Manger et boire comme un oligarque russe
Photo gauche : avec l'aimable autorisation de Minta Eats / Photo droite : de l'auteur

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Food

Manger et boire comme un oligarque russe

Bons baisers de Russie : j'ai passé 3 jours à mener grand train au Metropol, le palace le plus luxueux et décadent de Moscou.
Giorgia Cannarella
Bologna, IT

« Na zdorovie ! »

Mon shot de vodka est resté suspendu à mi-hauteur. Autour de la table, mes camarades, perplexes, me regardaient sans rien dire. Les secondes s’étiraient et paraissaient durer de longues minutes. Puis quelqu’un a finalement eu le courage de me dire : « En Russie, on ne dit pas ‘ na zdorovie’. C’est un cliché fabriqué par les Occidentaux. »

C’est ainsi qu’a commencé mon premier repas moscovite. Si je raconte cette anecdote, ce n’est pas seulement en raison du « critère de l’embarras », mais parce qu’elle est emblématique de l’attitude avec laquelle j’ai abordé ce voyage : des stéréotypes plein la tête, la volonté de les démentir mais également celle de ne pas les démentir. Quand on m’a invitée à passer trois jours à Moscou à l’Hôtel Metropol, j’ai imaginé les choses suivantes : de riches russes buvant de la vodka, mangeant du caviar à la louche, et trinquant en s’exclamant « Na zdorovie ! »

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Une fois que j’ai eu vérifié que cette dernière affirmation était fausse, il ne me restait plus qu’à mettre à l’épreuve la validité de la question du caviar et de la vodka.

Mon premier repas n’en a pas vraiment été un, il s’agissait plutôt du cérémonial du thé. En Russie, le thé obéit à une cérémonie bien précise, et, dans cette ville, l’Hôtel Metropol est le seul à la respecter, encore aujourd’hui, à toute heure du jour et de la nuit. Vous voulez une cérémonie du thé à minuit ? C’est comme si c’était fait.

C’est une tradition du XIXe siècle, réalisée au milieu d’une argenterie scintillante et des céramiques finement décorées. Des blinis sont proposés aux invités pour accompagner le caviar, ainsi que des petits sandwiches, des petits fours, du thé noir versé directement depuis le samovar d’argent traditionnel et, évidemment, un petit verre de vodka pour commencer parce que… pourquoi pas. Le thé a fait son apparition en Russie vers l’année 1300, apporté en guise de présent par des ambassadeurs chinois. Pendant de longues années, il est resté un privilège de nantis, pour ensuite, avec la baisse de son prix, s’affirmer comme une boisson du peuple et comme le symbole de l’hospitalité.

La cérémonie russe du thé. Photo de l'auteur

Voici une petite remise en contexte afin de bien comprendre où l'on se trouve : L’Hôtel Metropol a été construit en 1905. Au cours de ce siècle historiquement chargé, cet imposant édifice, situé à quelques pas de la Place Rouge, a hébergé certains personnages des plus reconnus et influents du vingtième siècle : de Bernard Shaw (qui adorait la soupe aux légumes) à Michael Jackson (qui y amenait son cuisinier personnel), en passant par Mao Zedong et Lee Harvey Oswald, l’assassin de John Kennedy, qui y passa trois mois dans la chambre 2219. La rumeur raconte que Edward Snowden se cacherait dans l’une des 365 chambres de l’établissement. Alors que notre petit groupe de journalistes internationaux est emmené pour une visite de l’hôtel par une flegmatique dame russe d’un âge moyen, nous levons la main chacun notre tour afin de coincer notre guide en lui posant des questions sur Snowden. Elle sourit énigmatiquement et se limite à confirmer que oui, son interview la plus célèbre a été donnée ici même, mais que non, personne ne sait s’il s’y trouve encore.

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La grandeur du Metropol s’est un peu estompée avec le temps, mais ce lieu n’en demeure pas moins fascinant, avec son lustre liberty en verre, ses fontaines en marbre, et son stuc doré… Face à une telle opulence, difficile de ne pas se sentir absurdement privilégiés, mais aussi vaguement coupables. Un autre célèbre rituel scrupuleusement respecté en ces lieux est le petit-déjeuner. Il est servi dans une salle Art déco, au milieu de laquelle trône une fontaine de marbre (où, en des temps révolus, les hôtes pouvaient pêcher leurs propres poissons) et la nourriture est servie au son de la harpe. Un musicien est constamment en train de jouer de la harpe (tous les communiqués de presse le mentionnent). Le buffet, qui est sans nul doute le plus complet et le plus merveilleux qu’il m’a été donné de voir, propose un ample choix de nourriture allant de spécialités hallal aux congees chinois, et inclut bien évidemment des délices russes tels que des blinis fourrés, sucrés ou salés (mon préféré est celui au fromage blanc), et du caviar. Du caviar, et encore du caviar car, s’il y a une chose que j’ai pu apprendre lors de mon séjour moscovite, c’est qu’il n’y a jamais assez de caviar. Un tel petit-déjeuner, lors duquel vous pouvez consommer une quantité de nourriture et d’alcool (un vin pétillant comparable au Prosecco, servi glacé et proposé gratuitement) suffisante pour tenir la semaine, coûte « seulement » 70 euros pour les personnes étrangères à l’hôtel.

