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Food

Ce que ressentent les poulpes au moment d'être mangés vivants

On a demandé à une experte en céphalopodes de nous dire ce qui passait par la tête des poulpes juste avant de passer de vie à trépas.
Hilary Pollack
Los Angeles, US
Pieuvre

Depuis les derniers coups d'éclats de mecs un peu dérangés du bocal comme Issei Sagawa, force est de constater que ces derniers temps, les actes de cannibalisme se font un peu rares. Rubrique déviances carnivores, les amateurs de chair plus fraîche que fraîche n'ont plus grand-chose à se mettre sous la dent, à l'exception peut-être, de quelques pratiques encore bien répandues : la cuisine à la viande de chien (si le chien est le meilleur ami de l'homme, manger sa viande ne revient-il pas à manger son semblable ?) et la tendance qui consiste à s'asseoir autour d'une table pour déguster un animal qui bouge encore.

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En 2010, un article du Guardian ouvrait le débat en questionnant l'éthique du fameux plat de langoustines – à déguster vivantes – servi au restaurant Noma de Copenhague. Au Japon, les ikizukuri, ces sashimis coupés sur un poisson écaillé et tranché lorsqu'il est encore vivant, font partie intégrante du patrimoine gastronomique et ne posent aucun problème moral. Enfin à Séoul, en Corée du Sud, on trouve des restaurants spécialisés dans les préparations vivantes et qui cultivent l'art de préparer des poulpes de telle sorte que les tentacules bougent encore quand elles arrivent dans la bouche du client, idéalement.

EN VIDÉO : Apprenez à manger une pieuvre vivante

Comme quoi, percevoir l'acte de manger un animal vivant ou d'éprouver du dégoût à l'égard de la pratique sont des réactions conditionnées par nos cultures occidentales. De la même façon, plus nous avons de l'empathie pour un animal, plus il nous paraît inhumain de manger de sa viande. Pourquoi est-ce que l'homme trouve globalement cruel de laisser un chien dehors sous la pluie alors que d'un autre côté, par exemple, il n'a pas encore statué philosophiquement sur le sort qu'il réserve aux homards ébouillantés vivants ? Est-ce à gerber ou est-ce jouissif ?

Plutôt que de tomber dans les travers d'un anthropomorphisme sans queue ni tête (de langoustine), on a préféré aller parler avec Jennifer Mather, une experte en céphalopodes. Elle a un doctorat sur le sujet et est maintenant professeur de psychologie à l'Université de Lethbridge au Canada. Elle a signé beaucoup de papiers sur la perception sensorielle des mollusques et autres calamars. Parmi ces articles qui ont le plus marqué les esprits on peut citer « la conscience des céphalopodes : une évidence comportementale » et « L'éthique à l'épreuve des invertébrés : la perspective des céphalopodes ». Dire que Jennifer connaît bien son sujet est un pléonasme, elle l'étude depuis 1978 et a mené de nombreuses recherches sur le terrain pour en savoir plus sur la psyché des pieuvres. C'était donc la personne la mieux placée pour nous donner une idée de ce que peut ressentir un poulpe au moment où il se fait manger.

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MUNCHIES : Bonjour Jennifer. Est-ce que la dégustation de poulpe vivant a déjà été le sujet principal de l'une de vos recherches ?

Jennifer Mather : Non, je ne me suis jamais centrée là-dessus en particulier. À part cette fois où j'ai assisté à un congrès de l'organisation pour la protection des animaux PETA. Les organisateurs m'avaient demandé d'apporter un regard scientifique sur la question après qu'un restaurant de New-York s'est mis à faire frire des poulpes vivants.

À votre avis, qu'est-ce qu'une pieuvre ressent lorsqu'on la découpe et qu'on la mâchouille alors qu'elle est encore vivante ? Physiquement, qu'est-ce qui se passe quand on lui coupe les tentacules et qu'elles bougent encore ?

La réaction d'une pieuvre face à un stimulus douloureux est probablement comparable à celle d'un vertébré. On remarque que les pieuvres peuvent anticiper une situation difficile, stressante ou douloureuse – elles sont dotées d'une mémoire. Il n'y a aucun doute qu'elles ressentent la douleur. De plus, le système nerveux d'une pieuvre est réparti beaucoup plus uniformément que le nôtre. Si vous regardez le système nerveux humain, vous constatez que la plupart de nos neurones sont dans notre cerveau alors que chez une pieuvre, 60 % de ses neurones se trouvent dans ses tentacules.

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Donc si vous découpez des tentacules en morceaux, ceux-ci peuvent toujours réagir aux stimuli douloureux parce qu'ils sont encore plein de neurones faits pour le sentir, mais ces morceaux eux-mêmes ne ressentent pas la douleur puisqu'ils ne sont plus reliés au cerveau. Par contre, la pieuvre va ressentir de la douleur au moment précis où on lui coupe un tentacule. Tout comme un lapin aurait mal si vous coupiez petit à petit ses pattes. C'est assez barbare d'infliger ça à un animal.

