Tavuk goğsu, l’étrange dessert à la viande des Sultans

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Tavuk goğsu, l’étrange dessert à la viande des Sultans

Inventé selon la légende pour satisfaire le caprice d’un Sultan ottoman, le Tavuk goğsu est un dessert classique de la gastronomie turque. Sa particularité ? Être préparé à base de poitrine de poulet.

Quoique l'on en dise, les Turcs sont des viandards, des putains de viandards même. Et bien que le végétarisme et le véganisme aient commencé à atteindre les quartiers stambouliotes branchouilles de Cihangir, Karaköy et autres, il suffit de se promener un peu dans le pays pour comprendre que ce n'est pas demain que « la révolution sans-viandes » submergera la Turquie. Et pour cause dans les rues d'Istanbul, des dôners aux légumes farcis, en passant par les assiettes kebap débitées par milliers, la viande est partout.

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Chez Özlonak, une cantine réputée dans toute la ville pour la qualité exceptionnelle de son dessert au poulet.

Et la viande de tavuk (poulet, en turc) n'est pas en reste : elle a une place de choix dans la gastronomie turque. Au point d'en mettre jusque dans un dessert. Sobrement nommé Tavuk goğsu – soit littéralement « poitrine de poulet » –, son principal ingrédient n'est autre que cette honorable pièce de volaille. Une bizarrerie qui, selon la légende, aurait été inventée un soir de pénurie dans les gigantesques cuisines du palais de Topkapı, la résidence des maitres de l'Empire ottoman. Ce fameux soir, en pleine nuit, le Sultan aurait exigé qu'on lui prépare une douceur et comme à l'époque on ne plaisantait pas avec les exigences des chefs d'Etat, les marmitons prirent ce qui restait dans les cuisines : du poulet. Grand bien leur en pris puisque aujourd'hui, les Turcs en raffolent encore.

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Saïd imite le geste des cuisinières pour écraser les poitrines de poulet dans le lait. Toutes les photos sont de l'auteur.

Mais pour Hamdi Bey*, toutes ces histoires n'ont aucune importance. Ce qui compte, c'est de réussir un bon Tavuk goğsu. Et à l'écouter, ce n'est pas une mince affaire. Depuis cinquante ans, ce petit homme, dont le temps a emporté les cheveux et la fermeté des joues, vend plats chauds typiques et desserts chez Özlonak, une cantine réputée dans toute la ville pour la qualité exceptionnelle de son dessert au poulet.

« En fait, je suis presque là depuis le début ! », s'amuse-t-il. Assis derrière son comptoir, il a mis du temps à se dérider mais une fois lancé, on ne l'arrête plus. Une histoire turque… « Hé, il y a un journaliste français qui veut savoir comment on fait le Tavuk goğsu ! », lance-t-il à ses collègues. Là encore, il y a un temps d'hésitation puis chacun à leur tour, les collègues en question viennent apporter leur pierre à la description de la préparation.

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Tavuk Munchies 2 m

À gauche du Tavuk goğsu, à droite du Kazandibi.

« En gros, pour en remplir un plateau, il faut faire bouillir trois litres de lait, un demi-kilo de sucre. Ensuite, tu prends les poitrines de poulet – des bonnes hein ! Pas ce que tu achètes au marché, il faut aller à la ferme ! – et tu les mets dans le grand pot au lait qui a refroidi et tu l'écrases avec une grosse pelle en bois pour qu'il s'y émiette et s'y dissolve », raconte Hamdi Bey avec force gestes. « C'est difficile, c'est physique », ajoute-t-il avec une pensée pour les cuisinières. « Ensuite, tu mets ça 20 minutes sur le feu puis tu le verses sur les plateaux en métal où il est découpé ». Voilà, vous connaissez le secret du dessert des Sultans. Enfin presque.

« Je ne suis pas très sûr pour la quantité de sucre. Il faut faire en fonction des matières premières, du gras du lait, de la texture du poulet, etc. En fait, il n'y a pas vraiment de recette précise. Il faut faire au cas par cas, c'est pour ça que notre Tavuk goğsu est le meilleur ». Si de telles indications feraient hurler nos chefs français adeptes de la mathématisation des doses et du refroidissement à l'azote liquide, ici, dans un pays qui a absorbé la cuisine de toutes les ethnies de la région mais aussi des pays voisins, et là où chaque mère de famille (car soyons honnêtes, en Turquie, se sont encore presque exclusivement elles qui cuisinent) a sa propre variante des classiques de la gastronomie locale, une recette sans recette est presque une évidence.

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À gauche, des restes, à droite, encore des restes.

Une oreille qui traînait par là, Saïd, un serveur à la gueule intelligente et au sourire franc, m'arrache au torrent de mots de Hamdi Bey qui se perd en détail et en répétitions. Presque de force, il m'emmène dans les cuisines et, sous le regard tendre des cuisinières, il mime l'opération de dissolution du poulet dans le lait. Le pot à lait, la pelle en bois, l'ambiance me rappelle étrangement cette ferme du Queyras où ma tante nous emmenait chercher du lait et où les petits veaux nous léchaient les mains de leurs langues râpeuses. Et pour cause, si la cuisine ressemble à celle de n'importe quel resto, il y trône des objets qui rappellent indéniablement un monde où les liens entre la nourriture, celui qui la produit, celui qui la prépare et celui qui la consomme sont resserrés.

