Avec les brasseurs qui infusent leur bière au Wu-Tang Clan

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Avec les brasseurs qui infusent leur bière au Wu-Tang Clan

Visiblement, placer deux haut-parleurs autour d'une cuve de fermentation et balancer du rap à plein volume permet de stimuler la levure et modifier le goût de la binouze.

Derek Garman était sur le point de sombrer dans la folie. Il avait passé les douze derniers jours à écouter quotidiennement pendant huit heures et à 130 décibels Enter the Wu-Tang (36 Chambers), le premier album du Wu-Tang Clan sorti en 1993. Et il s'était mis sérieusement à maudire son taf.

Derek n'est ni DJ, ni spécialiste de hip-hop – et pas spécialement fan du Wu-Tang Clan. S'il s'est infligé une telle épreuve, ce n'est pas par plaisir mais pour une expérience culinaire.

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Derek a 32 ans et il est maître-brasseur à la Fortnight Brewing de Cary, en Caroline du Nord. Lui et son équipe utilisent les vibrations sonores – et dans ce cas précis, celles du rap East Coast – pour stimuler les levures utilisées pendant la fermentation. Leur but ? Modifier les arômes, le caractère et le profil de la bière en question, la bien nommée Bring da Ruckus, premier titre du Wu sur l'album.

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Avec les autres brasseurs, Derek a donc disposé autour du réservoir deux haut-parleurs de 30 pouces. Ils ont ensuite balancé du Wu-Tang à plein volume pendant les deux semaines de fermentation. Pendant cette expérience plutôt inédite, Derek a même été obligé de porter des boules quies. Le son lui a laissé pas mal de maux de tête et certains de ses employés se sont transformés en véritables zombies.

« Je dirais qu'au bout de deux ou trois jours – à peu près au milieu de la journée – j'ai eu des migraines à force d'écouter encore et encore la même bande-son », a expliqué Derek, qui brasse de la bière depuis six ans.

Un employé de la Fortnight a posé une semaine de congé après une seule journée de ce traitement de choc. Un autre a gagné de belles poches sous les yeux. Derek a choisi de compenser cette overdose de rap en écoutant de la musique classique et de la techno sur ses propres écouteurs.

« N'importe quel type de musique qui passe en boucle pendant douze jours a le pouvoir de vous rendre fou », ajoute Derek. «  C'était assez pénible. »

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L'idée de base était de passer uniquement Bring Da Ruckus pendant six heures, mais les brasseurs se sont assez vite lassés. Du coup, dans un souci de variété et pour leur santé mentale, ils se sont mis à jouer l'album entier.

Utiliser de la musique pour modifier et améliorer la saveur d'un alcool n'est pas vraiment une innovation, mais la tendance n'en est encore qu'à ses débuts. Dans le Kentucky, un distillateur a « aromatisé » de l'eau-de-vie avec du David Bowie. En Autriche, c'est un vigneron qui a fait de même avec de la musique classique. Derek n'est donc pas le premier à utiliser cette idée, ni même le premier à choisir du Wu-Tang Clan pour brasser de la bière. En 2015, la Dock Street Brewery de Philadelphie en a passé pendant six semaines pour fermenter une bière baptisée Ain't Nothing to Funk With, hommage au titre du groupe Ain't Nuthing ta Fuck Wit.

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Tim Beeman, animateur des podcasts « Beer Dads » et « The Less Desirables » dédiés à la bière artisanale, s'apprête à déguster la Bring Da Ruckus

« Nous cherchions à faire quelque chose d'un peu différent en fusionnant la bière et la musique », raconte Colin Spark, 40 ans, copropriétaire de la Fortnight Brewing et un des cerveaux derrière la Bring da Ruckus.

Bien que Colin ait grandi à Newcastle en Angleterre, il a déménagé aux États-Unis lorsqu'il était encore adolescent. Il est allé au lycée à Houston et l'ado britannique qui avait grandi en écoutant les Stones, Bob Marley ou Nirvana, s'est retrouvé propulsé à l'âge d'or du hip-hop américain, et en particulier le Wu-Tang Clan.

