Une nuit blanche dans la brasserie parisienne qui ne ferme jamais

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Une nuit blanche dans la brasserie parisienne qui ne ferme jamais

J'ai passé 24 heures Au Pied de Cochon, le restaurant mythique de la capitale qui reste ouvert de jour comme de nuit et sert les noctambules affamés depuis 1947.

Certains lieux de restauration, même si vous ne savez pas vraiment ce qu'ils renferment, dégagent toujours quelque chose de mythique quand ils surgissent dans une conversation. Une histoire grandiose qui convoque des couleurs, des bruits et des légendes urbaines.

C'est le cas du restaurant parisien Au Pied de Cochon.

Depuis des années, ce nom occupait une place particulière dans mon esprit, à force de l'entendre invoqué par Beigbeder, Bénichou et quelques autres noctambules célèbres. Je me l'imaginais comme étape incontournable du Paris by Night – celui de la branchouille, de sa nuit interlope et de ses bagarres rue de la Roquette. Un tableau qui n'existe plus vraiment ailleurs que dans les romans.

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La fameuse entrée du Pied de Cochon. Sauf mention, toutes les photos sont de l'auteur.

Dans le centre de Paris, à deux pas de Châtelet et de ses anciennes Halles, Au Pied de Cochon fait pourtant de la résistance en restant ouvert 24h/24, envers et contre tout. Une particularité à l'origine de sa légende puisqu'elle permettait au tout-Paris mondain de venir s'encanailler avec les forts des Halles, les portefaix, voire les clochards. La légende dit même qu'il n'y a ni serrure ni interrupteur et pour cause : ils sont ici inutiles.

Un peu fasciné par toute cette dimension historique contenue dans un seul et même endroit, j'ai décidé d'aller y traîner pendant une journée et une nuit entières. Mon objectif : vivre au rythme de cette brasserie immortelle.

9h00

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Le personnel se détend entre deux coups de feu. Photo : Romain Cudon.

Il fait beau ce samedi matin. La canicule de ce mois de septembre laisse un peu de répit aux Parisiens. La terrasse du Pied de Cochon est déserte et paisible. Je m'y installe.

De là, je vois l'intérieur. Des boiseries, des peintures, des lustres de verre. Le personnel est en tablier. Tous les éléments de la brasserie traditionnelle parisienne sont réunis. Un serveur extrêmement sympathique m'apporte ma formule petit-déjeuner et mon omelette au fromage.

9h37

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Dès le petit-déjeuner, la thématique du cochon est présente sous la forme de meringues.

Je sens la ville qui s'anime progressivement autour de moi. La terrasse, elle, reste très calme. Tandis que les Parisiens trainent au lit, les touristes battent déjà le pavé. Pas mal d'entre eux s'arrêtent pour lire la carte en anglais, puis ils repartent.

10h02

Finalement, une autre cliente arrive. Elle commande un petit déjeuner qu'elle avale en quelques minutes avant de disparaître.

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10h47

«Oui, ça ne ferme jamais ici. La dernière fois, c'était en 1999 pour une semaine de travaux. La fois précédente c'était en 1984 pour la même chose. Et ça dure depuis 1946 », m'explique un serveur en débarrassant la table.

Sympathique et souriant, comme son collègue. Il est là depuis longtemps, vingt-cinq ans. Il en a vu passer. Il a ce franc-parler qui sent bon la France à l'ancienne et l'amour du boulot. Mais déjà la salle et la terrasse commencent à se remplir.

11h15

Un couple d'amis passe me voir pour prendre un café. Quand ils s'enquièrent de l'avancée de mon papier, j'agite les bras pour les faire taire. J'ai oublié de le dire, je suis « under cover ». Digne des descendants des journalistes d'investigation qui se sont plongés au coeur des cinq familles new-yorkaises, des groupuscules néo-nazis ou des réseaux islamistes, je suis là incognito.

