Si vis panem, para bellum : voyage du côté obscur de la miche
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Si vis panem, para bellum : voyage du côté obscur de la miche

Zachary Golper est le cerveau derrière Bien Cuit. Cette boulangerie de Brooklyn est devenue le temple de la miche à croûte épaisse, celle qui fait passer les baguettes pour du pain prématuré.

Si « à point » est la cuisson la plus appropriée pour une pièce de choix comme l'onglet, Zachary Golper milite pour qu'on se mette au « bien cuit ».

Sauf que lui parle de pain.

Golper est le cerveau derrière Bien Cuit, une boulangerie de Brooklyn devenue le temple du pain lentement fermenté. Celui cuit à des températures exceptionnellement basses pendant une période de temps exceptionnellement longue. Le résultat ? Une croûte épaisse à la couleur d'acajou tellement pleine de saveurs que les baguettes pâlichonnes que les New-yorkais s'enfilent au quotidien ont l'air bien prématurées en comparaison.

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L'automne dernier, Zachary a sorti (avec Peter Kaminsky) un gros bouquin, décrivant les pérégrinations d'un boulanger du côté obscur de la miche. On y trouve aussi des recettes cousues main pour ceux qui n'ont pas de four pro à but commercial dans leur appart au 4e sans ascenseur.

Pour en savoir plus, j'ai passé un coup de fil à Zachary. On a discuté un peu de tout : science de la cuisine, survivants du passage à l'an 2000 et boulangers travaillant dans cet enfer sur Terre aussi appelé Las Vegas.

**MUNCHIES : **Salut Zachary. Tu racontes qu'avant de tomber dans la pâte à pain, tu fréquentais des gens qui sont devenus des obsédés du passage à l'an 2000 et de la fin du monde. Zachary Golper : Tu vois le moment où tu t'éclipses silencieusement d'une conversation avant de prendre tes jambes à ton cou ? C'était mon lot quotidien – peut-être parce que je ne gagnais pas un rond à l'époque, mon entourage était alors composé de personnes convaincues que le monde allait à vau-l'eau. C'était assez effrayant de voir des gens prêts à abandonner toute morale et traiter les autres en conséquence.

Je n'étais pas dans ce trip. Je n'aimais pas être confronté à cette mentalité – vouloir devenir une mauvaise personne parce que les choses allaient potentiellement changer et le système monétaire s'effondrer. Je me suis dit : « Ce n'est pas pour moi. Je ne pense pas vraiment que le monde va changer, mais je crois que c'est le moment d'arrêter de fréquenter cette bande de tarés. »

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*Et c'est comme ça que tu t'es retrouvé à bosser dans une ferme en Oregon.* Ouais, pas mal comme job alimentaire non ? En plus, j'étais avec un groupe de gens très peace et relax. Ils ne cherchaient des noises à personne. C'était vraiment bien pour moi à cette époque de ma vie – je ne faisais rien d'autre que jouer de la musique, faire du vélo et cuisiner. Je tâtonnais un peu, me demandant ce que j'allais bien pouvoir faire de mon temps sur Terre. C'était l'opportunité rêvée pour méditer sur moi-même, apprendre la fonction des saisons sur les arbres ou les graines, et comprendre le processus de la culture biologique.

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Un pain Pugliese de Bien Cuit. Photo de Thomas Schauer.

Et c'est là où tu as rencontré ton premier mentor en boulangerie, c'est ça ? Ouais. Il y avait cette odeur qui flottait dans ma chambre vers deux heures du matin. Je ne sais pas si tu es déjà allé dans une boulangerie à l'heure où le pain est cuit mais là c'était totalement différent. Le four était en extérieur, donc l'odeur de la farine se mêlait à celle de la forêt. Et je peux te dire que ce mélange est plutôt original.

Je ne pouvais pas y échapper. L'odeur me réveillait et assez vite, je me suis dit que je devais apprendre à faire ce truc. Le type n'était pas très chaud au départ. Quand je me suis pointé pour lui demander si je pouvais observer, il m'a regardé et a dit : « Non ». Ce qui marquait la fin de notre première conversation.