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« C'était juste très différent », se rappelle Colin. « Je suis passé de l'Angleterre au Texas où j'ai été bombardé par toutes ces nouvelles expériences culturelles. La montée du hip-hop en faisait partie. C'est à ce moment-là, au début des années 1990, que le hip-hop a transcendé les frontières culturelles. Je me rappelle du moment où j'ai passé 36 Chambers dans ma voiture. C'est comme ça que j'ai découvert le Wu-Tang. Je n'avais jamais rien entendu de semblable. »

L'équipe de Colin a d'abord lancé l'idée de faire infuser de la bière avec The Clash, mais ils ont finalement pensé que la musique rap, en raison de ses fréquences basses et de son rythme saccadé, aurait plus d'effet sur la levure. La brasserie Fortnight, surtout connue pour ses ales d'inspiration anglaise, a ensuite choisi le Wu-Tang en guise de souris de laboratoire sonore pour leur expérience.

« C'était en quelque sorte la bande-son de nos vies », souligne Colin à propos de l'influence des Wu-Tang dans les goûts musicaux des différents propriétaires de la Fortnight.

« Nous avons grandi à l'époque où le hip-hop flirtait avec la funk, ça a influencé toute notre enfance. C'était classique pour nous », ajoute-t-il.

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La Bring Da Ruckus est fabriquée en faisant infuser la bière avec des ondes sonores, dans le but de faire réagir la levure et de créer ainsi de nouvelles saveurs

On pourrait voir là un simple coup marketing, mais Colin n'est pas de cet avis.

« Les vibrations d'une onde sonore font réagir la levure. Elle va donc fermenter différemment et créer de nouveaux arômes. [L'utilisation de la musique] a vraiment changé le profil aromatique de cette bière. »

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Bring da Ruckus est faite avec la même recette qu'une autre IPA acidulée de Fornight, la Bring da Saucer. Colin décrit la Ruckus comme une version « plus amère, moins florale, moins douce ». Par rapport à la bière dont elle est issue, la Bring da Ruckus a un goût est complètement différent.

Pour prouver que cette différence entre les deux bières était bien réelle, Fortnight a décidé de pousser la porte d'un laboratoire et demandé à un scientifique allemand spécialisé dans la bière de mener des analyses.

« Le laboratoire a prouvé qu'il existait une différence chimique entre les deux bières, bien qu'elles soient faites à partir des mêmes ingrédients. La seule différence, c'était la musique. »

Les bières ont ainsi été testées dans le laboratoire agricole Avazyme, en Caroline du Nord. On apprend sur son site internet que le labo «  analyse des aliments pour savoir s'ils sont porteurs d'agents pathogènes ou allergènes, s'ils sont de bonne qualité et pour savoir leur qualité nutritionnelle ainsi que leurs caractéristiques génétiques. »

«  Les vibrations du son – car je pense qu'il s'agit surtout des vibrations – changent l'activité des levures », assure le fondateur d'Avazyme, Volker Bornemann. C'est lui qui a réalisé les tests sur la Bring da Saucer et la Bring da Ruckus.

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« Bien sûr qu'il y a du marketing là-dedans, mais je pense vraiment qu'il y a aussi une différence de goût, » explique Volker

Volker a comparé ces deux bières avec différentes méthodes : chromatographie en phase gazeuse et liquide ou encore spectrométrie de masse.

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« On retrouve différents composants gustatifs qui se trouvent dans la bière grâce aux ingrédients comme le houblon. D'autres qui changent en fonction du processus de brassage. Mais la plupart des saveurs sont produites lors de la fermentation des levures », soutient Volker. Le scientifique vient de Mannheim en Allemagne. Il vit à présent à Raleigh, où il est professeur adjoint dans le département de chimie de l'Université de Caroline du Nord.