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Et pour cause, si le personnel du restaurant est charmant, la direction du groupe Bertrand – qui a récemment racheté l'endroit – m'a poliment envoyé me faire mettre quand je leur ai soumis mon envie de passer 24 heures au Pied de Cochon. Une responsable en vacances qui devait valider, des complications pour le tournage – « non, non, je serai seul » –, une absence de retour, ils m'ont fait tous les coups classiques des services de presse pour dire « non » sans le faire.

Ce n'est que lorsque j'ai appelé le restaurant pour communiquer – par politesse – la date de ma venue que j'ai reçu un appel de la direction : « Je crois que ça ne va pas être possible, Jean-Baptiste. » Je ne me suis jamais senti aussi proche du parolier de Zebda…

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12h03

Les clients commencent à abonder et le nombre de serveurs s'est multiplié sans que je m'en aperçoive. Des maîtres d'hôtel, en costume et nœud papillon, se sont eux-aussi matérialisés en terrasse et ils reçoivent les clients qui arrivent par dizaines.

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Photo : RC.

Derrière moi, j'entends parler allemand. À ma droite, deux couples de touristes chinois dans la cinquantaine. À côté d'eux, d'autres Chinois, un couple, celle qui semble être leur fille et le laowaï – « L'étranger » en chinois –, qui doit être son mec. Il n'ouvrira pas la bouche du repas.

Encore plus loin, un couple que je qualifierais de « Français moyens supérieurs » commande à boire en attendant que les deux sièges en face de lui se remplissent. Ce qui finit par arriver. Deux filles arrivent et s'asseyent – l'une leur saute au cou et l'autre les salue avec une certaine distance. Je m'imagine que c'est la nana de leur fille et que ça doit être maximum la seconde fois qu'ils la rencontrent. Et pour ça, ils ont choisi le Pied de Cochon, temple de la cochonaille. Pourquoi pas. Qu'est-ce qu'on mange dans un tel contexte ? Ou avec ses beaux-parents chinois ? J'en ai pas la moindre idée. Mais ça me travaille.

Dieu que c'est bon d'inventer la vie des gens. D'autant qu'elle est certainement moins drôle en réalité.

12h55

Quand j'ai finalement fini de faire le roman de chaque table, je réalise combien j'ai faim. Autour de moi, les pieds de cochon ne cessent d'apparaître sur les tables et de disparaître sous les coups de fourchette. La dernière fois que j'en ai goûté, j'étais enfant et il était haché et mélangé à des champignons dans une raviole de restaurant gastronomique. Aucune idée de si j'aime ça ou pas mais on est journaliste d'investigation ou on ne l'est pas.

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Pied de cochon, frites maison et sauce béarnaise, le plat inévitable de la maison.

À quelques tables, j'aperçois un couple qui s'est jeté sur les pieds qu'on vient de leur servir. Je me glisse jusqu'à eux pour demander si je dois me laisser tenter.

« Foncez ! N'hésitez pas ! C'est pané et grillé, ce n'est pas du tout gélatineux. Franchement, c'est délicieux », me lance la femme avec entrain.

Bon, je crois que je n'ai plus le choix.

Elle reprend : « Nous, on vient de Marseille pour les manger, alors vous voyez ! »

Ok, on y est. Je sais comment en savoir plus.

« Non, non, c'est beaucoup moins gélatineux que les pieds paquets (une spécialité marseillaise à base d'abats et de pieds de moutons, notamment, N.D.L.A). Enfin, ça ressemble un peu quand même. »

Je suis en train de m'éloigner quand j'entends le couple de la table d'à côté s'exclamer qu'eux aussi viennent de Marseille.

Je commande des pieds de cochon.

14h00

J'abandonne. Il en reste un tiers au maximum et je n'en peux plus. La pièce m'a été servie entière et c'est copieux. J'ai encore mon petit déj' sur l'estomac, je suis quand même assez fier de moi.

J'ai été agréablement surpris par l'ensemble. C'est fondant, c'est doux, c'est même plutôt jouissif. Et puis il faut dépiauter. Les puristes apprécieront, les autres s'en plaindront. Si vous attaquez ça avec une bonne dalle – et départi de vos préjugés de gosses élevés au Flamby's et au poisson carré –, vous passerez un bon moment. Dans le pire des cas, la sauce béarnaise sera un bon réconfort.

