« Le vrai luxe ? Manger une plante qui pousse à 3000 mètres d'altitude »
Photo : Cristóbal Palma

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« Le vrai luxe ? Manger une plante qui pousse à 3000 mètres d'altitude »

Pour Rodolfo Guzmán, l'identité de la nouvelle cuisine chilienne passe par la richesse de son terroir et la diversité des ingrédients.
AJ
propos rapportés par Arthur Jeanne

On parle enfin de la gastronomie chilienne dans le monde entier. Ça me rend vraiment heureux. Je suis fier de contribuer à ce renouveau dans mon restaurant Borago, à Santiago. Aujourd'hui, il y a un tourisme gastronomique qui s'est développé au Chili. C’est la meilleure chose qui puisse nous arriver. Mon restaurant a fêté ses 10 ans d'ouverture en 2016 et pourtant, j’ai l’impression qu'il n'est qu'au début de son aventure. 10 ans de service, c'est long, mais on vient à peine d'arriver à notre point – celui où l’on peut réellement commencer à cuisiner.

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Pour devenir un bon cuisinier, selon moi, il faut être profondément conscient de qui tu es, d’où tu viens et dans quel environnement tu évolues. En Europe, cette façon de voir les choses est assez instinctive chez les cuisiniers. C'est parce que là-bas, l'intérêt pour les produits locaux est ancienne, forte et évidente. Au Chili, c’est différent : l’intérêt pour le terroir, les ingrédients, la saisonnalité, les différentes méthodes de cuisson, c’est quelque chose qui n’existait pas vraiment. À quel moment couper ? Comment récolter ? Comment cuisiner ? Il nous a fallu 10 ans pour nous intéresser et répondre à ces questions.

Wilted Spring Leaves with Murra Seasoning, Nalca, and Charcoal-Grilled Jibia. Photo : Cristóbal Palma.

Avant, on ne cuisinait pas, à proprement parler, on était dans un processus d’apprentissage – ce qui est très différent. Maintenant, on sait comment mangeaient les Mapuches, les communautés aborigènes du Chili. Aujourd’hui, on se tient informé de ce qu’il se passe en Patagonie ou dans le désert d’Atacama. On travaille avec plus de 200 personnes disséminées à travers tout le pays. On bosse avec des cueilleurs de champignons. On bosse avec un éleveur de guanacos, les lamas de chez nous, qui produit juste pour nous. Ce réseau nous donne accès à des produits qui ne poussent que deux ou trois semaines par an.

Sea Urchins from Quintay with Black Luga, Chagual, and Vegetable Milk. Black Flowers. Photo : Cristobal Palma.

Tout ce temps, c’est comme si les Chiliens n’avaient pas voulu se regarder, se tourner vers leurs racines. 80% des Chiliens ont des origines mapuches. Pourtant, on considérait leurs produits avec dédain. Les gens voulaient du Prosciutto italien, de la truffe française… mais les ingrédients chiliens ? Jamais. On se disait que c’était de la mauvaise qualité. Aujourd’hui, je sais que la notion de luxe est subjective. Le vrai luxe, pour moi, c’est de trouver dans son assiette une plante qui pousse à plus de 3000 mètres d’altitude, sur la Cordillère des Andes.

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Personne n’a jamais voulu être Chilien. Dans notre histoire, c’est la première fois que nous assumons une forme d’identité nationale.

Maintenant au Chili, tout le monde veut faire de la cuisine chilienne. Si quelqu’un ouvre un restaurant et propose une cuisine d’ailleurs, tout le monde trouve ça étrange. Il y a eu un changement de paradigme. Borago, quant à lui, n’est pas un concept ou du moins, il n’obéit pas à un concept : on n’est pas dans l’avant-garde. On veut donner une image instantanée de la cuisine chilienne contemporaine. On regarde le passé pour aller de l’avant. C’est tout. Depuis l’arrivée des espagnols, il y a 500 ans, on a toujours prétendu être Européens. Dans les années 80, tout le monde voulait être Nord-Américain. Personne n’a jamais voulu « être Chilien ». Dans notre histoire, c’est la première fois que nous assumons une forme d’identité nationale.

Des le début, j’ai voulu proposer une cuisine chilienne. Je connaissais la saveur, le goût de ce pays et je savais que je pouvais en faire quelque chose d’unique au monde. Je savais que le Chili était différent. Le Chili est l’une des plus grandes réserves d’espèces endémiques au monde. Tout cela pour des raisons géographiques. Au Chili, on a à la fois le désert le plus sec du monde et la mer la plus froide d’Amérique du Sud – grâce au courant de Humboldt. C’est ce qui donne une saveur très fraiche et prononcée à tous les produits qui viennent de la mer. Ils ont des caractéristiques particulières. On a aussi la chaîne de montagne la plus vaste du monde : les Andes atteignent presque 7000 mètres d’altitude. On n’a pas l’Amazonie, mais on a des forêts vierges froides, comme la forêt valdivienne : un écosystème qui possède un très fort taux d’espèces endémiques.

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Le peuple Mapuche est le peuple le plus vieux d’Amérique, ça fait 3000 ans qu’il vit au même endroit. C’est une culture suffisamment complexe est profonde pour qu’on en soit fier. Nier nos racines, c’était illogique. Ma famille paternelle est originaire de Chiloé, donc je suis un descendant Mapuche. Du coté de ma mère, on est d’origine croate. C’est ça, l’identité chilienne. Mes racines mapuches sont évidentes. Imaginez si les Français avaient refusé de faire de la cuisine française – c’est impensable.

