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Il n'y a pas de plus belle révolution liquide que celle du vin naturel

Libéré des pesticides et des additifs artificiels, le vin naturel a les moyens de révolutionner les modes de conception, de distribution et de consommation du pinard tels que nous les connaissons.

Dans la vie d'un amateur de pinard, il n'y a rien de plus pénible que de participer à un débat sur le vin naturel. Participer à ces conversations, c'est comme vouloir bronzer sur des sables mouvants : c'est très con et très épuisant. La vérité, c'est que le vin naturel existe, que des gens en boivent et qu'à partir de là, il n'y a pas vraiment lieu d'en débattre. En revanche, il a sûrement besoin d'être expliqué un minimum. C'est que le vin naturel répond à des problématiques, propose un nouveau modèle de création, de distribution et de consommation. Il est au cœur de nouveaux enjeux et possède sa propre (contre) culture. Le vin naturel a besoin d'être mis en contexte et en perspective. Je m'y colle.

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Car officiellement - c'est important de commencer en disant ça - le vin naturel n'existe pas. Il n'a pas de cadre officiel, pas de définition réglementaire. Pire, l'usage de l'expression « vin naturel » sur les étiquettes est interdit. Si les services des fraudes tombent sur une bouteille qui affiche « vin naturel » - que cela soit chez un caviste, au restau ou dans un bistrot - ils peuvent légalement les aligner et leur coller une amende. C'est parce que dans tout ce qui touche à l'alimentaire, le terme « naturel » est vachement encadré – et que pour le vin, il n'y a (encore) rien de prévu.

Pourtant c'est un paradoxe car je bois du vin naturel depuis des années. Et des douzaines de milliers d'autres aficionados font comme moi, partout dans le monde : en Italie, en Allemagne, au Japon, aux États-Unis, au Brésil, au Chili, en Australie. Partout, on trouve des gens pour partager un verre de picole naturel. De plus en plus. D'ailleurs, les premiers vins créés par l'homme, à l'époque où les additifs chimiques n'existaient pas, n'étaient-ils pas forcément naturels ? Comment nier le concept du vin « naturel », quand on sait que l'on en boit tous depuis au moins 8 000 ans, précisément l'époque à laquelle on s'y serait mis, du côté de l'actuelle Géorgie.

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Car le vin naturel, concrètement, c'est tout bête. Il s'agit d'un vin artisanal crée à partir de raisins cultivés en bio ou en biodynamie (une espèce de culture biologique alternative, empirique, tantôt très pointue, tantôt loufoque selon les points de vue, mais qui a été adoubée par des domaines ultra-prestigieux, type Romanée-Conti) et qui ne contient aucun - ou quasi aucun - des 72 additifs et demi autorisés en vinification moderne. Vous avez bien lu « 72 additifs autorisés ». Si vous n'étiez pas au courant qu'il y avait autant de composés chimiques dans votre pinard, vous avez le droit de trouver ça flippant. D'autant plus que la législation française n'oblige pas les viticulteurs à indiquer sur l'étiquette les produits utilisés, et que même les vins bios (qui existent officiellement depuis 2012, ceux avec le joli logo euro-feuille-verte sur l'étiquette) contiennent parfois encore contenir pas mal d'intrants. Si dans le vin bio, au moins, il n'y a pas de résidus de pesticides, pour ce qui est de votre Mouton-Cadet ou de votre Baron de Lestac, et plus globalement, pour ce qui est des vins que l'on retrouve dans le circuit traditionnel, on peut retrouver jusqu'à douze ou treize traces de pesticides différents.

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En bref, la plupart du temps, on ne sait pas du tout ce que l'on boit. L'absence de transparence en matière d'additifs dans le vin est totale.

Mais causons intrants. Contrairement à ce qu'on entend souvent, le seul additif toléré en vin naturel – à toutes petites doses – c'est les sulfites : le fameux « soufre » à la fois antibactérien, antioxydant et « stérilisateur ultime ». C'est aussi le seul additif qui - parmi les 70 et quelques autorisés - doit obligatoirement être mentionné sur l'étiquette, mais sans qu'on ait pour autant l'obligation de préciser la teneur (parle-t-on de 10, 50 ou 200 mg/l ?). Au passage, il est bon de savoir que le vin produit ses sulfites naturellement pendant la période de fermentation. Donc théoriquement, on en retrouvera toujours, même en petite quantité, dans les bouteilles. Pour résumer : indiquer qu'il y a des sulfites dans une bouteille de pif, mais sans dire combien, ça revient précisément à ne rien dire du tout.