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Ca a surtout le goût d'un autre rapport à la bouffe. Un temps où les rognons ne puaient pas, où la cervelle n'était pas un truc « dégueulasse » et où les intérêts de l'industrie agro-alimentaire n'avaient pas encore transformé les ris de veau… en menace sanitaire.

14h26

Juste après que l'on ait débarrassé mon tiers de pied de cochon non consommé, l'un des gérants s'approche de moi et je me sens un peu honteux. Je bafouille une excuse pour justifier de ne pas avoir fini. Enjoué, il me taquine : « Vous savez que la vraie formule des connaisseurs, c'est soupe à l'oignon, pied de cochon et crème brûlée. Ce sera pour la prochaine fois que vous viendrez nous voir, peut-être ! »

Il disparaît dans un sourire. Serais-je repéré ? Faut dire que ça fait déjà un moment que je suis là.

Brutalement, je suis frappé par le ridicule de la situation. Être obligé de me cacher pour visiter pareille institution.

14h58

« Oui, on vend entre 50 et 100 pieds de cochon par jour. Au minimum. Les gens viennent pour ça. Et s'ils sont si gros, c'est parce que ce sont les pieds arrières. En boucherie, vous ne trouverez que les membres avant », m'explique le serveur avec qui je discutais plus tôt.

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« Je dirais que notre clientèle c'est 90% d'habitués. Vous voyez ce monsieur là-bas, nous le servons depuis 25 ans, il vient de l'île Maurice ». Un monsieur noble, amaigri par les années, mange d'un solide coup de fourchette. L'histoire est crédible, il pourrait clairement s'être échappé d'un roman de Jean-Marie Le Clézio.

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« Même les touristes reviennent, pour les pieds de cochon. Pourquoi sinon ? Ce n'est pas vraiment les Champs-Elysées, ici ». Et pour cause, même si la vue du pavillon Baltard est loin d'être désagréable, celle des travaux l'est beaucoup moins. Depuis 5 ans, le chantier défigure une bonne partie du quartier.

« Ca finit quand ? Ca finit l'année dernière », souffle un serveur.

Et ce n'est pas la seule chose qui a touché le Pied de Cochon. Comme tout le reste de la restauration parisienne, les attentats du 13 novembre 2015 ont largement entamé son taux de remplissage. Malgré la légende, le restaurant a fermé ses portes du lundi au jeudi quelques mois. En cause, un mélange de mesures de sécurité et de baisse de la fréquentation due à la peur des Parisiens et des touristes. Aujourd'hui, l'ouverture 24/24 est revenue et le cycle infini a repris son cours.

« Avant les attentats, on faisait quelque chose comme mille couverts par jour et dans les jours qui ont suivi, ça a bien dû baisser de 80%. Maintenant, ça remonte tranquillement mais on est encore loin du compte ».

15h20

J'ai quitté ma table pour m'installer au bar, là où patientent les clients quand il n'y a plus de table libre. A cette heure-ci de l'après-midi, il n'y a pas d'attente. Du coup, je dois avoir l'air assez bizarre, accoudé seul, à cuisiner le barman.

D'ailleurs, il passe à table. Dans la trentaine, comme tous les autres, il a l'air d'aimer bosser ici. La grande famille, les valeurs, le lieu mythique, tout ça. Lui aussi a vu la clientèle évoluer. « La journée, il y a les habitués et pas mal de touristes. Mais le soir, on a toujours une clientèle de noctambules ».

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Joséphine Baker a pris la pose pour le livre d'Or.

