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Food

Razzia chez Fauchon

En 1970, l’épicerie de luxe était ciblée par un groupe de maoïstes qui entendaient « libérer » saumon fumé et marrons glacés.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Fauchon Pillage Fouquet's
© J. Saget / AFP. Devanture du magasin Fauchon place de la Madeleine le 3 février 1998.

Acte 18. Extérieur jour. Des flammes s’élèvent du Fouquet’s. Quelques Gilets Jaunes posent avec le menu du célèbre restaurant de l’avenue des Champs-Élysées sur des tables piquées à la terrasse. D’autres ont tapé dans la réserve, exhibant des bouteilles de Lagavulin 16 ans d'âge – peut-être pour se démarquer des goûts de Patrick Strzoda en matière de whisky.

Ce samedi 16 mars, après avoir pris pour cible banques et boutiques de fringues, les manifestants se sont tournés vers la « cantine des puissants ». Cela tenait presque du miracle que l’adresse choisie par Nicolas Sarkozy pour célébrer sa victoire en 2007 n’ait pas été visée lors des actes précédents tant elle rime avec « thunes » et « CAC40 » (prononcé vite, c’est aussi le prix d’un café serré au comptoir).

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Avant le Fouquet’s, un autre commerce de bouche cristallisant le fric, la bourgeoisie et le luxe avait subi la vindicte du peuple. En 1970, la Gauche Prolétarienne (organisation d'extrême gauche) se lançait dans un raid de l'épicerie Fauchon située place de la Madeleine.

« Ils entassèrent dans de grands sacs des blocs de foie gras truffé, des alcools fins, des pâtés en croûte, des marrons glacés qu’ils distribuèrent le lendemain dans des bidonvilles et foyers de travailleurs. »

L’historien Jean-Claude Vimont décrit l'opération dans Les emprisonnements des maoïstes et la détention politique en France (1970-1971). Le 8 mai, pour célébrer les deux ans de la contestation, un groupe d’une vingtaine de militants débarque à 13 h 30 dans le plus chic des magasins d'alimentation parisiens.

« Après avoir immobilisé les vendeurs, ils entassèrent dans de grands sacs des blocs de foie gras truffé, des alcools fins, des pâtés en croûte, des marrons glacés qu’ils distribuèrent le lendemain dans des bidonvilles et foyers de travailleurs de Saint-Denis, de Nanterre et d’Ivry-sur-Seine. »

Même son de cloche du côté de Génération Tome 2. Les années de poudre, de Hervé Hamon et Patrick Rotman. « Sitôt la porte franchie, la troupe se scinde. (…) Ils visent systématiquement les étiquettes haut de gamme. Pendant le pillage, les clients (les clientes, plutôt, de pur style Malesherbes) refluent vers l’arrière-boutique. Un portier judoka tente quelques moulinets, puis les suit. »

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Au milieu des slogans – « Récupérons sur les patrons le fruit de notre travail », « On a raison de voler les voleurs » – un tract est partagé pour expliquer l’opération.

NOUS NE SOMMES PAS DES VOLEURS
NOUS SOMMES DES MAOÏSTES
Salaire moyen d’un OS : 3,50 francs l’heure
1 kg de foie gras : 200 francs, soit 60 heures de travail
1 kg de cake : 18,50 francs, soit 6 heures de travail
1 kg de marrons glacés : 49 francs, soit 8 heures de travail
ALORS ? QUI SONT LES VOLEURS ?

La Cause du Peuple, journal publié par la Gauche Prolétarienne dont le directeur de publication est depuis quelques jours Jean-Paul Sartre, embraye et défend le raid : « Si vous voulez manger en hiver des fraises du Japon, allez chez Fauchon ; si vous voulez douze prunes pour 80 francs, allez chez Fauchon (…) Mais si, comme presque tout le monde, vous avez du mal à boucler vos fins de mois, alors vous approuvez l’action menée par les jeunes maoïstes contre cette porcherie à rupins… »

La redistribution des denrées « à la Robin des Bois » attire la sympathie de l'opinion publique. Seul ombre au tableau, l’arrestation d’une des membres du commando, Frédérique Delange, fille de haut fonctionnaire, qui se fait rattraper – selon la légende – par « un cuistot à toque et tablier blanc qui, armé d’une broche à gigot, les avait pris en chasse ».

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Page du magazine Hara-Kiri dédié au raid. Collection Jean-Claude Vimont.

Jugée le 19 mai, elle est condamnée à 13 mois de prison ferme. Face à la sévérité de la sanction, la défense s’organise. « L’existence même de Fauchon est un scandale », lance Sartre au micro de RTL qui est suivi par le journaliste Maurice Clavel et son mot d'esprit : « Fauchon, ce n’est pas une marque, c’est un mot d’ordre ». En appel, la prison ferme se transforme en sursis. Le 13 juin, Delange est libérée.

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D'autres réquisitions de nourriture ont lieu mais la razzia chez Fauchon est un « acte médiatique fondateur » pour la Gauche Prolétarienne

Le raid spectaculaire s’inscrit bien évidemment dans la lutte quotidienne pour l'intérêt des opprimés défendue par les maoïstes (qui se traduit aussi par des occupations d'usine, les distributions de titres de transport gratuits ou les campagnes de sensibilisation sur les conditions de vie dans les bidonvilles).

D'autres réquisitions de nourriture ont lieu mais la razzia chez Fauchon est un « acte médiatique fondateur » pour la Gauche Prolétarienne dont la dissolution est un vœu pieux de Raymond « la matraque » Marcelin, ministre de l'Intérieur au moment des faits.

Que le Fouquet's se rassure, le pillage de mai 1970 n'aura pas d'effet dévastateur sur les affaires de Fauchon. En 2008, la marque sortait même un thé hommage à.. Mai 68. Et sa directrice générale de déclarer à l'époque : « La célébration n’a rien de politique. Il faut le voir comme un clin d’œil qui incarne l’humour et la joie de vivre. C’était un prétexte assez léger pour faire un thé corsé. Il est interdit d’interdire donc il est permis de créer. »


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