Shoe Mussels from Valdivia with Rock Green Sauce. Photo : Cristóbal Palma. Granado Beans with Tomatoes from Limache.

Maintenant qu’on a réalisé ça, on commence à se réinventer à créer de nouvelles choses. On commence à faire des légumes noirs et du fromage de légumes. On a découvert des manières complètement dingues de travailler les plantes et les algues. Imaginez un peintre qui n’utilise que 10 couleurs et qui d’un coup, peut en disposer de 300. Sa tête entre en ébullition, puis explose. C’est ce qui se passe avec nous aujourd’hui. À partir de nouvelles saveurs, on a découvert et expérimenté des choses folles. Notre manière de cuisiner s’est ouverte.

Dans le monde de la cuisine, tu as le devoir d’apporter la connaissance, et de l’améliorer, sinon tu ne sers à rien.

Le restaurant Borago n’est pas basé sur l’ingrédient mais sur le savoir-faire. On se concentre sur la maîtrise très précise d’un ingrédient et la façon dont on l’utilise. C’est une chose de découvrir de nouvelles possibilités, c’en est une autre de réussir à s’approprier un produit. Un exemple : prenez un plat, l’agneau de Patagonie à la broche. Traditionnellement, on le cuisine à la verticale tête en bas, en penchant de plus en plus l’animal vers le feu et en tournant la broche en même temps. C’est un processus qui prend 8 heures, mais nous, on a inventé une manière de faire différente. On aime bien remettre en cause la tradition : on se dit que puisque nous avons évolué, on peut toujours mieux faire. Donc on cuisine l’agneau tout près du feu avec des braises très faibles et on l’éloigne de plus en plus. Chez nous, ça dure 12 heures et il reste complètement cru sur le dos pendant 8 heures. Ce qui se passe quand on travaille avec un feu si doux pendant tant d’heures, c’est que le collagène et la graisse fondent lentement. L’agneau, c’est un caramel sans graisse. On se distingue à nouveau de la tradition dans la découpe : non pas à la machette, comme en Patagonie, mais avec précision et de manière chirurgicale – comme les Japonais coupent un poisson.

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Le désert d'Atacama, au Chili. Photo : Cristóbal Palma.

Pourquoi les Japonais savent parfaitement découper un poisson et pas nous ? Ce sont des extraterrestres ? Non, ils ont la connaissance, c’est tout. Le Japon est une référence absolue en termes de connaissance et de savoir-faire et je trouve ça extraordinaire qu’au Japon, un cuisinier doive travailler le riz pendant 8 ans avant d’avoir le droit de toucher au poisson. Dans le monde de la cuisine, tu as le devoir d’apporter la connaissance, et de l’améliorer, sinon tu ne sers à rien.

Dans mon restaurant, on ne sert pas de fromage ; cela n’a pas trop de sens. Ici, ce n’est pas comme en France, où tu as presque l’obligation de proposer un bon fromage à ta carte. Du coup, je me suis dit que je voulais apprendre à faire du fromage, je voulais ce savoir-faire pour me sentir un cuisinier complet. Je voulais comprendre comment cela fonctionnait. Alors, un maître fromager suisse est venu m’apprendre. On a été dans le sud du Chili et il m’a montré comment faire. J’ai adoré. L’année suivante, j’étais dans un de nos champs que l’on cultive en biodynamie, à une demi-heure de Santiago et en parcourant les cultures, j’ai dit à mon sous-chef : « Nous allons faire en sorte qu’à l’intérieur de ces légumes, il se produise la même chose qu’à l’intérieur d’un camembert. » Je cherchais ce coté fondant – qui vient d’un processus qui s’appelle la protéolyse. On a utilisé du Penicillium qu’on a injecté dans le légume. On s’est basé sur la saveur du légume, on a étudié sa texture. Le plus intéressant, c’est que la protéolyse permet de faire évoluer la saveur des légumes. Disons qu’un légume de supermarché a une qualité et un légume biodynamique en possède une autre. C’était déjà une bonne base. Mon idée, c’était d’aller encore plus loin : de prendre un légume et de l’emmener au niveau supérieur. Et là, on s’est rendu compte que l’intérieur du légume fondait, qu’il se désagrégeait. C’était génial.

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On a aussi appris à faire nos fameux « légumes noirs ». Je me suis dit qu’on allait transformer tous nos légumes pour les rendre noirs. C’est un processus très complexe mais on a réussi. Ca nous a pris un an et demi.

Boragó: Coming from the South, Rodolfo Guzmán, Phaidon

J’ai appris énormément du chef Andoni Luiz Aduriz, l’un des chefs les plus influents de notre ère. Quand j’ai commencé, son restaurant Mugaritz n’était pas reconnu comme aujourd’hui. En 2003, quand j’ai bossé là bas, la gastronomie mondiale allait d’un côté et cet homme prenait le chemin opposé. Radicalement. Andoni est comme-ça, c’est un cuisinier incroyable. Il m’a appris qu’il n’y avait rien d’impossible dans le monde de la cuisine mais que les gens se fixaient des limites, des barrières. Pour moi, ça a été un vrai déclic.


Le dernier bouquin de Rodolfo Guzmán, « Boragó: Coming from the South » est disponible aux éditions Phaidon.