Un serveur qui passe apporte toutefois un détail croustillant : « Par contre, il y a de moins en moins de stars. Mais on en a vu passer de belles. Ce n'est pas un secret, quand il habitait Paris, Gérard Depardieu venait souvent ici. Et il prenait les pieds de cochon par deux, le tout arrosé de bière. Il passait par les cuisines et il choisissait lui-même les morceaux qu'il allait manger. Il est même venu le soir de la mort de son fils, Guillaume. Quelqu'un lui a demandé un autographe et il a décliné. Avec tout son truc il a dit : ''Je ne suis pas d'humeur, j'ai perdu mon fils ce soir.'' Nous, on l'a appris comme ça. »

Parce que Au Pied de Cochon, c'est aussi une histoire de stars. Les plus grands y sont passés et s'y sont faits photographier pour finir dans le livre d'or. Maria Callas, Salvador Dali, Robert Doisneau, Françoise Sagan, Alfred Hitchcock, Jean-Paul Belmondo, John Carpenter ou encore Joséphine Baker sont venus remplir leurs belles personnes d'alcool et de pied de cochon grillé entre ces murs. On se raconte ce qu'on veut, c'est quelque chose.

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Photos d'archives issus du Livre d'Or : les mondains parisiens frayent avec les travailleurs des Halles.

« Il y a au moins trois présidents de la République qui sont venus. Chirac, je n'en parle même pas, ça tombe sous le sens. On dit aussi que c'est là que François Mitterrand retrouvait sa fille cachée, Mazarine ». Les serveurs, tous autant qu'ils sont, sont pleins d'anecdotes et ils ont la langue bien pendue si on leur tient le crachoir.

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15h55

Ca fait presque sept heures que je suis là et je dois dire que ça marche. L'ambiance, le truc, les boiseries, on a envie d'y croire. Les sourires, la tradition française, tout ça. Si je n'avais pas passé presque dix piges à traîner dans les bars et les restos de cette ville, je crois que je me laisserais avoir. Et pour tout dire, je crois que c'est cool. Il faut bien que quelqu'un fasse vivre le « Paris Belle Epoque », celui véhiculé par les films étrangers. Même si ça ne colle à aucune réalité, c'est mieux qu'une ville-lumière faite de brasseries qui ne servent que des burgers, non ?

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Dans ma réflexion, j'en oublie le gigantesque groupe auquel appartient le Pied de Cochon et qui contrôle sa communication comme la cellule de crise de la CIA.

Et puis soudain, quelqu'un me surprend.

« Ce n'est pas vous le monsieur que j'ai eu au téléphone ? Pour le reportage ? »

« Si, c'est moi. Je vous avais dit que j'allais venir. »

Merde. Je crois que je vais me faire gronder. Je le soupçonne de m'avoir cramé quand il m'a charrié sur mon incapacité à finir mon pied de cochon. C'est le moment de faire une pause.

16h11

Dehors, j'engage la conversation avec Ulrica. Elle a 60 ans et elle vient de Düsseldorf : « Je viens ici depuis longtemps, je mange des terrines et du tartare de boeuf. Il y a d'autres adresses dans le même genre à Paris, certaines peut-être même meilleures, mais ici c'est une valeur sûre. »

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Merci Ulrica.

18h00

La salle est presque vide. Seul un couple d'Américains dîne déjà. Un type avec un fil pour tenir ses lunettes de vue s'assoit à côté d'eux. Un pied de cochon et de la bière. Il sait ce qu'il veut, il n'est pas là pour rigoler. Les enfants de l'Oncle Sam hésitent un peu. Ils se font finalement aspirer par le monologue de leur voisin qui parle avec un accent londonien étrangement marqué.

Autour de nous, on fait le ménage avant le rush du soir. Quand on ne ferme jamais, il faut bien se ménager des espaces-temps pour éviter que tout se transforme en une bonne grosse poubelle.

21h00

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Suprême de volaille, soupe à l'oignon gratinée et croustillant de pied de cochon et d'escargot. Photo : RC.

La salle est à nouveau pleine à craquer. Les équipes ont partiellement tourné et le ballet a repris. Les voix résonnent contre les murs, on s'amuse. Pourtant, on est franchement loin du lieu populaire dépeint par la légende populaire. Je vois surtout des touristes français ou étrangers.

