Gino's Gay Talese
Illustration : François Maumont pour Munchies FR

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Food

Osso bucco, zèbres et papier peint : à la gloire de chez Gino’s

L’histoire d’une institution new-yorkaise racontée par une autre institution new-yorkaise (et un de ses plus fidèles clients) : Gay Talese.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

Il y a des restaurants que l’on croit connaître alors qu’on n’y a jamais foutu les pieds, qu’un océan nous sépare et qu’ils ont fermé depuis presque une décennie. C’est le cas du Gino’s, restau italien situé sur Lexington Avenue, pas loin de la 61st street, une institution new-yorkaise fréquentée en leur temps par Frank Sinatra ou Jackie Kennedy.

S’il paraît si familier, c’est peut-être parce qu’un de ses clients réguliers, l’écrivain Gay Talese, considéré comme un des pères du « nouveau journalisme », l’a immortalisé à plusieurs reprises. Dans Gino’s, restaurant au long cours, par exemple, article publié en 1995 dans le New Yorker à l’occasion des 50 ans de l’adresse (que vous pouvez lire en VF dans Tout est affaire d’imagination, recueil de reportages et de portraits paru aux Editions du sous-sol).

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On y apprend notamment que le restaurant a ouvert en 1945 et qu’il n’a pas vraiment bougé depuis. « Au cours du demi-siècle qui vient de s’écouler, son mode de fonctionnement n’a pratiquement jamais changé – pas de réservations, de cartes de crédit ou de serveurs arborant des boucles d’oreilles », raconte Talese qui s’attarde ensuite sur un élément incontournable des lieux.

« Après avoir bu deux verres de sambuca, j’ai compté trois cent quatorze zèbres, et j’ai remarqué pour la première fois qu’il manquait une rayure sur la croupe de la moitié d’entre eux. »

« Les murs de la salle et de l’entrée de ce restaurant rectangulaire sont tapissés d’un papier peint rouge tomate ayant pour motif quatre rangées de zèbres qui bondissent afin d’éviter une nuée de flèches qui volent droit sur eux. Il y a quelque temps, après avoir bu deux verres de sambuca, cette liqueur anisée italienne, j’ai compté trois cent quatorze zèbres, et j’ai remarqué pour la première fois qu’il manquait une rayure sur la croupe de la moitié d’entre eux. »

Le papier peint est un choix de feu le propriétaire des lieux, Gino Circiello, qui, en bon chasseur amateur n’ayant pas les moyens de se payer un safari, s’est dit qu’il pouvait au moins avoir des équidés sur son mur dans un style assez proche de la caverne rupestre napolitaine.

« On ne voulait pas la vue classique du Mont Vésuve », confiait Circiello qui, trop superstitieux, ne corrigera jamais l’erreur initiale du designer – même après l’incendie qui se déclare dans les cuisines au milieu des années 1970 et qui oblige Circiello à le changer.

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Ce décor unique est probablement tout ce qui sépare Gino’s des autres restaurants italiens de l’Upper East Side. Il finira même par l'incarner mieux que la clientèle ou les plats – il est même cité par Wes Anderson dans La Famille Tenenbaum.

De l'avis de tous, la cuisine du Gino's envoyait des choses simples à prix modéré ; osso bucco, lasagne, zuppa di pesce ou vitello alla genovese dans une salle où l'acoustique rendait chaque repas inaudible et où les tables étaient aussi confortables que le siège côté porte d’un métro bondé.

« Ils ont le même menu depuis le début. Les mêmes serveurs. Qu’est-ce qu’il y a de plus permanent que ça à New York ? »

Lucio Manisco, correspondant du Messaggero, quotidien romain, à New York, y a mangé pendant plusieurs décennies. Il racontait dans un numéro du New York Magazine de 1977 : « Gino est à la tête d’un restaurant qui cartonne. Et il n’a qu’une angoisse : il ne sait pas pourquoi ça marche ».

Peut-être que la peur de perdre un des ingrédients de sa recette miracle poussera Circiello à ne toucher ni au papier peint, ni au menu – « Ils ont le même depuis le début. Les mêmes serveurs. Qu’est-ce qu’il y a de plus permanent que ça à New York ? », renchérit Manisco. Et l’ancien chef, Michele Miele, dégaine d’Affranchis, d'ajouter : « Le monde change mais rien ne change chez Gino’s ».

En 2010, une hausse de loyer de 8 000 dollars oblige le restau à mettre la clé sous la porte. Gino’s est remplacé par la chaîne Sprinkles Cupcakes. Au milieu des « nécros », Talese raconte son Gino's, « la première fille sophistiquée que j’ai rencontrée m’y a emmené », le fait d'avoir vu tous les maires de la ville y manger. Mais il a bien compris qu'une seule chose lui survivra ; ce foutu papier peint.

Tout est affaire d'imagination, Gay Talese, Editions du sous-sol.


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