Au comptoir avec Yves, 35 ans de bouteille aux Deux Magots

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Au comptoir avec Yves, 35 ans de bouteille aux Deux Magots

Au cours des trois dernières décennies au service de l'une des brasseries les plus emblématiques de Paris, Yves a vu défiler autant de Parisiens malpolis et de clients illustres que d'étudiants complètement torchés.

Bienvenue dans Last Call, notre colonne qui donne la parole aux employés des bars de quartier, des troquets ou autres brasseries emblématiques qui ont marqué leurs époques. Dans cet épisode on est allés à la rencontre d'Yves qui, en trois décennies de service aux Deux Magots, a vu défiler autant de touristes, de Parisiens malpolis et de clients illustres que d'étudiants complètement torchés.

Après six ans passés en Californie et les quantités absurdes de triple-triple ingérées à In N'Out, mon intérêt pour la gastronomie française était devenu inexistant. J'avais, en somme, pris le rythme américain et j'avais chopé les deux phobies qui vont avec : la bouffe qui s'éternise et les restaurants trop chics.

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C'est pour cette raison qu'en arrivant à Paris je connaissais encore mal « Les Deux Magots ». En fait, la seule image que j'avais de l'endroit se résumait au film La Maman et la Putain de Jean Eustache, quand le personnage d'Alexandre (interprété par Jean-Pierre Léaud) rencontre celui de Veronika à la terrasse du même Café. Mais cette brasserie est évidemment bien plus que le décor d'une petite scène diluée dans 3 h 28 de bande en noir et blanc – c'est un lieu iconique du quartier Saint-Germain-des-Prés, bourré d'histoire, qui respire Paris et l'âme des poètes qui y avaient leurs tables.

En 1884, l'établissement est un café liquoriste aux arômes d'Absinthe et de liqueurs en tout genre où Verlaine, Rimbaud et Mallarmé viennent se retrouver et picoler. C'est à cette époque que le Café « Les Deux Magots » commence à jouer un rôle important dans la vie culturelle parisienne.

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Dans les années 1920, le café accueille les surréalistes d'André Breton, puis dans les années 1950, c'est au tour des existentialistes de Sartre. L'endroit devient rapidement le QG parisien d'artistes nationaux et internationaux – Oscar Wilde, Alfred Jarry, Guillaume Apollinaire, André Gide, Jean Giraudoux, Picasso, Fernand Léger, Prévert, Hemingway, entre bien d'autres – qui se rencontrent, mènent des débats, participent à l'élaboration de leur courant artistique et, il faut bien l'avouer, se la coule douce en terrasse à boire l'apéro.

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En 1933, un petit groupe de surréalistes posés à une table du Café décident de fonder leur propre prix littéraire qu'ils nomment « le prix des Deux Magots » – en opposition à l'académisme du prix Goncourt. C'est à ce moment-là que l'établissement bascule du statut de café liquoriste à celui plus prestigieux de café littéraire. Rien n'a vraiment changé depuis. Les garçons déambulent toujours dans la salle art déco avec un plateau à la main – et perpétuent ainsi les anciennes traditions. Ils sont habillés impeccablement : chemise blanche, nœud papillon noir, rondin noir, tablier blanc, chaussures noires.

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J'ai rendez-vous à 15 heures avec un des plus anciens serveurs de la brasserie. Je rentre dans l'établissement avec 5 minutes d'avance. La pièce baigne dans un anachronisme chronique. Mes fringues délavées, ma veste en cuir et ma paire de Converse sale dénotent. Je checke au comptoir, je m'installe à une table et commande un chocolat chaud. Yves – le serveur emblématique des lieux, celui que je suis venu voir – un type d'une soixantaine d'années, hypersympa, s'installe en face de moi. Il est 15 h 10, son shift commence dans 50 minutes.

MUNCHIES : Bonjour Yves ! Le nom les « Deux Magots », ça vient d'où ? Ça fait combien de temps que vous bossez ici ?

