« La Faim Blanche » ou l’angoissant récit de la famine qui a bouffé 10 % de la Finlande

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« La Faim Blanche » ou l’angoissant récit de la famine qui a bouffé 10 % de la Finlande

Comment raconter la faim : celle qui tiraille et qui ronge ? On a demandé à Aki Ollikainen, auteur d'un roman sur la famine, comment il était parvenu à la coucher sur le papier.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
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Famille de mendiants sur la route. Robert Wilhelm Ekman, 1860« Son ventre lui fait mal. La douleur provoque des pincements, puis fait l'effet d'un chat furieux plantant crocs et griffes dans son estomac pour en labourer les parois. La bête est si violente que Mataleena est assaillie de crampes. »

Entre 1866 et 1868, une famine ravage la Finlande. Tout le monde a la dalle. Surtout les paysans qui composent une majeure partie de la population de ce pays rural et qui paient un lourd tribut – on estime que 10 % d'entre eux n'ont pas survécu à ces « années de grande faim ».

Aki Ollikainen, né en 1973, ressuscite ce calvaire dans La Faim Blanche, premier roman publié en Finlande il y a quatre ans, unanimement salué par la critique et récompensé par de nombreux prix (traduit et paru aux Éditions Héloïse d'Ormesson). L'auteur a décidé de suivre Marja et ses deux enfants sur les routes enneigées. Ils ont quitté la métairie familiale direction le sud et Saint-Pétersbourg. « Marja ne peut imaginer que quiconque soit livré à la faim dans la ville du tsar. À Saint-Pétersbourg, il y a du pain pour tous sans qu'on ait besoin d'y mélanger de l'écorce, du lichen et encore moins du foin. »

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Cette famine, la dernière en Europe provoquée par des « causes naturelles », est la conséquence de plusieurs années de mauvaises récoltes et d'un été particulièrement froid (8 à 10 degrés en dessous des normes saisonnières). Ollikainen décrit la faim de manière crue et brutale. Les Finlandais mangent ce qu'ils peuvent : des poissons qui « ressemblent à des serpents », du brochet séché, du bouillon éclairci à l'eau et ce pain dont la farine est mélangée avec des copeaux de bois, de l'écorce et parfois du lichen – au risque de clamser empoissonné.

Robert Wilhelm Ekman, Kreeta Haapasalo Playing the Kantele in a Peasant Cottage / Kreeta Haapasalo soittaa kannelta talonpoikaistuvassa, 1868, painting, oil on canvas, 75 cm x 105 cm, A I 42, Ateneum Art Museum / Finnish National Gallery. Photo: Finnish National Gallery / Antti Kuivalainen.

Kreeta Haapasalo jouant le kantele dans une demeure paysanne. Robert Wilhelm Ekman, 1868

La survie dans ce décor enneigé et apocalyptique – il y a des rumeurs de cannibalisme – rappelle aussi bien les mendiants des tableaux de Robert Ekman (peintre finlandais contemporain des événements) que les tribulations du couple de Cormac McCarthy dans La route ou du trappeur de Michael Punke dans Le revenant (qui tabasse mille fois plus que le film). Le sort s'acharne sur les vivants, que ce soit la froide réalité ou les rêves fantomatiques. La prose sèche d'Ollikainen décrit des scènes où la transhumance des plus pauvres est accueillie avec mépris pendant que les notables d'Helsinki ergotent sur l'état des finances du pays, offrant un écho particulier à l'actualité.

On a donc posé quelques questions à l'auteur sur la manière de transposer la faim à l'écrit, les paysages de Carélie et la situation des réfugiés dans le monde.

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MUNCHIES : Bonjour Aki, qu'est-ce qui vous a poussé à écrire sur cet épisode tragique ? Aki Ollikainen : L'idée d'écrire à propos de cette période assez noire de l'histoire de la Finlande m'est venue dans un cimetière, un jour de Noël. Il y a quelques années, je suis tombé sur une pierre tombale en hommage aux victimes de la famine de 1866 à 1868. Devant ce mémorial, j'ai essayé d'imaginer qui avaient pu être ces victimes de la faim. Je ne suis pas parvenu à voir autre chose qu'une armée silencieuse de fantômes sans visages. Pourtant, ces personnes avaient été bien vivantes – avec leur propre désir et leur propre peur. J'ai senti que je devais écrire à leur sujet. Et, même s'il s'agissait d'une situation unique dans un pays précis comme la Finlande, j'étais persuadé que le thème abordé était à la fois universel et atemporel.