Des amis et ma sœur me rejoignent pour dîner. On ne va pas faire semblant. Croustillants de pieds de cochon et escargots, suprême de volaille, de la soupe à l'oignon gratinée. Cette dernière est l'autre star de la carte du Pied de Cochon. Et pour cause, c'est ici qu'est né le mythe de cette soupe gratinée que l'on s'enfile au petit matin à la sortie des boîtes de nuit. Et c'est aussi elle qu'on donnait chaque jour aux clochards qui se rendaient utiles à la vie des Halles.

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La soupe à l'oignon gratinée est un véritable assaut de fromage. Jouissif. Photo : RC.

Cette soupe mériterait franchement le coup de se brûler en la buvant jusqu'à plus soif. Comment dire ça, c'est un assaut de fromage dans votre bouche. C'est un truc vrai, qui tient l'estomac et qu'on voudrait dévorer. Ce n'est pas de la grande cuisine mais putain qu'est-ce que c'est bon. Mention timide pour le croustillant qui, s'il est très bon, n'a pas tellement le goût des escargots. Arrivent ensuite des profiteroles sur lesquelles le serveur verse lui-même le chocolat chaud. Ca coule.

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22h47

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Photo : RC.

« Petit samedi », me lance l'un des deux directeurs de nuit en s'approchant de moi alors que j'ai à nouveau rejoint le bar. « Pas mal d'étrangers mais les Parisiens ne sont pas là. Pas encore là en tout cas. Il fait beau, ils sont retournés dans les maisons de campagne. Le week-end dernier, on a pas mal travaillé, il y avait des concerts, des salons internationaux, ça nous ramène toujours du monde ». Et puis il disparaît. Le boulot l'appelle.

23h02

L'ambiance redescend doucement. Dehors, les tenues de soirée commencent à apparaître, le taux d'alcool monte dans le sang des gens qui passent au dehors.

Un gars avec de faux-airs de Louis Bertignac fume une clope. Il sort une flasque et s'envoie une rasade.

23h25

« T'inquiète pas hein, si tu t'endors, on est là », me taquine le vigile, grand sourire aux lèvres. Et pour cause, je dois avoir l'air complètement mort. Ca fait quatorze heures que je suis là. Il m'est arrivé de bosser très tôt le matin et tard le soir mais la perspective de passer la nuit ici me semble éreintante. Je n'ai jamais eu autant d'admiration pour les travailleurs de nuit, pourtant, à part bouffer, boire des bières et discuter, je ne fais pas grand-chose.

23h47

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Avec minuit qui approche, les looks changent. Deux types apprêtés et barbus apparaissent avec deux nanas plantureuses à leurs bras. « Peut-on festoyer ?! », lancent-ils en arrivant. Un peu d'espoir palpite dans mon petit coeur de journaliste qui flippait en voyant l'ambiance qui ne repartait pas.

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Le sosie de Louis Bertignac se révèle être russe. Malgré ma très fine approche, notre conversation se limite à mes deux phrases de russe. Il finit par m'abandonner pour continuer à téter une gourde d'alcool avec son pote qui nous a rejoint et qui a tous les traits du Russe bourré en voyage.

00h02

« Mon père m'emmenait souvent ici quand j'étais petit et qu'on venait en France. Alors j'ai eu envie de revenir », me raconte Joan, un Catalan francophone qui s'apprêtait à quitter les lieux. « J'ai pris une soupe à l'oignon et un steak tartare. Mais pour le tartare, je n'ai pas trop su comment le manger. Ca manquait de toasts, en fait. Ca se mange bien sur des toasts, non ? »

Ami catalan, je te pardonne ton affront. Moi aussi j'ai galéré avec la fideuà.

1h15

J'intercepte finalement les deux barbus bien habillés avec cette bonne vieille technique du « Vous avez pas du feu ? ». Deux coiffeurs, Philippe et Franck, un de La Ciotat, l'autre d'Auriol. Pleins de sourire et d'énergie, ça sent les vieux potes qui aiment bien vivre. « Ecoute, on a bien travaillé l'apéro et puis on est venu se faire une bonne entrecôte : on savait qu'ici c'était bon et sympa. C'est de la bonne bouffe française. C'est une institution, quoi », me raconte Franck en tirant sur son cigarillo.