« Les levures sont des organismes vivants et on peut supposer qu'elles sont influencées par les vibrations sonores. »

Bien que les bières soient différentes chimiquement parlant, Volker ne peut avancer de données scientifiques prouvant l'influence du son sur les levures – et donc sur le goût de la bière. Il pense quand même que le fait de stimuler ainsi les levures, avec un petit mix du Wu, rend le métabolisme de ces cellules eucaryotes particulièrement réactif.

Même sans preuve scientifique, tout le monde achète les bières infusées à la musique. La brassée Bring da Ruckus a quand même titillé quelques sceptiques, comme Nikki Miller-Ka, une blogueuse culinaire qui brasse sa propre bière depuis dix ans maintenant. Elle n'a pas encore goûté la bière infusée au Wu-Tang.

« Je suis assez sceptique à propos de la Bring da Ruckus. Je sais qu'un laboratoire indépendant a déclaré qu'elle était chimiquement différente, mais ce labo… Je n'y crois pas. Je n'ai pas l'impression que tout cela soit très scientifique. »

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Jordan Keiper, barman à The Tavern dans Winston-Salem, en Caroline du Nord.

Certains brasseurs amateurs, eux, soutiennent qu'il suffit de goûter la Bring da Ruckus pour sentir la différence.

Tim Beeman anime les podcasts Beer Dads et The Less Desirables durant lesquels il parle de bières artisanales. Il a goûté et comparé la Bring da Ruckus avec la Bring da Saucer. Il a pris des notes pour différencier leur goût et le résultat est sans appel : il préfère celle qui a été infusée au rap.

« Dans la première [Bring da Saucer], le goût du houblon arrive tout de suite alors que dans la seconde [Bring da Ruckus], ce goût n'arrive qu'en note finale », explique-t-il entre deux gorgées. «  Elle a un goût plus crémeux, plus riche. Son profil aromatique est plus complexe que l'originale. Elle est plus douce que la première. Si je devais en choisir une, ce serait la seconde [Bring da Ruckus]. Bien sûr qu'il y a du marketing là-dedans, mais je pense vraiment qu'il y a aussi une différence de goût. »

Nous avons également contacté ceux qui ont inspiré le nom de cette bière, mais ni RZA ni Method Man n'ont daigné nous répondre. Heathcliff Berru, le manager de GZA, s'est caché derrière l'emploi du temps chargé de son poulain pour esquiver nos questions.

« On prépare un album », a-t-il confié par email à MUNCHIES.

La première brassée de Bring da Ruckus a été produite en édition limitée. Fortnight en a fait vingt barils, c'est-à-dire à peu près 5 000 pintes – qui ont toutes été achetées et consommées dans les magasins et bars de la région. Malheureusement, la brasserie ne commercialise pas ses produits en dehors de la Caroline du Nord.

La brasserie prévoyait une deuxième brassée de la Bring da Ruckus en décembre. En attendant, la tendance des bières infusées à la musique n'a pas encore bien pris.

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« Le truc génial dans le milieu des bières artisanales, c'est que même en respectant les principes brassicoles, on garde une marge de créativité assez importante pour nous permettre de tester pas mal de trucs », dit Colin qui rêve de sortir toute une série de bières infusées à la musique.

« Je pense que d'autres bières à la musique vont sortir bientôt. Le monde brassicole et ce genre d'expérimentations, ça fait deux. »

Dorian Geiger est un journaliste canadien travaillant sur plusieurs supports. Il a aussi réalisé des documentaires. Il vit entre Doha, au Qatar, et le Queens à New York. Geiger est un collaborateur régulier de VICE. Il a aussi été publié dans le New York Times, Al Jazeera, TIME, Politico, Teen Vogue, la BBC, Fortune, Fusion, le Toronto Star, et d'autres. Vous pouvez le suivre sur Twitter ouInstagram.