Yves : Le nom des Deux Magots vient des deux statues asiatiques installées sur le pilier central du Café. Quant à moi, ça va faire 35 ans au mois de mars que je travaille ici en tant que serveur. Ça ne me rajeunit pas cette histoire.

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Vous connaissez cette brasserie depuis les années 1980, il y a dû avoir pas mal de changements depuis, non ?

À l'origine, les Deux Magots était un café parisien qui ne servait que des boissons chaudes et de la limonade. Ce n'est que dans les années 1980 que c'est devenu une brasserie comme vous la connaissez aujourd'hui. Et puis, au fil des ans, il s'est métamorphosé progressivement pour devenir un Café plus élaboré avec un chef en cuisine et une pâtissière.

Depuis plus de trois décennies, vous voyez défiler toute sorte de gens, du matin au soir. Est-ce que vous trouvez que la clientèle et l'atmosphère ont changé dans les brasseries parisiennes en 30 ans ?

J'ai l'impression que ces dernières années, Paris est devenu plus triste qu'avant. Les années 1980 et 1990 étaient plus vivantes. Aujourd'hui, tout est plus cloisonné et les rapports entre les gens sont plus difficiles. Ça me rappelle l'Allemagne d'il y a quelques années. Il y avait plus d'apéro à l'époque ; il n'y avait pas d'alcootest et les gens n'hésitaient pas à prendre leurs voitures pour venir boire des coups. Il n'y avait pas d'internet. Ce Café était alors un lieu de rencontre, facile d'accès. Tout le monde fumait des gros cigares à l'intérieur. C'était plus amical. Ça a aussi changé au niveau des mœurs et des attitudes. Quand j'ai commencé ici, le boss, Monsieur René Mathivat, n'acceptait personne en short. Il trouvait que ça faisait débraillé. Aujourd'hui avec le laisser-aller et l'évolution de la société en général, il n'y a plus ce genre de règle – même si on reste quand même un café chic.

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Fringué comme ça, vous ne m'auriez peut-être pas laissé rentrer à l'époque, non ? En effet, je ne pense pas.

Je vois. Quel est le type de clientèle que vous servez ici aujourd'hui ?

En ce qui concerne les Parisiens, on a vraiment une clientèle de quartier. Il y a aussi beaucoup de jeunes qui venaient avec leurs parents quand ils étaient petits et qui ont gardé cette habitude – ils ont aujourd'hui une quarantaine d'années. C'est une clientèle de fidèles en fait. Il y a beaucoup de touristes aussi, évidement. Avant il y avait énormément d'Allemands, aujourd'hui on sert surtout des Japonais, des Coréens et des Chinois.

La réputation du serveur parisien est exécrable ; quand on travaille dans l'une des brasseries les plus iconiques de Paris, est-ce qu'on est tenté de surjouer un peu pour coller au cliché ou au contraire, est-ce qu'il faut être irréprochable dans le service ?

Je n'avais jamais vu ça de cette façon, mais le raisonnement n'est pas bête ! En ce qui me concerne j'essaye d'être le plus professionnel possible et produire un service irréprochable. Il suffit de faire preuve de beaucoup de philosophie et laisser sa vie privée et ses montées d'adrénaline de côté. Je me force même à garder le sourire, quoiqu'il arrive.

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Parmi sa clientèle, les Deux-Magots compte quelques personnages célèbres. Vous en avez servi quelques-uns ?

Oh Oui ! J'ai servi des petits-déjeuners à Simone de Beauvoir et à Sartre. Ils avaient leurs habitudes et n'aimaient pas être dérangés par le monde – c'est pour ça qu'ils venaient le matin. J'ai servi régulièrement des Ricard à Prévert – il se mettait tous les jours à la terrasse et portait un grand chapeau. J'ai aussi servi des acteurs américains comme James Stewart ou des politiques comme le président Clinton et le premier ministre du Canada ; mais aussi Kouchner, Maître Vergès et même Juppé qui venait régulièrement quand il habitait dans le quartier. On a parfois l'occasion de bavarder avec ces gens-là…

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Ça fait du beau monde, en effet ! Sinon, vous avez des anecdotes alcoolisées ?