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Philippe et Franck sont venus festoyer pour la bonne bouffe du Pied de Cochon.

Et Philippe de reprendre : « Moi j'ai habité juste en face, là-bas, pendant longtemps. Mais j'avais pas de tune, du coup je reviens maintenant ! Et puis, c'est un des derniers endroits qui fassent encore un peu vivre ce qui reste des Halles. Il y a Le Cochon à l'Oreille, ex-Singe Rieur ou Chez Clovis mais bon, c'est devenu un Tex-Mex. Y'a aussi la Tour Montlhéry, chez Denise – ça, c'est c'est une sacré institution. Je l'ai bien connue mais je ne sais pas si elle encore vivante… je me rappelle que même à plus de 80 ans, elle tenait encore son truc ! Et puis là-bas le foie gras, il était coupé épais comme un steak ! »

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Franck et Philippe finissent par me payer une bière et je les rejoins à leur table où je rencontre leurs compagnes. Ils sont venus pour le MCB, le Mondial de la coiffure, cet évènement dont j'apprendrai le lendemain qu'il était à l'agenda de tous les candidats plus ou moins déclarés à la présidentielle. Macron s'y est fait raser par un barbier et Juppé s'est auto-vanné sur l'état de sa propre calvitie.

« On vient s'inspirer, voir ce qui se fait de nouveau, c'est important dans notre boulot. Et puis on vient surtout se moquer des coiffures des gens parce que tu vois, la coiffure, c'est un peu comme la restauration, y'en a pour tous les goûts… Et y'a pas mal de pintades ! »

01h57

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Photo : RC.

« Ca change pas mal d'ambiance, hein ? On est obligé de rester vigilants sur les clients qu'on prend ou pas. Il y a pas mal de psychologie là-dedans, faut sentir qui peut nous poser des soucis ou pas. A une époque, on avait décidé de ne pas servir d'alcool mais c'était trop compliqué. Maintenant, c'est niet ! On évite la « viande saoule ». C'est notamment pour ça qu'on a un vigile qui reste ici jusqu'à 8h du matin ».

Le directeur de nuit a le mot sûr.

2h07

Au fond, un vieux monsieur rondouillard dévore gaiement, entouré de sa famille. « C'est un ancien ponte de la Banque de France, juste à côté. Ca fait 51 ans qu'il vient mais il ne faut pas le déranger. »

2h31

On ne peut pas dire que ce soit la fête ce soir. Pourtant, la salle ne se vide jamais. Quand un groupe part, un autre rentre. Et la danse des pieds de cochon ne s'arrête jamais vraiment.

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Sans que je m'en aperçoive, les tenues ont changé. Des cris résonnent dans la rue Coquillère. Une groupe de jeunes femmes ultra sappées déboule dans le restau.

3h15

« Mais non, ce n'est pas de la polygamie ! Elle, la blonde là, c'est mon amour de jeunesse et l'autre, c'est celle que j'aime maintenant ».

Le videur se moque gentiment de Yann qui, passablement éméché, arrive de la fête de l'Humanité. Décidément, il s'en passe des choses ce week-end en dehors du Pied de Cochon.

Au bout de quelques minutes, Yann et moi sommes les meilleurs amis du monde. Il essaie d'embrouiller un groupe de Finlandais en leur vendant un bobard sur son taff dans le développement de marchés internationaux. De toute la conversation, je n'ai pas compris ce qu'il faisait. Il a la confiance en lui du garçon bien né, un charisme puissant et le regard fou des mecs qui réfléchissent trop. Très vite, je suis attablé avec lui, Caroline et Stéphanie – ses « deux femmes », donc. Je n'ai pas le temps de finir le verre de rouge qui s'est matérialisé devant moi que leurs trois entrecôtes se sont évanouies.