Est-ce qu'en Finlande, la famine est un événement qu'on aborde sans tabou ? Dans mes souvenirs, on en parle de manière très brève à l'école. Quand on étudie cette période de l'histoire, l'attention est plutôt portée sur le sénateur Johan Vilhelm Snellman, le « Père de la nation ». C'est à cette époque que la Finlande affirme son autonomie avec sa propre monnaie et son premier chemin de fer. Il existe deux grands « traumas nationaux officiels » que les auteurs finlandais ont utilisés comme matière romanesque ad nauseam. Il s'agit de la guerre civile qui met le pays à feu et à sang après l'indépendance en 1917 et la Seconde Guerre mondiale. La famine de 1866-68 est une ombre du passé. Aujourd'hui, on lit mon livre à l'école et je rencontre beaucoup de lecteurs âgés qui ont souvent une anecdote familiale sur ces années de souffrance à me raconter. Une manière de rappeler que quelques générations seulement nous séparent de la famine.

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Est-ce que vous avez lu des récits traitant de la faim avant de vous lancer ? Adolescent, j'ai lu La faim de Knut Hamsun [ndlr : prix Nobel de littérature norvégien]. Quand j'ai écrit mon livre, j'ai essayé de trouver des descriptions de la faim dans la littérature finnoise. Quand mon livre est sorti, mon éditeur a publié en même temps un essai sur une autre famine en Finlande, à la fin du XVIIe siècle, écrit par l'historien finlandais Mirkka Lappalainen, Jumalan vihan ruoaska, qu'on peut traduire par « Le fouet de la colère de Dieu ». Ce livre est impressionnant. Lors de ces années 1695 et 1697 qu'on avait rebaptisées « grande mort », un tiers de la population a succombé.

Hugo Simberg, The Wounded Angel / Haavoittunut enkeli, 1903, painting, oil on canvas, 127 cm x 154 cm, A II 1703, Ateneum Art Museum / Finnish National Gallery, Ahlström Collection. Photo: Finnish National Gallery / Hannu Aaltonen.

L'ange blessé. Hugo Simberg, 1903

Comment peut-on retranscrire cette souffrance sans l'expérimenter ? Cette faim dont souffrent les personnages de mon roman n'a rien à voir avec le fait de rater un ou deux repas. En tant que citoyen privilégié d'une société scandinave moderne, je ne pouvais pas en faire l'expérience. En tant qu'auteur, j'ai essayé d'imaginer ce que pouvaient ressentir à l'époque, des individus qui ne savaient pas s'il y allait avoir des jours meilleurs. C'était un sentiment provoqué par l'absence totale de nourriture, l'impossibilité de trouver un abri et la peur d'une maladie mortelle.

J'ai tenté d'écrire une prose qui soit visuellement forte. J'écris une scène comme je prends une photo, en pensant à la manière dont je vais cadrer l'image et quels détails je vais utiliser. C'était plus facile pour moi de décrire l'environnement enneigé dans lequel évoluent mes personnages parce que je vis dans le Nord, où les hivers sont particulièrement froids. Au milieu de cette étendue sauvage et blanche, il est plus simple de comprendre comment un homme peut se sentir écraser par le paysage.

Est-ce que vous avez été influencé par les récents déplacements de population ? Dans l'histoire de l'humanité, il y a des histoires similaires qui ont eu lieu à différentes époques et à différents endroits. Quand j'écrivais le livre, il y avait une famine dans la corne de l'Afrique. Beaucoup de gens avaient été contraints de prendre la route et de quitter leur maison à la recherche de nourriture. Je ne pouvais pas imaginer, même dans mes pires cauchemars, que quelques années après la sortie du roman, il allait y avoir un écho tragique avec la situation des réfugiés. Je pense qu'il y a, entre la Finlande et les zones de crises des réfugiés, la même distance logistique et mentale qu'entre Helsinki et certaines parties de la Finlande il y a 150 ans pendant la famine.

Merci pour vos réponses.