Pour l'amour du reste

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Pour l'amour du reste

Dans les cuisines d'Amass à Copenhague, Matt Orlando sublime les déchets alimentaires et parvient à donner naissance à de grands plats à partir de petits riens.

En cuisine, les bonnes idées naissent souvent des imprévus et des emmerdes de la vie de tous les jours.

La créativité débarque quand vous vous y attendez le moins : c'est des fleurs de sureau qui fermentent tellement fort dans un réfrigérateur en panne qu'elles en font exploser la porte, c'est le liquide visqueux, presque radioactif et absolument délicieux qui s'en échappe et recouvre le sol de la cuisine. Ce sont les tiges de persil qui ont fermenté et qui, une fois mixées, dégagent une saveur d'algue venue de nulle part mais qui a le pouvoir de souligner un morceau d'agneau de prés-salés.

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Dans mon restaurant, chez Amass, cette manière d'appeler la créativité est devenue notre méthode de travail. On récupère le lait en trop, le pain de la veille, les marcs de café et les tiges et les feuilles de toute sorte. Ces produits demandent autant de savoir-faire, d'attention et d'inspiration qu'une belle pièce de viande.

Et c'est une façon de cuisiner qui nécessite d'accorder encore plus d'attention à la nourriture.

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Matt Orlando dans les cuisines d'Amass. Photo courtesy : Restaurant Amass.

Cuisiner avec des déchets et se servir des restes pour les transformer en des plats délicieux est devenu une vraie tendance dans le milieu de la gastronomie. Mais il convient de bien faire la différence entre ces deux termes : les restes et les déchets.

Car à bien y regarder, on a changé notre regard sur les déchets et les restes alimentaires en cuisine. On ne voit plus les tiges, les épluchures et les restes de broyage comme des ordures à proprement parler ; ils sont devenus des produits. Pour nous, cela fait d'abord partie d'une démarche responsable et nous coller cette étiquette de « cuisine tendance des restes », c'est nous figer dans une case qu'on essaye tant bien que mal de redéfinir.

Si l'on veut vraiment faire passer un nouveau message, alors il faut inventer un nouveau langage : si on persiste à utiliser les termes de « déchets » et de « restes », ils continueront à ne représenter que cela dans la tête des gens. Et pourtant, ils sont tellement plus.

Prenons l'exemple du marc de café – c'est avec ce produit que tout a commencé dans notre restaurant.

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Observez cette matière moite et organique à la fin d'une journée de service, et vous réaliserez tout le potentiel aromatique qu'elle renferme. Le marc ne meurt pas : il est là, bien vivant et à force de l'observer on se dit qu'il serait idiot de ne pas exploiter son potentiel.

Alors on a essayé de transformer le marc de café du jour en tuile croustillante pour le lendemain. Pour ça, on a asséché le marc et avec cette base on a préparé une pâte que l'on a fait griller au four. On a servi ces tuiles avec un reste de pulpe de betterave grillée et un caramel parfumé avec un fond de café de la veille.

Une fois qu'on se met à intégrer ce mode de réflexion, on commence à voir des possibilités partout. Aujourd'hui, c'est devenu la base de notre cuisine.

C'est comme d'apprendre à glaner : enfant, tu ne captes absolument rien quand tu te balades en forêt. Mais dès qu'on te parle des plantes comestibles et qu'on t'apprend à les reconnaître, tu te mets à remarquer leur présence autour de toi. Tu n'as plus le nez en l'air mais par terre, à la recherche de tout ce qui est bon à bouffer.

Quand tu as trouvé une bonne idée, tu te concentres dessus et tu deviens hypersensible à tout ce qui peut la nourrir. Par exemple, si je surprends un jeune commis qui émince des herbes et se débarrasse du petit tas de tiges qu'il ne peut pas utiliser pour son plat, je me sens obligé de lui dire de poser ses couteaux et de réfléchir à une solution.

