Amour oi!, embrouille de fric et chagrin : l'histoire d'un resto punk rock à Pékin
All photos by Aurelien Foucault.

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Amour oi!, embrouille de fric et chagrin : l'histoire d'un resto punk rock à Pékin

À la carte du Punk Rock Noodle de Beijing il y a des plats comme le Punk Not Dead où les ingrédients – légumes et langue de bœuf – sont disposés de façon à représenter une tête de punk avec un mohawk.

« C'était le whisky préféré de mon mari », explique Ma Yue, propriétaire du restaurant Punk Rock Noodle à Pékin, posant brutalement une bouteille de Maker's Mark sur le comptoir. « C'est pour ça que j'en ai mis toute une rangée sous sa photo. »

Ma, avec une veste en jean trop grande pour elle et un écusson « Skinhead » cousu sur la manche, montre alors derrière le bar l'image d'un homme chauve plutôt costaud en train d'apprécier ostensiblement le verre d'alcool qu'il tient en main.

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Toutes les photos sont d'Aurélien Foucault.

Cet homme sur la photo c'est Lei Jun – le membre principal des Misandao, un groupe de punk oi! et acteur important de la scène musicale de la capitale chinoise. Lei est décédé en mai dernier, d'une crise cardiaque. Il avait quarante ans. C'était le patron du Noodle In, un resto de nouilles situé dans le quartier bobo de Gulou, devenu au fil du temps le point de ralliement de toute la sous-culture punk et skinhead de la capitale dont Lei était un digne représentant.

Quelques semaines avant de mourir, Lei avait décidé de rebaptiser le Noodle In en Punk Rock Noodle pour en faire un rade plus ouvertement centré sur la musique. Jimi Sides, un ami américain devenu partenaire en affaires, le soutenait dans son projet. La nuit précédant son attaque, la famille de Jimi avait fait le voyage des États-Unis à Pékin pour célébrer cette nouvelle par un gueuleton.

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Ce fut donc le dernier repas de Lei. Une fois le choc causé par sa disparition atténué, Ma et Jimi ont pris le taureau par les cornes et ont décidé de monter l'affaire malgré tout : le Punk Rock Noodle ouvrirait en mémoire de Lei. « Beaucoup d'amis m'ont raconté avoir rêvé de Lei avant de se réveiller en larmes », raconte Ma s'envoyant un troisième verre de whisky, les lunettes de soleil dans les cheveux. « Je savais qu'en gardant le restaurant, on se souviendrait de Lei. Si je m'étais isolée dans ma bulle, je n'aurais pas eu l'occasion de voir ces amis », ajoute-t-elle. « Ils pleurent, me parlent de leurs émotions, et on se bourre la gueule. C'est à ça que sert cet endroit : se souvenir de Lei. »

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Lei était un personnage. En 2013, je l'avais vu à Pékin sauter dans une soirée oi! tintée de Ramones, transformant la foule endormie en mosh pit déchaîné et hurlant. Son aura charismatique habite encore le Punk Rock Noodle ; des albums de Misandao posés en évidence sur les étagères aux photos de lui collées sur les tables en passant par le tatouage à son effigie – avec son bulldog – que Ma arbore sur le bras, il est partout.

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Plusieurs employés du resto sont eux-mêmes dans des groupes – ce qui pose un problème logistique à Ma vu qu'ils partent régulièrement en tournée hors de Pékin. Avec cette équipe de zicos derrière le comptoir et sa playlist totalement oi!, l'ambiance du Noodle est un joyeux chahut. Mais ce brouhaha ne camoufle pas entièrement l'amère dispute légale qui existe entre Ma et Jimi.

Jimi prétend que Ma l'a exclu de l'affaire Punk Rock Noodle après avoir reçu des fonds de sa part ainsi que de sa famille. Il soutient que Ma l'a envoyé bouler quand il a demandé de récupérer les sommes investies, le défiant d'aller devant les tribunaux. Ma n'est pas d'accord avec le montant réclamé par Jimi et assure qu'il a refusé des remboursements moins élevés qu'elle juge pourtant équitable. Jimi a depuis mis un avocat sur le coup. Quelle que soit son issue, cette situation orageuse fait de l'ombre à l'établissement qui se voulait être un havre de bonne humeur et de souvenirs positifs.