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L’archétype de l’oligarque russe en vacances en Italie, la veste Prada tachée de restes de truffe, pourrait nous inciter à penser que toute expérience luxurieuse à Moscou est totalement inabordable financièrement. Il n’en est rien. Prenons par exemple le Beluga : après un passage au théâtre du Bolchoï pour voir un opéra (au cours duquel j’ai passé la moitié du temps à dormir à cause d’une grosse gueule de bois), mes compagnons de voyage et moi-même nous sommes rendus au Beluga à onze heures et demie du soir. Bien que celui-ci soit relativement proche du théâtre, nous nous sommes en quelque sorte perdus, perturbés que nous étions par les noms de rue écrits en cyrillique et la neige qui tombait sur nos têtes. Lorsque nous avons demandé conseil à la première personne que nous avons croisée et qui était capable de parler anglais, celle-ci nous a mis en garde sur le fait que nous allions au restaurant « le plus cher de la ville ».

À première vue, c’est en effet l’impression qu’il donne. Élevé au rang d’incontournable par la plupart des guides touristiques, le Beluga est un restaurant élégant sans être excessif, décoré d’œuvres d’art soigneusement sélectionnées par son propriétaire, Alexander Leonidovich Rappoport (élu Homme de l’Année par GQ Russie, qui exerce aussi en tant qu’avocat dans un cabinet international, et possède seize restaurants disséminés à travers tout le pays), et est illuminé par des chandeliers en cristal de Bohême. La clientèle est composée d’hommes en costume-cravate et de femmes ayant manifestement expérimenté la chirurgie plastique avec un peu trop d’enthousiasme. Le caviar sert de base à tous les mets proposés au menu, avec 36 préparations différentes, décliné en plusieurs plats ou bien servi seul.

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La Russie est entrée dans une phase de redécouverte de ses produits typiques et de ses traditions, poussée par un renouveau de sa cuisine locale, après des années à considérer la nourriture étrangère comme une fin en soi.

Si vous commandez le précieux caviar de béluga iranien, vous devrez débourser une somme comprise entre 100 et 400 euros pour une cinquantaine de grammes. En vous limitant au caviar d’Ossetra, pour 11 euros, vous pourrez en déguster 25 grammes servis sur une cuillère en argent, avec un shot de vodka offert, que vous pourrez boire à la santé de Lénine, face à sa tombe, visible de la fenêtre, comme si vous lui demandiez « Est-ce vraiment ce à quoi tu t’attendais ? ». Le menu propose également des plats comme les tagliatelles au saumon et caviar pour 18 euros, ou encore de délicieux mélanges semi-végétariens, tels que les artichauts servis avec des dés de caviar compressé.

Rappoport, assis avec nous, nous apprend à manger du caviar. « Il vaut mieux le manger pur, mais il s’accommode assez bien avec du pain blanc et du beurre, ou avec des concombres. Ici les femmes le mangent avec des concombres, afin d’éviter de consommer des sucres lents », nous explique-t-il à peu près au moment où je suis en train d’ingurgiter ma cinquième tranche de pain généreusement tartinée de caviar. La vodka est réellement l’accompagnement traditionnel pour le caviar, et ce n’est pas juste un cliché. Nous avons bu de la Snow Leopard, une vodka au blé d’épeautre dont la production est de 20 000 bouteilles par an, qui est distillée six fois, et ainsi extraordinairement pure et douce au palais. En apparence, elle n’a rien à voir avec l’effet « coup de marteau » de celle que l’on peut boire lors d’une sortie en boîte, et elle est communément appelée la « vodka des oligarques ».

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Plat de Wine and Crab. Photo de l'auteur. o dell'autrice

Ces dernières années, suite aux sanctions et aux contre-sanctions européennes, la Russie est entrée dans une phase de redécouverte de ses produits typiques et de ses traditions, poussée par un renouveau de sa cuisine locale, après des années à considérer la nourriture étrangère comme une fin en soi. Après l’effondrement de l’Union soviétique, les seuls restaurants qui avaient du succès étaient ceux proposant de la nourriture étrangère – une réaction somme toute assez naturelle après 60 ans de cuisine soviétique et d’obscurantisme culinaire. Aujourd’hui, on constate au contraire un regain de fierté gastronomique et on assiste même à l’émergence d’une scène œnologique.