Je me souviens de cette fois où un ami de Kersauson – un peintre si mes souvenirs sont bons – avait beaucoup trop bu. La soirée avait été mouvementée et chaude et il y avait eu beaucoup de remue-ménage. Mais ce qui m'a le plus marqué, c'était les bizutages des Beaux-Arts de Paris – l'école est juste à côté de la brasserie. Les étudiants buvaient beaucoup trop et ils finissaient tous ivres. On devait cacher les bouteilles d'alcool sous des nappes pour pas qu'ils nous les volent. Tous les ans on avait droit à ce spectacle folklorique. Je me souviens même qu'une fois, les clients de la terrasse s'étaient réfugiés à l'intérieur pour échapper aux 40 jeunes extrêmement saouls qui faisaient les fous dehors. Une femme et sa fille s'étaient même cachées dans les toilettes en bas pendant une demi-heure, par peur de les croiser. Aujourd'hui, ces rituels d'intégration n'existent plus, c'est dommage.

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Vous devez aussi avoir un tas d'anecdotes extraconjugales ?

Les hommes viennent souvent avec leurs maîtresses, c'est bien connu au « Deux Magots » – c'est un lieu intime et discret. Ça reste encore d'actualité mais c'était le cas surtout à l'époque. Plus récemment,je me souviens d'un couple qui est venu ici et qui a commandé du champagne. Après une demi-coupe chacun, ils ont commencé à se disputer et sont partis chacun de leur côté en laissant la bouteille – une à 240 € – quasiment pleine sur la table. Il faut croire que ça s'était mal passé avec sa maîtresse.

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Vous avez bossé toute votre vie en tant que serveur aux Deux Magots ; serveur c'est aussi une carrière ? Vous avez gravi des échelons ici ?

Il y a de moins en moins de jeunes prêts à le faire toute une vie mais oui, c'est une carrière. Je suis aujourd'hui au même échelon que quand je suis rentré ici, il y a 35 ans. J'aime mon métier ; il est intéressant, on rencontre des gens, on apprend, on discute.

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Quels seraient les conseils que vous donneriez à un jeune serveur ?

Quand on rentre dans ce métier il faut de la passion et de la patience, sinon c'est un exercice trop compliqué. On ne devient pas un bon serveur en claquant des doigts. Il faut du temps pour apprendre et se professionnaliser. C'est un métier plus physique que ça en a l'air, il faut y être préparé. Pour être un bon serveur, il faut aussi de la rigueur ; il faut absolument que le service soit irréprochable, constamment. Le but c'est de proposer un service de haute qualité qui s'écarte de celui du garçon parisien de base. La gentillesse est une qualité très importante. Le but, c'est d'être ferme tout en restant sympathique. Mettre le curseur au bon endroit et jongler entre les deux demande beaucoup de philosophie.

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Y a-t-il des choses que vous détestez particulièrement chez les clients, des principes sur lesquels, justement, vous seriez prêt à mettre de côté un peu de votre philosophie ?

Je n'aime pas l'impolitesse. Je trouve que les gens sont de plus en plus mal polis et agressifs. Certains ne disent pas un mot quand vous les saluez, d'autres refoulent leur colère sur vous – même si cela reste tout de même une infime minorité des clients des Cafés… Je n'aime pas non plus quand les gens mettent les pieds sur les chaises ; généralement je les rappelle à l'ordre gentiment. Le respect est une valeur importante.

Merci pour votre temps Yves, et pour le chocolat chaud aussi. À la prochaine.

Félix écrit pout MUNCHIES et ailleurs sur le web. Toutes les photos sont de Melvin Israël.