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Pour l'instant, c'est Ma qui est aux commandes du Punk Rock Noodle. Elle reprend les plats que proposait déjà le Noodle In. La nourriture est loin d'être aussi morose que l'ambiance entre les deux camps, anciennement complices. Les nouilles sont bien sûr la spécialité de la maison, mais j'ai un petit faible pour le ragoût traditionnel de bœuf servi avec plein de sauce et une montagne de purée. Sur le menu, on apprend qu'il est « cuisiné par la mère du propriétaire ». Partout sur le menu, on rend hommage à Lei et il est toujours désigné comme le propriétaire des lieux, mais il s'agit bien d'une recette de la mère de Ma.

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Un autre plat très connu sur la carte est le Punk Not Dead. Il a été inspiré par une visite de The Exploited, groupe écossais de hardcore, venu manger chez Ma avant un concert à la Mao Livehouse qui ne se trouve pas très loin du resto. Sur l'assiette, de la langue de bœuf et des légumes sont arrangés pour ressembler à une tête de punk avec un mohawk : exactement le logo du groupe.

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Lei avait un esprit rebelle que The Exploited aurait probablement apprécié vu leur musique agressive et anarchique ou l'impressionnante crête de leur chanteur Wattie Buchan. Pour Lei et ses amis bizarrement coiffés, être skinhead représentait d'avantage un style et un amour de la musique avec une pincée d'anti-système plutôt qu'un truc politique de droite.

La couverture de l'album de Misandao 'Proud Of The Way' qui est affichée sur l'un des murs du Punk Rock Noodle représente bien cette attitude : il s'agit d'une photo de la place Tian'anmen encadrée par les deux pieds d'un jeune garçon en Dr Martens. Le t-shirt préféré de Lei est aussi un bon exemple : il était décoré d'un « ACAB », soit « All Cops Are Bastards ».

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C'est d'ailleurs ce t-shirt qu'il portait quand je l'ai vu en concert en 2013. Pendant le show, un type du public est monté sur scène et s'est complètement déshabillé. Il s'est baladé sur scène à oualpé, piquant les micros pour chantonner et se baissant pour montrer son fondement. Lei a continué son morceau pendant tout ce temps. Le lendemain, les autorités paniquées faisaient tout leur possible pour éradiquer du web les vidéos de l'incident.

« Lei a toujours été comme ça, même étudiant », raconte Ma qui a rencontré son mari quand ils étaient ensemble à l'école. « Le système éducatif chinois a tendance à diviser les élèves en deux groupes : les bons et les mauvais. Il était plutôt dans la seconde catégorie, mais seulement parce qu'il était rebelle. À côté de ça, il était bon à l'oral et à l'écrit. Mais plus ils essayaient de lui interdire de faire quelque chose et plus il voulait le faire. »

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« Il essayait toujours de projeter sa colère sur la police ou le gouvernement. Mais comme il ne pouvait rien faire contre eux physiquement, sa révolte se manifestait par la musique et son style de vie. Pour lui, chacun se devait se faire ses propres idées. »

Lei avait beaucoup de rancune envers le système scolaire chinois qui force les élèves à boire les paroles du communisme et bannit la liberté d'expression. Ma me confie qu'ils se sont retenus d'avoir des enfants afin que ceux-ci n'aient pas à grandir dans cet environnement autoritaire bouffé par les problèmes comme une pollution de plus en plus importante. « On ne peut pas avoir d'air frais, de nourriture ou d'eau saine, et dès qu'on allume la télé c'est pour entendre des mensonges. C'est pour ça que Lei voulait partir de Chine », lâche Ma.

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Mais pour Ma, Lei restera à tout jamais au Punk Rock Noodle. « Ma seule option maintenant est de montrer aux gens que c'est toujours chez lui ici, même s'il n'est plus avec nous. ».

Lei serait sûrement content de voir que sa veuve prend soin de garder son souvenir intact, mais il aurait détesté savoir que l'endroit est la cause d'une rupture amicale entre deux personnes qui lui étaient chères.

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Ma ne regrette rien. Elle se verse un autre verre du whisky préféré de Lei. La bouteille est presque vide. Elle conclut : « ce n'est pas un endroit pour pleurer. Ici, on boit. »

Toutes les photos sont d'Aurélien Foucault.