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Comment j'ai infiltré un abattoir industriel qui tue plus de 9000 bêtes par jour

Dans « Steak Machine », Geoffrey Le Guilcher raconte son immersion de 40 jours au plus près de la souffrance humaine et animale.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

En 1906, Upton Sinclair dévoilait dans La Jungle, l'horreur de la condition ouvrière dans les abattoirs de Chicago. L'auteur, menacé par les cartels de la viande mais porté par la vindicte populaire, était reçu à la Maison-Blanche. Une enquête diligentée par les autorités confirmait ses écrits. Sinclair pouvait donc se la donner en disant que, non seulement, son roman était un chef d'œuvre mais qu'il avait, en plus, déclenché une vague de réformes dans le secteur.

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Comme Jurgis Rudkus, le héros de Sinclair, Geoffrey Le Guilcher a affronté pendant 40 jours les cadences infernales du travail à la chaîne. Dans Steak Machine (publié aux éditions Goutte d'or), il rend compte de cette expérience durant laquelle il a sué avec ses collègues d'un abattoir industriel breton – rebaptisé Mercure – et enlevé le gras de dizaines de carcasses de bovins.

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On lui a demandé de nous parler de cette épreuve et il nous a expliqué pourquoi, dans ces lieux, la souffrance humaine répond à la souffrance animale et pourquoi installer des caméras ne résoudra probablement rien.

MUNCHIES : Salut Geoffrey, pourquoi as-tu choisi d'enquêter sur les abattoirs ? Geoffrey Le Guilcher : Cela fait deux ans que l'on voit des vidéos compilant beaucoup d'actes de cruauté sortir des abattoirs – grâce à l'association L214 qui se bat pour la cause animale. Je me suis dit : « C'est bizarre qu'à chaque fois qu'on met une caméra dans un abattoir, on y voit des psychopathes ». Jusqu'à preuve du contraire, ces établissements n'emploient pas que des psychopathes. J'ai quand même voulu vérifier sur place. Comme ce sont des lieux tabous qui n'acceptent jamais de montrer quoi que ce soit – le député qui préside la commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français a précisé qu'il n'avait jamais vu d'endroits aussi fermés – autant s'infiltrer pour gagner du temps.

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Comment t'es-tu préparé pour cette immersion ? C'est comme une partie d'échecs. Tu te renseignes sur les épreuves que tu vas devoir passer. En l'occurrence, répondre aux critères de la boîte d'intérim. Ils cherchent en priorité des gens qui n'ont pas peur du sang et qui ont l'habitude des travaux manuels. Je me suis donc inventé un passé de fils d'éleveur et de maçon. J'ai ajouté que je voulais m'installer près de mon lieu de travail. J'avais peur que, dans leur parano d'être infiltré par des militants, ils tombent sur mon passé de journaliste en tapant simplement mon blase sur Internet. J'ai choisi de prendre mon deuxième prénom, Albert. Quant à la Bretagne, c'est dans cette région que 30 % de la filière viande est installée. C'est aussi là que mon père est né. J'y vais tous les ans, j'y ai plusieurs potes. Niveau organisation, c'était plus simple. Et niveau C.V., c'était plus crédible.

L'abattoir Mercure dans lequel tu t'es infiltré est-il représentatif de tous les abattoirs en France ? Oui, je pense que la situation y est même moins « trash » que dans les autres. Je le crois pour en avoir parlé avec des salariés, des journalistes locaux et des gens travaillant dans l'industrie de la viande. Il y a des abattoirs où il y a des grèves en continu depuis je ne sais pas combien de temps, où les salaires sont moins bons que ceux de Mercure, où l'outil est encore plus vieux. Tu imagines ? C'est déjà compliqué avec un équipement un peu moderne alors quand il est obsolète…

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Comment expliques-tu la souffrance endurée par les ouvriers des abattoirs ? Tu ne peux pas comprendre la douleur si tu ne comprends pas le modèle économique des abattoirs et leur histoire. Ils ne ramènent aucune maille. Même les plus gros. Prends la moyenne de rentabilité d'un kilo de carcasse de bœuf par exemple. Tu ne comptes pas seulement la viande mais aussi les os. La moyenne du prix de revient est de 0,09 centime d'euro. Pour un kilo de porc, c'est même négatif. Il y a une tension gigantesque sur ce secteur parce qu'il ce n'est pas rentable. Conséquence : tu travailles avec des mecs que tu ne paies pas cher et à une cadence totalement absurde puisqu'il faut que ça ne s'arrête jamais.