Saïd nous montre ensuite les plateaux de Tavuk goğsu que l'on sert aux clients. Refroidis une heure au réfrigérateur, ils sont disposés dans la vitrine de la boutique ou vendus à des dizaines de restaurants d'Istanbul. « On en envoie même dans le reste du pays et parfois en Europe », ajoute fièrement Saïd. « Ceux-là, les blancs viennent de la partie haute, ceux-là, ceux qui sont caramélisés, c'est le fond du plat. On les appelle Kazandibi, certains les préfèrent. » Commande passée, deux desserts arrivent sur la table saupoudrés de cannelle et de pistache broyée et accompagnés de l'inévitable thé turc dans son verre à col.

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En bouche, c'est franchement bon et fondant, coulant même. Pour la texture, le Tavuk goğsu se situe quelque part entre le riz-au-lait et un dessert à la semoule, voire une sorte de flan pâtissier. Ne reste en fait du poulet qu'une légère sensation fibreuse. Si vous avez un jour l'opportunité de goûter ce dessert, préférez la version Kazandibi que le caramel rend plus fine et moins écoeurante.

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Hamdi Bey vient prendre des nouvelles du goût des desserts.

La bouche encore pleine, je suis apostrophé par le maître des lieux, l'air bonhomme. Très fier, il explique que non seulement son restaurant fait les meilleurs Tavuk goğsu mais que surtout, il y a très peu de concurrence du côté des ménagères. Said reprend le relai : « C'est très physique et c'est long, il faut du matériel spécial, c'est presque impossible d'en faire un bon chez soi, alors les gens viennent en acheter ici et ils l'emportent. » Et de fait, durant toute ma visite, c'est un véritable défilé de petits paquets qui repartent dans les mains de gourmands qui ne voient rien d'étrange à se repaître d'un tel met. « Essaie d'en faire chez toi, on verra bien ! Tu reviendras vite en manger ici ! »

Mais même pour les Turcs viandards, l'idée d'un dessert au poulet peut sembler repoussante. Au point que certains d'entre eux croient que le nom du Tavuk goğsu n'est dû qu'à la légende et qu'en réalité il ne contient pas plus de poulet qu'un Opéra ne contient de merguez frites. Même sur le net, de nombreux blogs de cuisine soutiennent mordicus qu'il n'y pas la moindre trace de volaille dans toute cette affaire.

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En vitrine, le plateau de Tavuk goğsu attend le client.

« Bien sûr que c'est bizarre au début mais il suffit de goûter pour oublier », raconte Volkan, un américano-turc, élevé de l'autre côté de l'Atlantique et client régulier d'Özlonak. Et d'ajouter, extatique : « J'ai découvert ça en revenant vivre ici et je ne pourrais plus m'en passer. » L'enthousiasme de Volkan est loin de s'étendre à tous les ceux qui visitent la Turquie. Au point qu'une plaisanterie assez répandue parmi les étrangers de Turquie consiste à inviter des amis à déguster un Tavuk goğsu sans mentionner le principal ingrédient. En général, au moment de la révélation, c'est la surprise qui domine. Parfois, une lueur de dégoût passe sur les visages et ce, même si les piégés viennent souvent de baffrer une minute plus tôt une pleine assiette de viande kebab.

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Au Kardesler Kebap & Cafe, on déguste tous les soirs les Tavuk goğsu de chez Özlonak.

C'est un peu le cas, quelques heures plus tard et quelques mètres plus loin, de Fabrice et Pétronille, un couple de quinquagénaires français en vacances à Istanbul, qui dégustent le fameux dessert. Attablés au Kardesler Kebap & Cafe, ils se régalent encore quand la révélation leur est faîte. Le choc est un peu brutal, au point de leur faire poser leurs cuillères. « C'est vraiment du poulet ? Euh, je crois que je vais arrêter là alors, ça ne m'emballe pas trop », s'amuse Fabrice qui abandonnera réellement son plat. « C'est vraiment très bon mais imaginer qu'il y a du poulet écrasé là-dedans, ça me dégoûte un peu. On n'a pas vraiment l'habitude de ça, en fait », ajoute son épouse légèrement gênée.

Rien de plus qu'un petit cap psychologique, aimer ce dessert à la viande demande peut-être simplement de se sentir un peu turc. Car il faut bien l'admettre, la très riche et délicieuse gastronomie du pays recèle quelques autres bizarreries comme le kokoreç, un sandwich d'intestins rôtis ou l'islak burger, qui comme son nom l'indique est un hamburger mouillé… Sans cette acceptation, vous vous retrouverez konuya Fransız kaldım, « perdu comme un français », comme le dit cette vieille expression turque.

Jean-Baptiste est sur Twitter.

* Bey est une marque de respect destiné aux hommes, l'équivalent d'un respectueux Monsieur ou San en Japonais.