Manger des têtes humaines au nom de l'art
All photos by Paola Guzman.

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Manger des têtes humaines au nom de l'art

Les crânes de Simone Mattar, « gastro-performeuse », sont comestibles et remplis de mousse de fromage ou de chocolat pour provoquer une « réflexion ».

On se croirait en pleine cérémonie d'une secte cannibale. La pièce est plongée dans l'obscurité, une cinquantaine de personnes semble se recueillir devant trente-cinq têtes humaines disposées sur une grande table – un peu comme une offrande à Moloch. Tout d'un coup, les visages froidement illuminés se mettent à cligner des yeux, à parler et à regarder ce qui les entoure. Et c'est à ce moment que les convives armés d'une petite cuillère creusent dans les têtes pour les goûter.

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Même si la scène pourrait exciter n'importe quel zombie, les têtes susmentionnées ne sont pas remplies de cervelle. Elles se déclinent en quatre accords de saveurs plutôt élaborées : mousse d'aubergine fumée, pâte de piment et noix – crème de chocolat noir, mousse aérienne de paçoca et croquant de cacahuète – mousse de fromage et tomate au pesto – crème de maïs sucré, confiture de goyave et praline croquante de noix de coco.

{©2016, paola guzman photo}

Toutes les photos sont de Paola Guzman.Thirty-Five Fragments,

Ces mets en forme de tête font partie d'une performance interactive, imaginée par l'artiste Simone Mattar à l'occasion de la SP-Arte Fair qui avait lieu en avril dernier à São Paulo.

Sur la grande table nappée de noir, chaque sculpture est placée à un point précis. Simone projette ensuite sur chaque visage la vidéo d'une personne avec qui elle a parlé du sentiment de non-appartenance. Il y a par exemple le témoignage d'Alexandra Loras, consule française à São Paulo, qui explique qu'être une femme noire mère d'un enfant blond au Brésil inspire un racisme certes dissimulé mais bien présent. Il y a aussi celui de ce jeune homme obligé de cacher son orientation sexuelle ; son père est un homme politique important dans un pays arabe où l'homosexualité n'est pas acceptée.

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Pour Simone, servir ces visages en tant qu'aliments incite les visiteurs à réfléchir à leurs propres sentiments de non-appartenance dans le monde contemporain. « Pendant que les visages parlent et dévoilent des aspects cruciaux de leur vie, les visiteurs les mangent et ne les écoutent pas, ils se demandent d'abord si ce sera salé ou sucré, » commente-t-elle. « Il y a cette citation d'une écrivaine brésilienne, Clarice Lispector, qui a changé ma vie et m'a inspiré pour cette exposition. Elle dit, en substance : 'la vie ne nous donne que des impressions d'appartenir à quelque chose. Et l'on comprend qu'on n'appartient en fait à rien'. C'est très profond. C'est vrai qu'on se sent rarement bien accueillis. »

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{©2016, paola guzman photo}

Simone Mattar.« Nous avons créé des moules en silicone 3-D pour les crânes qui sont les supports des recettes. Les têtes à manger sont ensuite congelées dans un congélo industriel pendant vingt minutes à – 42 °C. La peau est faite en agar-agar et en gélatine

La plupart des visiteurs ne font que regarder les têtes parlantes. Les plus audacieux se saisissent d'une cuillère pour commencer par picorer les yeux. Je goûte tout d'abord la mousse de fromage. Ensuite, je plonge ma cuillère dans un front et trouve la crème de chocolat. Les deux bouchées ont bon goût et leur texture ressemble à celle qu'a – j'imagine – un cerveau humain.

Travailler avec des mousses s'inscrit dans la volonté de sculpter les têtes humaines. Simone et son équipe de soixante-dix personnes ont eu du fil à retordre pour transformer ses idées en recettes qui seraient comestibles et délicieuses. Son bras-droit, Naroa Madales, est une ingénieure aérospatiale catalane. » explique Naroa.

{©2016, paola guzman photo}

Un membre de l'équipe du projet avec un moule de tête.J'essaye de créer une intersection entre l'art, le design et l'alimentation. Les recettes sont pour moi un moyen d'expression

Simone ne se définit pas comme une « artiste » mais plutôt comme une « gastro-performeuse ». Elle s'explique : « . » Simone reconnaît que la nourriture n'est en général pas liée à l'expression artistique, mais c'est justement ce qu'elle essaye de faire évoluer. « J'ai fouillé pas mal de références dans l'Expressionnisme, un mouvement artistique qui essayait de relier différentes formes d'expression comme le théâtre et la danse. Cela me permet d'intégrer mes idées concernant l'acte de l'alimentation, » ajoute-t-elle.

Du 26 avril au 9 mai, Simone sera présente pour une exposition à Kiev qui rend hommage aux victimes de Tchernobyl, Clouded Lands. Avec elle, onze autres artistes se déplacent du Pérou, d'Espagne ou encore de Russie. Tous font partie du groupe Food of War, un collectif d'artistes qui s'interrogent – entre autres – sur les dommages que la catastrophe nucléaire a causé pour l'agriculture et le système alimentaire.

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{©2016, paola guzman photo}

Food of War a été créé en 2010 par l'artiste colombien basé à Londres Omar Castañeda. Le collectif rassemble des artistes de différents pays et horizons créatifs (chanteurs, cinéastes, artistes et plasticiens) autour d'un même but : sensibiliser le public aux conséquences de la guerre. Dans leur manifeste, ils expliquent que « la nourriture est un discours, une stratégie, une prise de position, un programme qui présente des problèmes, développe des concepts, crée des idées et stimule l'âme en la laissant plus affamée que jamais. »

« La nourriture est un puissant outil capable de faire interagir les gens, que ce soit pour les rassembler ou les séparer. » explique Omar. « C'est pour cela que nous voulons créer des performances qui permettent de faire l'expérience d'une cuisine et d'une culture propres à un lieu, celles qui laissent forcément un arrière-goût de conflit en bouche. » Omar est le curateur de plus d'une douzaine de projets issus du collectif, parmi lesquels Palestine Pizza, une pizza reproduisant la forme des armes utilisées dans le conflit israélo-palestinien, et Food vs Mafia, une performance dans laquelle des artistes sont allés sur les terres et dans les bâtiments confisqués à la Camorra (la mafia napolitaine) pour faire pousser, cuisiner et vendre des produits.

{©2016, paola guzman photo}

Pour l'exposition en Ukraine, Simone a créé une œuvre intitulée Dark Cloud : une sorte d'immense barbe à papa grise qui s'étendra dans tout le musée. Les visiteurs pourront la déguster s'ils le souhaitent. L'artiste distribuera également des « pommes empoisonnées » à l'intérieur du nuage.

« Quand tu permets aux gens de manger réellement le nuage radioactif, ils découvrent avec une nouvelle perspective l'horreur nucléaire qui a marqué la région. C'est vraiment le but de mon travail : faire ingérer aux gens mes réflexions. »