– À une époque, on m'appelait le Bernard Tapie parce que je rachetais des écoles de voile qui se cassait la gueule, à Saint-Tropez, à Hossegor, etc., je les remontais et je les revendais. J'ai fait pas mal de fric comme ça. Maintenant, j'ai un projet au Brésil, c'est un peu compliqué…

– Il n'a pas assez de fonds.

– Si j'ai assez de fonds, c'est juste que.. Oui, si, elle a raison : je n'ai pas assez de fonds.

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La conversation dérive sur nos métiers respectifs, puis on parle de littérature, du putain de sens de la vie. D'ailleurs Caroline conclut sobrement : « En fait, moi, j'emmerde tout ! Je fais ce que je veux, même ici. J'ai montré les cuisines à Steph, tu veux les voir ? Viens avec moi. »

Elle me prend par la main et m'emmène voir, sans la moindre gêne, la cheville ouvrière du resto – les cuisiniers hallucinent un peu de nous voir débarquer mais elle a un tel aplomb que personne ne dit rien.

4h et des poussières

Quand je quitte ce drôle de trio, j'ai encore un peu envie de croire que la nuit parisienne conserve de la magie.

« 4h, c'est l'heure des Parisiens », me lâche un des gérants en passant. Et il a raison. A part un groupe de touristes Asiatiques ultra sapés, il n'y a plus que des Français, et à vu d'oeil des Parisiens.

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Photo : RC.

Dans le fond, un groupe est particulièrement brillant. Une nana dont j'imagine – probablement à juste titre – qu'elle a un job important dans les médias, ne peut s'arrêter de chanter ce grand tube de Régine, avec les paroles dans le désordre : « Ouvre la bouche, ferme les yeux, tu verras ça glissera mieux. Ferme la bouche, ouvre les yeux, non, Ferme les yeux, ouvre la bouche, tu verras ça glissera mieux. »

4h45

–Un groupe de 4 ?

– Quatre groupe de 1.

– A la même table alors.

5h02

« Taubira ! Mais évidemment ! »

Pire que des Parisiens bourrés, je crois que le groupe de ceux qui chantaient du Régine sont des journalistes parisiens bourrés.

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5h15

Des cris, je lève les yeux. Edouard Baer est en train de décliner poliment un autographe devant la porte. Une star va-t-elle finalement entrer ? Non. Il habite juste le quartier, un des serveurs me l'avait dit plus tôt. Le groupe le regarde effaré. Une fille garde les mains collées sur la bouche.

« Et ben, merci Justine ! Pfff ».

Qui c'est qui vient de cramer sa parisian credibility en s'affichant chasseuse d'autographes ? C'est Justine.

5h44

- Vous êtes combien ?

- 1, 2, 3, 4, 5, 8. On est 8. Ils sont où les autres ?

- Ils arrivent, ils descendent du taxi. On arrive de l'hotel Hyatt, on vient de fêter notre diplôme d'Etiopathie.

Silence.

– Je connais très bien monsieur Dufour (le directeur), c'est un ami. On peut l'appeler si vous voulez ?

– Il est en vacances mais il n'y a pas de souci monsieur, entrez, on va vous installer.

Je souffle un mot à celui qui les a accueilli : « Ils ont cru que t'allais les vider ou quoi ? » Sourire entendu.

Evidemment, à cette heure-ci, les cons se multiplient comme les Gremlins. C'est peut-être parce qu'il a commencé à crachiner sur Paris : faut pas les mouiller ni les nourrir après minuit, dit le vieux monsieur chinois dans le film.

Ici, les noctambules qui ont la dalle, c'est un peu le fond de commerce.

6h00

Si 4h, c'est l'heure des Parisiens, 6h c'est celle des connards prétentieux. Du moins, c'est celle choisie par deux groupes qui trépignent parce que les serveurs les font patienter une demi-minute. Et pour cause, la salle est encore assez pleine. « Calme toi chéri, calme toi ».

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6h15

Le premier serveur qui s'est occupé de moi – il y a maintenant 21 heures de cela – me regarde éberlué. Il a fini son shift avant que ma couverture ne soit grillée.