La Crimée est la principale région russe productrice de vins. Si pour les Russes, dans un premier temps, le « luxe » était synonyme de « champagne soviétique » – une camelote sucrée et pétillante – ils parlent aujourd’hui de cépages, de terroirs, et de variétés locales. La conscience viticole se développe (et non pas, comme à l’époque où les Russes faisaient du vin chaud avec du Petrus, blague le journaliste Gennady Jozefavichus, l’inestimable guide qui nous a fait visiter la ville), bien que les vins italiens soient toujours à la mode.

Il vaut mieux le manger pur, mais il s’accommode assez bien avec du pain blanc et du beurre, ou avec des concombres.

La décoration des murs du restaurant Wine and Crab est faite de noms de vins italiens précédés d’un hashtag : #recioto, #valpolicella, #prosecco, entre autres. Les spécialités du restaurant sont… le crabe et le vin – inattendu, n’est-ce pas ? – et à l’origine, c’est l’idée d’un investisseur qui voulait « placer » sa cave à vins, riche d’un millier de bouteilles.

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Les vins naturels ont aussi la cote à Moscou. En Italie, mon pays d’origine, le vin naturel est plutôt synonyme de fausseté, de façades dont on a tenté de colmater les fissures avec de la peinture, de tabourets en métal et en bois, et de musique indé ; à Moscou, le bar à vin « typique » est le Big Wine Freaks, qui pourrait être comparé à un bar fashion de Tribeca. C’est dans ce lieu que, un soir, nous sommes restés à boire des vins venant de toute l’Europe jusqu’à trois heures du matin, dans une tentative de ma part de prouver que les Russes boivent trop, et finissant moi-même par avoir la plus belle gueule de bois de toute ma vie.

Heureusement, le matin suivant, l’hôtel proposait le petit-déjeuner du jeudi gras (l’équivalent de notre Mardi gras). J’avais eu assez de chance pour que mon arrivée à Moscou corresponde avec la semaine de Maslenitsa, une fête religieuse traditionnelle célébrée la semaine précédant le carême. C’est pour cette raison que des blinis nous étaient proposés toute la semaine, autant dans leur version fourrée que nature, et réalisés à partir de farine de sarrasin ou de froment. Les plus savoureux sont servis avec du saumon fumé, de la crème fraîche, des cornichons au vinaigre (en Russie, tout peut être mariné, de l’aubergine aux pommes), ou des œufs durs émiettés ; la version sucrée contient du lait condensé et d’autres délices tels que les pine cones, de petites pommes de pin recouvertes de sirop.

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Photo avec l'aimable autorisation du restaurant Savva

Un autre festin divinement bon peut être dégusté au Savva, un restaurant qui a ouvert à l’intérieur même du Metropol en 2015. Andrey Shmakov, le chef de la cuisine, est estonien, mais il a hérité de sa grand-mère sibérienne sa passion pour la cuisine, et il a été grandement influencé par ses expériences en voyageant à travers l’Europe.

« Bien évidemment, ici, le mot ‘local’ ne veut pas dire grand-chose, » explique Shmakov. « En particulier si l’on considère la dimension impressionnante de la Russie, et la diversité de son environnement et de ses ambiances. Mais, par contre, le concept de saison existe, lui. Les plus jeunes générations ont intégré le principe de la bonne table et comprennent le travail que nous réalisons ici. »

Pour célébrer Maslenitsa, le chef prépare du koulibiac, la traditionnelle tarte aux poissons, réservée aux jours de fête. Si la première image qui vous vient à l’esprit est une tourte individuelle de la taille de votre point, réfléchissez encore. Le koulibiac de Shmakov est aussi gros qu’un saumon et le beurre y brille généreusement sur chacune de ses écailles.

Shmakov décrit sa cuisine comme « c ontemporaine russe ». Les plats qu’il prépare sont délicats, d’une subtile élégance, ce qui s’accorde avec l’ambiance du restaurant : avec sa fresque au plafond, ses colonnes de marbre, et un atrium en verre stylisé, l’endroit est absolument magnifique. Le joyau culinaire du menu est le « Russian Set », un voyage dans le temps, matérialisé par du canard farci aux cerises et du pain de sarrasin au lard, ou encore des anguilles glacées au kvas (une boisson fermentée slave traditionnelle à base de pain de seigle) et servies avec des croquettes de pommes de terre, de la marinade, du fromage blanc et de la sauce gribiche.

Presque comme par magie (une magie que je commence presque à considérer comme normale à Moscou), de minuscules verres de khrenovkha, de la vodka infusée au raifort, sont apparus sur la table. Mon estomac, qui souffre encore des excès alcoolisés de la veille, exprime son désaccord en grognant. Mais, s’il est vrai que les Russes ne trinquent pas en disant « Na zdorovie ! », ils ne permettent en aucun cas à leurs invités de refuser un verre de vodka.