En bref, la plupart du temps, on ne sait pas du tout ce que l'on boit. L'absence de transparence en matière d'additifs dans le vin est totale. C'est en creux ce que dénonce le vin naturel, par son existence même. Un syllogisme simple reviendrait à dire que s'il existe des « vins naturels », alors cela sous-entend que les autres ne le sont pas. Voilà comment une seule appellation peut foutre le bordel dans le milieu du pinard. En même temps, si tu trouves onze résidus de pesticides et douze additifs dans ton vin, tu te doutes bien qu'il est tout sauf naturel ou pire, qu'il a fatalement été vidé de son fameux goût de terroir. C'est donc plutôt bien qu'une bande d'énergumènes (parmi lesquels je me compte) trouve réglo de mettre le doigt là-dessus.

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Mais je digresse un peu, récapitulons : un vin naturel est bio (ou biodynamique), artisanal (vendangé à la main et sans avoir recours à des modifications techniques brutales, type osmose inverse, filtration stérilisante, etc.) et ne doit contenir aucun additif œnologique, à l'exception possible (mais pas encouragée) de doses infimes de sulfites. C'est la définition communément admise – celle de l'assoce des vins naturels (AVN). Bien sûr, comme il n'y a rien de gravé dans le marbre, tout le monde n'est pas d'accord. Pour certains vignerons naturels, comme le rebelle Olivier Cousin qui enchaîne les procès pour avoir osé revendiquer le caractère angevin de ses vins de table (je résume le délire kafkaïen : il fait du vin en Anjou depuis plus de 20 piges mais ne peut plus le dire parce qu'il a quitté une AOC qu'il juge, en l'état, trop permissive et médiocre), il ne faut rien ajouter du tout, même pas un poil de sulfites, que du raisin (et du bio !).

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Pas de règles, c'est le Far-west. Et comme le vin naturel marche de mieux en mieux, forcément les industriels tentent de récupérer le truc. C'est qu'il y a une vraie niche de buveurs qui, sans être forcément CSP++, ont en général les moyens de mettre 10-15 balles dans une quille ; c'est que les médias traditionnels s'y intéressent de plus en plus ; c'est que tous les projos sont braqués sur ce pinard naturel. C'est tristement facile de faire du beurre sur le dos du naturel puisque, encore une fois, il n'y aucun cadre juridique clair – c'est récup' partout, justice nulle part. Du coup, nos industriels pinardiers, dont on retrouve les vins dans tous les linéaires des supermarchés, se la jouent surfeurs d'argent de la tendance et déclinent le concept à fond : « cuvée Naturae », « Naturalys », « Natur-machin-chose », « Sans-soufre-style »… Ils se lâchent. Mais ces vins, évidemment, si l'on se fie à la définition que j'ai donnée plus haut, ne sont pas naturels pour un sou. Ils en reprennent seulement certains codes, certains clichés, et in fine valent souvent à peine mieux que les obus chimico-conventionnels vendus juste à côté d'eux, dans le Carrouf ou le Franprice où on les trouve (rappel utile : les vins naturels dignes de ce nom ne sont vendus que chez les cavistes indépendants). Selon moi, c'est d'ailleurs un argument imparable pour justifier qu'on reconnaisse et définisse enfin, officiellement, le vin naturel – sans quoi le grand n'importe quoi continuera de débarouler, et les vignerons naturels finiront juste par être engloutis sous les millions de litres de ces vins 100 % marketings et artificiels.

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Le vin naturel, c'est beaucoup plus que simplement du raisin dans une bouteille – c'est un modèle abouti de microsociété alternative, l'avènement très concret d'une contre-culture (et contre-agriculture).

Un autre truc important : la couleur politique du vin, puisque précisément, il n'en possède pas. Non, le vin naturel ce n'est pas juste un truc de bobos, d'écolos ou de gauchistes. On peut remonter jusqu'à De Gaule, qui préférait les gamays nus aux plus grands crus. Mais plus près de nous, hé, même Finkielkraut picole naturel ! Je l'avais croisé à la Quincave, une cool cave parisienne, où il s'approvisionnait en vins de Bourgogne naturels (les vins des compères Sarnin-Berrux, le fameux duo de Saint-Romain). J'aime imaginer que la Le Pen s'envoie des chablis ou des beaujolais naturels en loucedé après avoir été faire sa tournée dans les domaines conventionnels devant les caméras ; ou qu'un Zemmour picole goguenard des vins avec des gonzesses à poil sur l'étiquette, comme on en trouve pas mal dans ce milieu. Le vin naturel n'est pas qu'un truc de hippies : la preuve, même les gens très à droite aiment ça et tentent de le récupérer. Le côté naturel n'est forcément pas pour leur déplaire. Il y a plein de gens que je trouve bien plus sympa qui s'en envoient aussi des litres. Je me souviens, par exemple, d'un Edouard Baer très en forme avec une vigneronne naturelle sur les genoux, en marge d'un salon Rue89 des vins. Mais c'est important d'évacuer cette critique bidon, régulièrement formulée, que les amateurs de vin naturels ne seraient qu'une « bande-de-bobos-parisiens-de-merde », c'est l'argument poubelle qui revient le plus chez nos détracteurs. En général, il est suivi par : « Ça ne se conserve pas » (faux, ça se garde, pourvu que le vin soit bien fait), « C'est dégueulasse » (faux, il y en a de plus en plus d'excellents, voire d'exceptionnels), « Ils sont tous pareils » (faux, ils sont aussi divers que les autres vins), la liste est longue.