Dans le pur style luddite, le mec n'avait pas d'argent et de clés sur lui. C'était un boulanger de talent, mais aussi un charpentier de formation qui fabriquait des chaises, des armoires ou des trucs du genre.

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J'ai fini par lui proposer mon aide et c'est là qu'il a commencé à me dévoiler sa manière de procéder. J'essayais de l'imiter – je ne savais pas du tout comment juger le degré de cuisson ou quoi que ce soit d'autre. Je ne faisais qu'effleurer la surface de l'art de faire du pain. Les méthodes qu'il utilisait étaient ancestrales – elles remontaient à des millénaires. Il n'y avait rien de moderne dans sa technique de cuisson et sa farine était moulue sur pierre – on faisait pousser nous-même les céréales – pour sa levure il utilisait du levain avec un peu de sel et de l'eau chaude. Il faisait tellement froid que notre seule option c'était une lente fermentation, un peu comme dans les pays d'Europe du Nord et de l'Ouest. C'était l'occasion parfaite pour apprendre ce procédé et je ne réalisais même pas que j'assimilais quelque chose de très important.

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Différentes farines à pain. Photo de Thomas Schauer.

*Une fois ces bases acquises, qu'est-ce que tu as appris ensuite à propos du pain ?* Je me suis consacré à la boulangerie et à la pâtisserie. Je ne faisais rien d'autre, travaillant parfois pendant 19 heures d'affilée pour perfectionner ma maîtrise et apprendre avec les meilleurs. À cette époque, j'ai été invité à bosser à Las Vegas pour y ouvrir une boulangerie dans un hôtel-casino. J'étais chef boulanger sous la direction de Jean-Claude Canestrier. Un mec qui a été désigné Meilleur ouvrier de France et a reçu des distinctions mondiales et nationales pour sa pâtisserie.

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Travailler pour lui a été une vraie chance, pas seulement pour apprendre tout ce qu'il savait sur la pâtisserie mais aussi parce que l'hôtel avait investi beaucoup d'argent dans la boulangerie. J'avais carte blanche pour acheter toutes les farines et les ingrédients que je voulais. J'avais des chambres de stockage dont je pouvais contrôler l'humidité et la température. Ils m'ont aussi fourni un filtre d'osmose inversé qui rend l'eau neutre et un acidifiant pour que je puisse faire varier son pH. Donc si je voulais connaître le goût du pain en Ethiopie, il me suffisait grosso modo de prendre de la farine de teff et de changer le pH de l'eau pour qu'il corresponde à celui en Éthiopie. Ensuite je préparais des injera et je pouvais goûter ces différentes saveurs.

Ironie de l'histoire, j'ai découvert que le pH idéal pour faire du pain à Las Vegas était de 7,2. Et que l'eau du robinet de LA avait un pH de 7,2.

Quand on utilise de la levure locale, il faut se rappeler que ces micro-organismes sont adaptés à leur environnement. Avec mes chefs et mon équipe, on a découvert qu'on obtenait nos meilleurs résultats en travaillant avec la farine la plus locale possible – de Californie, du coup – et en utilisant une eau au pH de 7,2.

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Les baguettes Francese de Bien Cuit. Photo de Thomas Schauer.

Quand est-ce que tu as commencé à faire du pain « bien cuit » ? Je suis allé du côté sombre de la croûte quand je me suis mis à travailler avec du sucre. J'ai compris que la réaction de Maillard était essentiellement de la caramélisation de protéines – et il y en a beaucoup dans le pain. Si je pouvais booster ce processus chimique, j'allais obtenir une croûte à la saveur bien plus forte.

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Cette idée a été renforcée par un souvenir de mon séjour en France. Je n'avais pas un rond à l'époque, donc je vivais surtout de pain et de fromage de chèvre bon marché. J'allais dans les boulangeries et je demandais toujours le pain le « plus obscur » – je les voulais bien sombres. J'écoutais ce que disaient les gens autour de moi, et ils demandaient la même chose, sauf qu'eux disaient « bien cuit ». Je savais que c'était ce que mon palais préférait, et j'aimais la texture.

