Dans l’État indien qui rêvait de devenir 100 % végétarien

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Dans l’État indien qui rêvait de devenir 100 % végétarien

À la recherche des derniers carnivores dans cette région d'Inde où la droite nationaliste voudrait d'un monde entièrement végétarien.

Au mois d'avril dernier, le chef du gouvernement du Gujarat, Vijay Rupani fait une déclaration qui marque les esprits : il veut faire du Gujarat un État végétarien. Au moment de cette déclaration, le Gujarat vient déjà de durcir sa loi contre l'abattage des vaches, des animaux considérés comme sacrés par la religion hindoue. Désormais, dans cette partie du pays, quiconque tue une vache risque de passer sa vie derrière les barreaux.

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En Inde, où 80 % de la population est de confession hindoue, une simple rumeur sur un transport ou un abattage de vache peut tourner au drame. Entre 2010 et 2017, près de 30 personnes ont perdu la vie dans des violences commises au nom de la protection de l'animal sacré, selon IndiaSpend, une organisation spécialisée dans l'analyse de données. La majorité des victimes sont de confession musulmane. De quoi susciter l'inquiétude.

On dit des habitants du Gujarat qu'ils sont doux comme le sucre (celui qu'ils ajoutent à tout va dans leurs plats comme dans le traditionnel dhal, un plat à base de lentilles). D'ailleurs, la plupart des Gujaratis que nous avons rencontrés lors de notre reportage ont fait honneur à leur réputation. En revanche, à première vue, pas un morceau de viande ni de poisson à l'horizon. « Traditionnellement, en tant que brahmanes, nous ne mangeons pas de viande et il y a tellement de variété dans la nourriture végétarienne, pourquoi devrions-nous tuer des animaux ? », interroge Amrit Rajpurohit, qui gère le Toran Dining Hall avec son père.

« Nous aimerions vivre dans une société plus sensible où tout le monde serait végétarien mais on ne peut pas forcer les gens à ne plus manger de viande. »

Les brahmanes, considérés comme étant au sommet de la hiérarchie des castes, ne mangent généralement pas de chair pour des questions de pureté religieuse. Amrit, voudrait-il pour autant que le Gujarat devienne entièrement végétarien ? L'homme d'une trentaine d'années botte en touche. Pour lui, chacun a le droit de vivre en accord avec ses convictions dans un pays où les non-végétariens sont généralement musulmans, chrétiens ou hindous – soit issus des castes les plus basses.

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« La cuisine gujaratie est traditionnellement végétarienne », assure pour sa part Rajendra Pragapati, chef de l'un des restaurants en vue d'Ahmedabad, la principale ville de l'État. Mais ce qui est souvent présenté comme une coutume culinaire régionale résulte en partie d'une politique menée par le parti nationaliste hindou du BJP : « Lorsque le BJP est arrivé au pouvoir dans cet État – avec le soutien des castes élevées et des petits propriétaires terriens –, le parti a commencé à promouvoir le végétarianisme », écrit le journaliste Kingshuk Nag dans une tribune publiée sur le site The Wire. Puis, de poursuivre plus loin : « Dans les années qui ont suivi la prise du pouvoir par le BJP dans l'État, les restaurants non-veg sont devenus pratiquement inexistants dans des villes comme Ahmedabad. Dans les hôtels cinq étoiles, le buffet était divisé en deux sections : végétarien et végétarien jaïn. »

« Mes parents me font la morale, ils me disent que je ne devrais pas tuer des animaux pour manger et que je suis insensible. »

Les membres de la famille Shah, qui déjeunent ce jour-là au Toran Dining Hall, suivent justement les principes du jaïnisme. Cette religion prescrit un régime alimentaire « non-violent » : la viande et le poisson sont strictement interdits ainsi que toutes les plantes qui poussent sous la terre. « Nous aimerions vivre dans une société plus sensible où tout le monde serait végétarien mais on ne peut pas forcer les gens à ne plus manger de viande », se résout Komesh, le fils de 31 ans. Il ne s'agirait pas non plus d'encourager les restaurants qui servent de la nourriture non-végétarienne. « Nous essayons de fréquenter uniquement les restaurants exclusivement végétariens parce que nous ne voulons pas que les restaurants qui servent de la viande se multiplient dans la ville », explique Hitesh Shah, le patriarche.

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Dans la « rue de la barbaque », à Ahmedabad, on trouve du poulet et du mouton. Conformément à la loi, les restaurateurs n'y vendent pas de boeuf.

Si les restaurants non-veg ne sont pas nombreux à Ahmedabad, ils existent bel et bien. Il faut dire que 40 % de la population du Gujarat s'identifie comme non-végétarienne selon le recensement de 2011. Pour être sûr de trouver des restaurants qui servent de la viande, il suffit de se rendre dans la vieille ville d'Ahmedabad, un quartier où vit une forte proportion de musulmans, comme nous explique Hemal Parmar. La jeune femme de 28 ans est devenue carnivore par « accident », mais elle l'est restée par choix. Une décision difficile à avaler pour ses parents. « Un jour j'ai mangé de la viande en pensant que c'était des légumes et j'ai trouvé cela très bon », se souvient-elle. « Mes parents me font la morale, ils me disent que je ne devrais pas tuer des animaux pour manger et que je suis insensible », explique-t-elle plutôt nonchalamment.

Sur les conseils d'Hemal, on se rend dans la vieille ville d'Ahmedabad. On découvre alors que cette cité, qu'on nous avait décrite comme le paradis des végétariens, abrite aussi une véritable rue de la barbaque, de son vrai nom Bhatiyar Gali.

Ici, sur les étals des bouchers, les poulets vivants en cage côtoient leurs congénères occis et plumés. Les odeurs de poulaillers se mêlent à celles alléchantes de viande marinée et grillée sur les poêles. « On vend uniquement du mouton et du poulet, pas question de vendre du bœuf, c'est interdit par la loi », assure un vendeur visiblement agacé par nos questions.

Car même ceux qui mangent du poulet et du mouton subissent une forte pression sociale : « Les gens qui viennent acheter de la viande à emporter nous demandent systématiquement de la désosser pour éviter que le contenu de leurs poubelles ne les trahisse », assure un autre restaurateur de la rue. Pour vivre heureux dans le Gujarat, mieux vaut manger à l'abri des regards.