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On pourrait penser que le vin naturel reste encore un phénomène hyperlimité et finalement, assez anecdotique. À quoi bon en faire des tonnes, écrire des livres dessus ou en faire des films… Ma réponse est que justement, cet engouement est solide et légitime. Il faut faire un pas de côté, voir le truc sous un autre angle, pour comprendre que le vin naturel, c'est beaucoup plus que simplement du raisin dans une bouteille – c'est un modèle abouti de microsociété alternative, l'avènement très concret d'une contre-culture (et contre-agriculture). Plus important encore, ce modèle de pensée est potentiellement reproductible… en dehors du vin.

Reprenons : le vin naturel remet d'abord radicalement en question l'agriculture chimico-industrielle et pesticides-friendly telle qu'elle s'est développée depuis 70 ans (une goutte à l'échelle du vin qui, pour rappel, se picole depuis 8 000 ans), idem pour la pharmaco-oenologie ; ensuite il est exclusivement commercialisé via des réseaux alternatifs (notamment grâce à un important maillage de cavistes indépendants (voir à ce sujet l'association des cavistes alternatifs), en marge de la grande distribution et autres chaînes de pseudo-cavistes ; et il finit dans le verre de « franc-buveurs » plus informés que la moyenne, souvent conscients de ce qu'ils ingurgitent et joyeux de le faire. Enfin le contexte dans lequel s'exprime le vin naturel est important, l'endroit où on le boit, c'est le lieu où cette contre-culture s'exprime : dans les caves, les bars, les restos, les salons et dans les soirées, les rapports humains en sont révolutionnés, dé-hiérarchisés, créatifs, deviennent festifs. C'est donc un modèle de système alternatif, périphérique, qui va de la production à la consommation en passant par la distribution mais aussi, un modèle qui sait rester sain et viable de bout en bout : chaque acteur de ce système en profite sans l'exploiter, et tous sont équitablement liés. En bref, c'est un putain de cercle vertueux.

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La forme que cette révolution pourrait prendre, il revient aux vigneron-ne-s du naturel de l'inventer, c'est d'abord à elles et à eux de bouger.

Le cinéaste Jonathan Nossiter a été le premier (cf. son dernier film, Résistance naturelle, ou son livre coécrit avec Olivier Beuvelet, Insurrection culturelle, paru chez Stock ces jours-ci) à y voir un modèle à décliner hors du monde agricole : pour lui, les cinéastes, les journalistes ou même les politiques devraient s'en inspirer ; s'inspirer de ces vignerons rebelles qui ont conçu (sans jamais vraiment la conceptualiser, l'idéologiser, contrairement à ce qui leur est parfois reproché) une certaine forme d'utopie « agri-culturelle ».

Pour ma part, je pense que ces vignerons marginaux, qui agissent en nombre et en actes, ont réussi l'exploit de rendre viable un modèle alternatif. L'enjeu aujourd'hui, c'est de réussir à rendre le circuit classique de production-commercialisation-distribution-consommation-culture du vin plus vertueux. Ces nouveaux acteurs du vin naturel ont une relative responsabilité citoyenne : celle de profiter de l'engouement médiatique qu'ils suscitent actuellement pour décloisonner et diffuser leur modèle et le propager au reste de l'agriculture. Et puis à terme, pourquoi pas, adapter ce mode de pensée à la société dans son ensemble. On partirait des bases établies par ce laboratoire vivant, inspiré d'une utopie concrète… Mais on ne peut rêver à cela que si la bande du vin naturel sort du bois groupée, et se bagarre pour être reconnue officiellement. S'agira-t-il alors d'obtenir un simple mais rigoureux label, ou carrément de se la jouer « Parti Pirate du liquide » ? La forme que cette révolution pourrait prendre, il revient aux vigneron-ne-s du naturel de l'inventer, c'est d'abord à elles et à eux de bouger.

Bon, entre nous, ma perception du schmilblick me dit que la révolution liquide ce n'est pas demain la veille : il y a encore pas mal de tessons de verre sur le chemin, des désaccords internes, des lobbies-mammouth qui freinent des quatre fers… Que ça ne nous empêche pas, d'ici là, de boire naturel en refaisant joyeusement le monde.

Antonin Iommi-Amunategui est blogueur pinard depuis 2008, auteur, organisateur de salons des vins « actuels et naturels » et autres « nuits des vins nus ». Depuis 2012, il sévit sur No wine is innocent (un blog hébergé sur Rue89) et a récemment publié, aux éditions de l'Epure, le très bon Manifeste pour le vin naturel. Le reste du temps, Antonin fait comme tout le monde, il cuve son pinard sur Twitter.