Quand j'étais à Vegas, j'utilisais une technique de fermentation lente et j'en ai vraiment testé les limites. J'ai découvert qu'en combinant des choses lentement fermentées à froid avec une cuisson à basse température pendant un temps plus long, je créais beaucoup plus de saveurs qu'avec n'importe quel autre procédé de panification. Tout se mettait en place, mais j'ai vraiment beaucoup expérimenté pour en arriver à ce stade, surtout à Las Vegas. Je déteste cette ville et je ne sais pas ce qu'on peut y faire. Je restais à la boulangerie et je faisais mes recherches. À quelle vitesse les différentes céréales fermentent ? À quelle température développent-elles le plus de saveurs ? Quand est-ce qu'elles commencent à décliner ? Pendant ce déclin, quel type de goût produisent-elles ? Est-ce que certaines sont plus acides ? Est-ce que d'autres ont un goût d'alcool qui pourrait être exploité dans d'autres pâtes ?

Et qu'as-tu fait de tout ce savoir en quittant Vegas ? On m'a offert un job à Philadelphie, au Bec-Fin, un des meilleurs restaurants des États-Unis. Mais en arrivant à Philly, je me suis rendu compte que l'eau était atroce et que les conditions de travail étaient encore pires. On n'avait pas de farine locale et mon budget était ridicule. Malgré tout, j'ai pu améliorer mon savoir-faire en relevant tous ces challenges. J'ai vraiment dû réfléchir à la manière dont j'allais mener ma barque. Comme je travaillais pour Georges Perrier, je me suis dit que ça devait être le top. Quand j'y repense je ne suis pas trop nostalgique mais c'est vrai que j'ai emmagasiné de l'expérience – je devais faire du pain dans des conditions difficiles.

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*Et c'est après ça que tu as décidé d'ouvrir ta propre boulangerie.* Quand j'ai ouvert Bien Cuit à Brooklyn, j'avais traversé tellement de choses, je savais ce que je voulais faire, quelles saveurs proposer, quels types de céréales utiliser. Même si ça n'a pas été facile au début, sur certains plans ça allait – notamment le savoir-faire. Je savais déjà comment faire tout ce que je voulais faire. Je savais que les méthodes de fermentation, même si elles correspondaient à New-York, n'étaient pas compatibles avec une production à l'échelle commerciale. Ça allait être une nouveauté sur le marché et ça nous donnait de la valeur en tant que boulangerie de quartier et peut-être en tant que fournisseur.

*Est-ce que les habitants un peu délicats de Brooklyn ont été surpris par ces pains bien cuits ? Les autres boulangeries du quartier proposent toutes des pains dorés, pas cette couleur boisée comme chez Bien Cuit.* Grave. Beaucoup de gens s'exclamaient : « Wahou, c'est vraiment foncé. » Mais on avait entraîné les vendeurs pour qu'ils expliquent ce que « bien cuit » veut dire, pour rassurer les clients et leur faire savoir que rien de grave n'allait leur arriver, « ça va aller, tu vas même sans doute aimer ça. »

Ça a vite marché. Certains clients déjà fidèles ont alimenté le bouche-à-oreille et dès Noël, on avait trouvé notre clientèle.

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Zachary Golper et Peter Kaminsky.

*Tu expliques qu'en ouvrant Bien Cuit, tu savais déjà exactement ce que tu voulais faire. Est-ce que ça veut dire que tu as arrêté tes expériences ?* Non, pas du tout. Plus je m'engage auprès de fermiers responsables, plus j'essaye de faire découvrir aux boulangers des céréales qui ne sont pas utilisées dans le milieu – ils ne devraient pas être effrayés par une céréale parce qu'elle n'est pas très riche en protéine ou autre chose. Quand on fait un pain, et quand on le fait bien, l'important est de bien pétrir la farine. J'aime bien tester jusqu'à trouver le bon ratio et retourner voir le fermier pour lui dire « Ton blé est génial. Si tu veux vendre à des boulangers du coin, dis-leur d'utiliser plutôt ces recettes-là. »

*Merci d'avoir parlé avec moi, Zachary.*