Je n'éprouve aucune sympathie pour les gens qui s'étouffent alors qu'ils sont en train de manger les membres d'un poulpe encore vivant. Si on proposait une pieuvre entière à manger vivante, personne ne le ferait. Ce serait trop dégoûtant parce que la pieuvre chercherait à ressortir de votre bouche en permanence.

Comment expliquer les différences culturelles autour de ce qui est perçu comme étant ou non cruel ?

On m'a déjà posé la question. Ma réponse est la suivante : il faut distinguer la sensibilité culturelle et la souffrance. Les gens qui balancent une pieuvre sur une planche à découper et tranchent tout ce qui bouge, font indéniablement souffrir l'animal. Mais dieu sait que j'ai moi-même mangé des huîtres vivantes et des palourdes fraîches. La différence est que ces mollusques n'ont pas de système nerveux à proprement parler – ils ne peuvent pas prendre des décisions ni même ressentir la douleur.

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Et qu'en est-il des autres animaux marins comme ces langoustines que le Noma a servi vivantes et qui ont créé la polémique ?

C'est un cas intéressant parce que l'Union Européenne était justement en train de revoir toutes ses lois concernant le bien-être animal à l'époque. L'une des grandes questions à résoudre avant de légiférer était de se dire : « Ok, on doit indéniablement faire quelque chose pour les animaux vertébrés, mais est-ce qu'il faut aussi appliquer cette éthique aux animaux invertébrés ? » Après des heures de débats, on a conclu qu'il fallait faire des recherches approfondies concernant les céphalopodes – les poulpes et les calamars en particulier – mais on a laissé de côté le cas des crustacés, dont fait partie la langoustine. Ce qui ne veut pas dire qu'un crustacé ne peut pas ressentir un stimulus douloureux, ni anticiper grâce à des souvenirs de douleurs passées comme une pieuvre en est capable.

Est-ce qu'il pourrait exister des moyens, à part l'anesthésie médicale, pour manger un animal vivant tout en lui causant le moins de souffrance possible ?

Je suppose que si l'on place une crevette sur un bloc de glace suffisamment longtemps pour l'engourdir, elle réalisera moins que vous lui croquiez l'abdomen que si vous le faisiez juste après qu'elle soit sortie de l'eau. Sinon, on a toujours la possibilité de tuer l'animal rapidement juste avant de le préparer, en écrasant son cerveau, par exemple.

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Et quelle méthode conseilleriez-vous pour tuer rapidement et efficacement une pieuvre ?

Je crois me souvenir que les Hawaïens avaient l'habitude de mordre à l'endroit où se trouve le cerveau pour les tuer rapidement. Mais selon moi, la meilleure méthode consiste simplement à placer la pieuvre dans le congélateur. Les crustacés, les mollusques et les céphalopodes n'ont pas de système de régulation de leur température interne, donc en les refroidissant assez on peut rapidement les endormir. C'est la meilleure méthode pour rendre inconscient un animal sans le tuer. Pas besoin de savoir où se trouve le cerveau, pas besoin de s'inquiéter d'un produit anesthésiant qui pourrait corrompre la chair. Il faut juste ouvrir la porte de son congélo.

Dans vos recherches avec les pieuvres, est-ce que vous avez le souvenir d'une anecdote marquante à propos de leur capacité à ressentir les choses ?

Elles savent faire appel à des outils et elles ont la capacité d'anticiper l'usage qu'elles vont en faire avant même de commencer quoi que ce soit. Les pieuvres ont besoin d'une cachette quand elles se reposent. Dans une vidéo publiée sur YouTube, on voit une pieuvre qui a trouvé une noix de coco vide et qui du coup, décide de se balader avec jusqu'au moment où elle aura besoin de se reposer. Plus tard dans la vidéo, on la voit se recroqueviller dans la noix de coco et piquer un somme. J'ai aussi vu pas mal de pieuvres réussir à ouvrir des pots hermétiques pour accéder à de la nourriture.

Les pieuvres ont également une mémoire spatiale. C'est-à-dire qu'elles peuvent non seulement se souvenir de l'emplacement de leur abri, mais elles ont aussi la capacité de pouvoir sortir chasser un jour, revenir chez elles et repartir chasser à un autre endroit le lendemain sans être désorientées. Ce n'est donc pas seulement un sens de l'orientation, ça implique aussi des facultés de mémoire : elles comprennent que si elles ont trouvé un crabe sous ce rocher aujourd'hui, elles ne retrouveront sûrement pas de crabe au même endroit le lendemain.

Ce sont des animaux vraiment incroyables. On a encore plein de choses à découvrir sur eux. Ils sont fascinants.

Merci beaucoup d'avoir discuté avec nous, Jennifer.

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