L'autre problème avec les abattoirs, c'est que ce sont des hommes qui s'occupent de la chaîne. Pour les voitures ou les avions, la robotisation est plus importante. Ici, ce n'est pas possible parce que chaque animal est différent. Quand tu as un taureau ou une vache qui n'est pas de la même race, qui n'est pas aussi graisseuse ou qui n'a pas le même âge que la précédente, tu es obligé d'adapter ta découpe. Parfois, tu as un abcès que tu dois contourner après avoir prévenu le véto. C'est le bordel en fait.

Steak Machine La Jungle Rembrandt

Le Bœuf écorché, Rembrandt, 1655

Tu dis que ce sont les supermarchés qui mettent la pression en haut de la chaîne alimentaire… C'est une question de civilisation. Tant qu'on bouffe de la viande, il y aura des abattoirs. C'est logique. Par contre, depuis 30 ou 40 ans, les supermarchés ont dopé sa consommation – il y a deux générations, personne ne bouffait de la viande midi et soir. Aujourd'hui, tu te fais des pâtes aux lardons, du saucisson et du pâté, tu t'habilles avec des chaussures et des vêtements en cuir. Tu trouves même des bouts d'animaux dans les bougies et les bonbons.

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Pour subvenir à ces nouveaux besoins, ils ont crée ces espèces de monstres comme Mercure, où tu peux tuer 2 millions d'animaux par an. Mon abattoir, il tue 8 500 porcs et 600 vaches par jour mais il est en train de s'agrandir. Il vise plus. Dans ce système, les éleveurs se font carotte et les abattoirs aussi puisque leur activité n'est pas rentable. Les seuls qui en bénéficient et qui se font de la publicité jusque dans les cantines scolaires pour du steak, ce sont les supermarchés. Ce sont eux les maîtres de la filière.

Installer des caméras dans les abattoirs, est-ce la bonne solution pour diminuer les actes de cruauté ? Les images ne seront accessibles que par deux catégories de personnel, le vétérinaire et le RPA (responsable de la protection animale) qui n'est autre qu'un des chefs de la chaîne – grosso modo, la hiérarchie de l'abattoir. Ils ont déjà accès à la tuerie, là où les animaux sont encore vivants. Le but de la commission d'enquête, c'était justement de briser le tabou de cette zone à laquelle l'extérieur n'a pas accès. Là, on ajoute simplement de la technologie, mais le tabou demeure.

Je pense qu'il faudrait un véritable contre-pouvoir au sein de l'abattoir. Il y a une mesure qui est intéressante ; laisser des vétérinaires en permanence à la tuerie. Dans l'imaginaire des gens, les vétérinaires soignent les animaux. À l'extérieur des abattoirs, c'est vrai. À l'intérieur, c'est un peu différent. Sa mission principale c'est un peu de veiller au bien-être animal, mais surtout de surveiller la qualité de la viande. Du coup, le vétérinaire est bien plus souvent devant les carcasses que dans la tuerie. Ce sont des fonctionnaires, pas des employés de l'abattoir – même si dans les grosses structures, leur indépendance peut être parfois discutable – et de meilleures connaissances en matière de souffrance animale que les ouvriers. Mais cette mesure n'a pas été retenue par le ministre de l'agriculture Stéphane Le Foll qui a dit qu'il fallait choisir entre les vétérinaires et les caméras.

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Comment vois-tu l'avenir du secteur ? Ce qui est intéressant, c'est de regarder ce que vise l'industrie de la viande française dans le futur. Elle a fait le pari de s'éloigner de l'aspect qu'à la viande telle qu'on la connaît, en misant sur les plats préparés. Ces plats permettent de mettre des petits bouts de viande un peu partout, du poulet curry ou des boulettes kefta par exemple. Tu ne vois même plus la couleur chair et cru de la viande. C'est d'ailleurs ce qu'a dit Jean-Paul Bigard, qui détient 43 % du marché de la viande et beaucoup d'abattoirs en France, devant la commission d'enquête : « Mon but, c'est que le consommateur ne fasse plus le lien entre un steak et un animal ». Mais c'est logique et, au moins, il assume sa stratégie.

La décision de Le Foll, elle est aussi le résultat d'une pression. Sur les abattoirs, c'est plus le ministre de l'Agro-alimentaire que celui de l'Agriculture. Mais là aussi, ça épouse une certaine logique. Comme le ministre de l'Intérieur qui défend les flics, le rôle de Le Foll, c'est de défendre l'industrie agro-alimentaire. Il a juste démontré par son attitude que ce n'est pas lui qui doit s'occuper du sort des abattoirs, des ouvriers et des animaux. C'est absurde de lui demander de rajouter de l'éthique là-dedans. Il faudrait qu'il y ait un secrétaire d'état à la condition animale, voire carrément un ministère, qui pourrait s'intéresser à la problématique de façon indépendante.

Merci pour ton temps Geoffrey.