– Vous êtes revenu, monsieur ?

– Non, je ne suis pas parti.

– C'est pas vrai.

Il interroge le vigile des yeux, il n'y croit pas vraiment.

6h51

« On était chez des amis et y'avait pas assez à bouffer alors on est venus se faire un pied de cochon ».

Moi : Et le pied de cochon à cette heure-ci, ça passe encore ?

Fabienne : Ca ne passe qu'à cette heure-ci ! Mais finalement, j'ai pris les moules-cochon. Et du coup, j'ai raté la béarnaise. C'est quand même cool ici pour se faire une grosse bouffe.

Enora : Oui, ça reste une adresse sympa. Et pas tellement gâchée par les touristes. Surtout à cette heure-ci !

Moi : Vous faites quoi après ?

Enora : On se dit qu'il est un peu tard pour aller chez Antoine (une boîte dans le 6e, N.D.L.A) mais qu'on va peut-être essayer quand même. Ca te dit ?

Je laisse filer les deux quadras parisiennes vers le reste de leur nuit.

7h30

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Photo : RC.

Le gérant est revenu depuis un moment, il me félicite d'avoir tenu. Ce n'est pas si facile quand on n'a pas l'habitude, hein ? Je crois que si les bières avaient été moins chères, j'aurais probablement ivre mort sous une table. Il m'offre un petit-déjeuner. Exactement ce que j'ai pris le matin précédent en arrivant. Il connaît son job le bougre.

Je suis littéralement épuisé. Il reste au moins quatre tables pleines. Pas une fois, la salle ne s'est complètement vidée.

8h04

Ca y est, je suis le dernier. En avalant mon omelette, je ne peux m'empêcher de me dire que question ambiance, on est loin de celle qui régnait ici après-guerre. Ca doit faire bien longtemps qu'un clochard ne s'est pas vu offrir une soupe à l'oignon. Et à 29,50€ le menu entrée + plat ou plat + dessert, je doute qu'on puisse parler d'un temple de la mixité sociale. Les stars, elles, ne semblent plus vraiment trop s'y bousculer – on me glissera « quand même » que Bigard, Benabar et d'autres y ont encore leurs habitudes.

Cela dit, la simple existence de ce lieu est une bonne chose, une chose vraiment cool en fait. C'est assez touchant de voir que tant de gens viennent encore se repaître de pied de cochon. Moi-même issu d'une famille de viandards, dans laquelle on tout le monde se passionne pour les tripes et autres parties animales souvent jugées inconsommables, j'ai tendance à m'alarmer de la disparition de vieux bout de culture française des abats.

Et puis y a les gars qui bossent là. À leur manière, ils portent encore ce qu'on peut imaginer de l'ancien esprit des Halles, ils contribuent à le faire vivre. Il y a leur franc-parler, leur sens du service – une certaine dureté qui transpire l'humanité. Si par hasard, il est tard et que vous errez dans Paris, vous devriez probablement passer les voir. Non, en fait, si vous n'y êtes jamais allé, offrez-vous cette expérience. Il n'y a pas de musée où l'on mange mieux.

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À peine cinq minutes que je pense à tout ça et déjà une jeune femme aux traits asiatiques s'installe à quelques tables de moi. Il 8 heure, c'est l'heure du petit-déjeuner : elle commande un pied de cochon à la béarnaise (aouch) et une pinte de bière.

8h57

Voilà, j'ai fait deux tours de cadran. Je me lève et je l'aborde pour lui demander comment elle s'est retrouvée là : « In a guide book, a japanese one ».

Ce sera la conclusion de mes 24 heures passées ici.

Je salue tout le monde et déboule dans la rue. Il fait maussade, il pleut un peu. Qu'importe, il aurait pu neiger que ça n'aurait pas empêché une nouvelle journée sans fin de commencer Au Pied de Cochon.

Quand il n'est pas dehors à s'enfiler de la cochonaille et boire des bières, Jean-Baptiste passe aussi ses nuits sur Twitter.