embarras. Il me montre toutes les photos sur son portable : des photos de familles sinté d'époque, des photos de personnalités de la communauté Sinté, des photos en lien avec l'histoire des Sinté.

Les cuisinières me parlent de chou mais il ne forme que la face cachée d'un iceberg pour carnivore : une montagne de würstel et de gros morceaux de speck.

Ernesto est en train de mâcher et les cuisinières en profitent pour prendre leur courage à deux mains et se lancer dans le récit d'une anecdote qui va faire ma journée : « Nous sommes les descendants des Eftawagaria », me disent-elles, faisant référence à une légende qui n’en est pas vraiment une. Eftawagaria signifie « sept wagons ». Ce sont ceux des sept frères de la famille Sinté Lehmann-Reinhardt qui se sont installés au sud de l'Allemagne au début du XXe siècle.

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À cette époque, le chef de la police de Bavière, Alfred Dillmann, tient un registre avec le nom des familles roms présentes sur le sol allemand. Il interdit le commerce ambulant et les travaux forains – seuls moyens de subsistance de la communauté d'alors.

Quelques décennies plus tard, le Troisième Reich utilisera largement les données de Dillmann pour identifier les Roms et les envoyer dans des camps de concentration. Certains Sinté comprennent qu’il est temps de changer d’air et décident de s’installer en Italie. Je résume ce pan de l'histoire un peu rapidement – si vous voulez approfondir cette période de l'histoire et que vous lisez l'italien, c'est là que ça se passe p. 27-35.

L’histoire des Eftawagaria est un épiphénomène qui s'inscrit dans le scénario complexe de la migration.

Luca Bravi

Avec l'aide de Luca Bravi, chercheur en histoire et culture roms, je glisse ici quelques chiffres pour vous faire une idée. Aujourd’hui, la communauté Rom d’Italie est composée de 130 à 160 000 membres. Plus de la moitié d’entre eux ont la citoyenneté italienne.

En schématisant, on peut dire que beaucoup sont des Roms qui se sont installés dans la Botte il y a très longtemps – certains à partir de 1400 – en provenance d'Europe du Nord (comme la famille Piave et plus généralement les Sinté d’origine germanique).

Ensuite, on note deux vagues plus récentes qui correspondent à peu près à la guerre dans l'ex-Yougoslavie, avec les Roms des Balkans, et l’élargissement de l'Union Européenne, et les Roms venus principalement de Roumanie.

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La choucroute à la Sinté – Shutle Shakh

Les choux et les saucisses à la Sinté.

Le deuxième plat est impressionnant – au sens de la quantité et de la lourdeur. Les cuisinières me parlent de chou mais il ne forme que la base d’un iceberg pour carnivore : une montagne de würstel (saucisses) et de gros morceaux de speck.

La cuisson de ce plat est particulièrement longue, précise Elena. Il faut environ 4 à 5 heures. « La chose la plus importante c’est que le chou perde toute son eau. Il doit cuire dans l'huile, pas dans l’eau. »

Étrangement, le résultat n’est pas gras. L’huile couvre à peine l'odeur aigre du chou et du poivre. Pour accompagner la choucroute, il y a des pommes de terre, on les appelle stickade matreli, pommes de terre à l’étouffée. Elles aussi ont besoin de perdre toute leur eau, souligne Elena.

« Il faut cuire longtemps en remuant régulièrement jusqu'à ce qu'elles commencent à se désagréger. Il faut obtenir une texture à mi-chemin entre la patate et la purée. » Elle ajoute : « Dans la recette Sinté, on met les saucisses avec les pommes de terre, mais aujourd'hui je ne les ai pas mises. » Je crois que je lui en suis un brin reconnaissante.

Giuseppe, le père, un peu en retrait, se lance parfois dans des anecdotes de bouffe et je le vois qui s’illumine alors. Comme un bon fils de Kokho, il a hérité de cette passion pour la cuisine. Il s’est retiré des fourneaux à cause de son grand âge et parce que ses filles sont en mesure de gérer la cuisine.

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De sa bouche, j'apprends deux ou trois trucs sur la viande dans la cuisine Sinté. « Là, elles ont utilisé du porc, mais dans la tradition Sinté, c’était plutôt de la viande de poulet ou de canard – des animaux qu’on pouvait facilement trouver. On allait voir les éleveurs et on échangeait quelques poules contre des objets artisanaux. Parfois, on les volait carrément. C’était pour survivre. » Les filles lui jettent un regard noir. Il rigole avec ses yeux.

« Une fois, poursuit-il, j’ai cuisiné du cheval. Mon père a reconnu l'odeur de l'extérieur de la cuisine et m'a hurlé dessus : jette tout, même la casserole et ne t’avise plus de recommencer. » Dans la culture rom, on ne mange pas de cheval. C’est un animal sacré, considéré comme faisant partie de la famille. C’est lui qui tirait les caravanes et qui a permis tous ces déplacements.

Les Roms mangent parfois du hérisson. Cela arrive très rarement. Giuseppe est le seul dans le camp à savoir comment le cuisiner.

Sur le visage de Giuseppe danse la flamme de la curiosité, typique des cuisiniers qui vont mettre les mains là où ils ne devraient pas juste savoir quel goût ça a. Ce jour-là, c’est tombé sur un canasson.

Si le cheval est proscrit au menu, les Roms mangent parfois du hérisson. La raison est toujours la même pour ceux qui vivent avec très peu d'argent : tout ce qui vous tombe sous la main. Maintenant, cela arrive très rarement, et Giuseppe est le seul dans le camp à savoir comment le cuisiner.

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Le strudel - Shtrudla

On termine avec un strudel qui a l’air tout à fait classique avec une garniture de pommes, de noix, de raisins secs et de cannelle. « La seule variante Sinté dans la recette, c’est la pâte, explique Lucia. Traditionnellement, elle est faite à la main et ressemble à la pâte phyllo. Mais là, j'en ai acheté une feuilletée au supermarché ». Un compromis de la modernité, mais étant donné qu’elle a commencé hier à préparer le repas, qui peut la blâmer ?

Alors que je tente de trouver un peu de place pour le dessert, Ernesto déborde d’énergie. Il raconte ce que c’est d’être né en Italie en 1955 et d’avoir été placé dans des écoles spéciales – celles destinées aux enfants roms qui n’ouvraient au sous-sol qu’une fois la leçon pour « étudiants ordinaires » finie.

Il raconte comment on le considérait avec suspicion et qu’on avait peur de lui, notamment lors des campagnes électorales, quand son peuple était comparé au croque-mitaine. Ernesto jure qu'il n'a pas de problème, il est débrouillard et beau parleur, mais pour un Sinté, dire qui vous êtes requiert du courage, cela peut signifier la perte d'un emploi.

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Les femmes commencent à débarrasser, Ernesto a de nombreux engagements dans l'après-midi. Joseph reçoit un appel, il doit aller à aiguiser des couteaux dans une entreprise de Prato: « J’arrive dans 20 minutes ». Il raccroche.

« Tu vois, me lâche Ernesto, c'est le lot de tous les Sinté en matière de travail. On ne sait pas où l’on sera dans une heure, mais si l’on veut bosser, il faut y être. »

Ernesto, un jour, je te raconterai la vie de pigiste. Mais là, on va juste digérer.


Cet article a été préalablement publié sur MUNCHIES Italie.