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Dans notre cuisine, si quelqu'un te grille en train de jeter une poignée de tiges de persil, tu peux être sûr que tu auras un gage.

D'un autre côté, on n'essaye pas de convertir absolument nos clients à notre façon de cuisiner. Je ne veux pas que l'on se dise que c'est uniquement cet aspect « écolo » qui définit notre cuisine, car cela risquerait d'altérer l'expérience gastronomique que l'on propose. Si nos clients savent que tous nos produits sont récupérés, vont-ils plus ou moins apprécier leur dégustation ? Ce n'est pas le genre de questions qu'ils doivent se poser. Évidemment, certains clients se sentent très concernés par ces questions, mais la majorité des gens qui viennent manger ici ne viennent pas pour ça.

Je sais que certains chefs de grands restaurants qui ont des centaines de couverts à servir chaque jour disent que cette approche de la cuisine n'est pas réalisable à leur échelle – c'est des conneries. Oui, ça demande du travail, mais c'est une question de priorité. Ici, c'est ce principe qui régit ce qui sera au menu. Aujourd'hui, 8 des 11 plats que l'on propose contiennent des produits récupérés à partir d'autres préparations.

On sert nos sashimis de pétoncles sur des croustilles faites avec des tranches de pain au levain de la veille. On humidifie le pain rassis avant de le mixer et on obtient une purée que l'on mélange avec du tapioca et de la poudre de vinaigre. On la plonge ensuite dans un bain de friture jusqu'à ce que ça gonfle comme un petit coussin croustillant. On utilise la même préparation pour accommoder le sang de porc quand on en a en rabe. On l'assaisonne avec quelques épices et les croustilles ont vraiment le même goût qu'un black pudding.

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Des tiges de persil fermentées.

Pour le marc de café, il y a mille façons de le recycler. On peut fait griller des betteraves sur un lit de marc de café et on les fait ensuite sécher jusqu'à obtenir une matière soit bien dure. Ensuite, on presse d'autres betteraves (on garde la pulpe pour faire du kombucha) et on fait réduire le jus avec des feuilles de thés usagées qui sont revenues de la salle. On réhydrate le marc de café et la poudre de betterave grillée avec la réduction au thé. On obtient au final une texture proche d'un caramel coulant.

Et puis il y a eu l'épisode des fleurs de sureau.

On avait l'habitude de faire confire des fleurs de sureau dans du sirop. On conservait les sacs en plastique dans un réfrigérateur à trois portes qu'un ami m'avait filé. Un week-end où personne n'était au restaurant, le réfrigérateur est tombé en panne. Le soleil tapait au travers des vitres et dans ces cas-là, la température atteint facilement les 40 °C. Les fleurs ont fermenté rapidement, les sacs plastiques ont explosé et ont emporté avec eux les portes du frigo.

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Les chips de pomme de terre au vinaigre.

Quand je suis revenu le mardi matin, j'ai débarqué dans cette piscine de sirop jaune collant qui couvrait tout le sol de la cuisine. Quand tu es déjà à la bourre sur ton programme de la journée, c'est vraiment le dernier truc sur lequel tu as envie de tomber. Je me suis mis à quatre pattes pour éponger en maudissant la terre entière. J'ai fini par goûter cette substance visqueuse et c'était incroyable. Du coup maintenant, on met toujours des fleurs de sureau à confire dans du sirop, mais on contrôle de très près le processus.

Je remercie la curiosité qui m'a poussé à vouloir goûter cet or liquide qui était en train de gâcher ma journée. Transformer un raté en un succès, c'est le secret du bonheur. Quand vous suivez ce précepte, plein de choses géniales vous arrivent – et souvent en partant d'ingrédients dont on ne soupçonne même pas les qualités.

Est-ce que l'on peut toujours appeler ça des déchets ?

Propos rapportés par Lars Hinnerskov Eriksen.

Matt Orlando est le chef et propriétaire du restaurant Amass à Copenhague.