Si vous avez l'estomac fragile ou que vous êtes à l'affût des dernières « tendances food branchées », désolé mais il va falloir passer votre chemin car la cuisine lyonnaise n'est pas faite pour vous.Manger « comme un gone dans un bouchon lyonnais », c'est s'attabler à l'autel de la bonne chère en respectant religieusement le célèbre précepte : « Au travail on fait ce qu'on peut, mais à table on se force. » C'est participer à un festival de gratins, de plats en sauce, et d'à peu près toutes les extrémités animales : du pied de porc à la tête de veau, en passant par les oreilles, la langue ou le museau.
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Des repas dominicaux chez ma grand-mère à ces fameux restaurants traditionnels, la cuisine lyonnaise est – malgré toute la tendresse que je porte pour ma grand-mère et sa cuisine – tellement roborative qu'elle fait souvent rentrer chez soi en roulant par terre, après s'être promis de ne plus jamais recommencer.
Les plats emblématiques de la gastronomie lyonnaise sont l'héritage de celles que l'on appelle les « mères », des cuisinières de familles bourgeoises qui décidèrent de prendre leur indépendance en ouvrant leurs propres établissements.
Dès 1759 par exemple, la mère Guy tient une guinguette connue pour ses matelotes d'anguilles d'eau douce. Mais c'est véritablement à partir de l'entre-deux-guerres que les mères se font une solide réputation, notamment grâce au célèbre critique Curnonsky, le Prince des gastronomes, qui les encense et qualifie pour la première fois Lyon de « capitale mondiale de la gastronomie ».LIRE AUSSI : « Dans ses yeux brille l'ultime étoile » : avec le plus grand fan de Paul Bocuse
Parmi ces pionnières, certaines demeurent encore célèbres : la mère Brigousse – connue pour ses « tétons de Vénus », des quenelles en forme de sein –, la mère Filloux ou encore la mère Blanc, dont le chef étoilé Georges Blanc est le petit-fils.Mais c'est surtout la mère Brazier qui est restée gravée dans les mémoires. Si elle représente encore aujourd'hui une institution à elle toute seule, c'est parce qu'elle a transmis son savoir-faire à son apprenti de l'époque Paul Bocuse, et qu'il lui a bien rendu. Mais c'est surtout parce qu'en 1933, elle obtient trois étoiles au guide du Michelin, une première pour une femme. Plus de 80 ans plus tard chez La Mère Brazier, où officie désormais le chef Mathieu Viannay, on perpétue toujours l'esprit de celle que Jacques Prévert appelait « l'ardente Brazier ».
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La cuisine lyonnaise s'est ensuite incarnée dans les fameux bouchons, restaurants à l'ambiance familiale et traditionnelle, perpétuant la renommée gastronomique de la ville. L'origine de leur nom est d'ailleurs inconnue, et je vous mentirais si je vous disais avec certitude qu'il s'agit de l'évolution de mot « bousche », cette branche de pin que l'on plaçait autrefois au-dessus de la porte pour se différencier des autres restaurants. À l'époque, on y va à toute heure pour manger des « mâchons », victuailles qui faisaient office d'en-cas, comme les grattons, morceaux de gras de porc frits, ou de la « cochonnaille » diverse la plupart du temps constituée de rillettes, de pâté de campagne, de rosette, de Jésus (le saucisson lyonnais) ou encore de tripes.
Autrefois fréquentés par les canuts, les ouvriers tisserands de la soie du quartier de la Croix-Rousse, les bouchons rassemblent aujourd'hui un joyeux mélange de vieux habitués et de touristes en quête d'aventure gustative dans la capitale des Gaules. Contrairement à ce que l'on peut penser, les bouchons ne se situent pas nécessairement dans le quartier du vieux Lyon – très touristique. Historiquement, il en existait un peu partout, mais c'est surtout dans le 7e arrondissement, à Gerland, que beaucoup ont fleuri. Comme la Halle Tony Garnier (aujourd'hui transformée en salle de concert), de nombreux abattoirs permettaient aux bouchons de servir une cuisine économique à base d'abats. En clair, ce sont toutes les parties animales les moins nobles, comme les glandes ou les organes internes (les tripes, le foie, l'intestin) qui ont bâti la renommée gastronomique lyonnaise.Si les abats constituent une grande partie du patrimoine culinaire lyonnais, le gourmet pourra aussi compter sur les poissons d'eau douce de la région. On compte donc le brochet, mais aussi l'écrevisse ou encore l'anguille.
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Situé à l'angle d'une ruelle du quartier d'Ainay, [le café comptoir Abel](http://cafecomptoirabel.com/#Le Café Comptoir Abel) – probablement le plus ancien d'entre eux – est un lieu chargé d'histoire. Chaises en bois, pots de rouge et nappes à carreaux, la déco est – comme les plats qui y sont proposés depuis plus de 40 ans – intemporelle et bien dans son jus.
Son chef Alain Vigneron explique qu'« ici, pas d'ambiance guindée ni de produits importés : on fait simple et surtout, on fait maison ». Un chef qui vous servirait un morceau de viande transformée à l'origine douteuse vendrait son âme au diable. Car ce qui donne tout son sens à cette cuisine, c'est la fraîcheur du produit et la simplicité avec laquelle on le travaille, sans jamais chercher à le dénaturer. Si un jour vous demandez un pied de porc, ne vous étonnez pas d'avoir l'impression qu'il vient d'être fraîchement coupé et mis dans votre assiette. L'avantage, c'est qu'au moins on ne vous aura pas menti sur la marchandise.
Car généralement, tous les produits proviennent des alentours. Chez Alain, « la charcuterie vient des monts du Lyonnais, le poulet de Bresse ou d'Auvergne, le vin du Beaujolais, le poisson des Halles de Lyon, le fromage de la mère Richard ». C'est d'ailleurs la condition pour qu'un bouchon bénéficie du label « Bouchon lyonnais » créé en 2012 par la chambre de commerce de Lyon pour différencier les vrais bouchons (on en compte seulement une vingtaine) des attrape-touristes.
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« Ici notre spécialité ? C'est la quenelle ! » s'exclame Alain Vigneron. Difficile de passer à côté de cette incontournable lyonnaiserie, qu'il cuisine – comme la plupart des autres bouchons – au brochet et à la sauce Nantua. Car si les abats constituent une grande partie du patrimoine culinaire lyonnais, le gourmet pourra aussi compter sur les poissons d'eau douce de la région. On compte donc le brochet, mais aussi l'écrevisse ou encore l'anguille. La quenelle est un plat à base de farine (ou de semoule) préparée avec de la chair de brochet, souvent en forme allongée. La sauce Nantua quant à elle est à base de beurre d'écrevisse, pêchée dans le lac de Nantua dans l'Ain.
De toutes les spécialités lyonnaises, la plus connue – et la plus grasse aussi – est sans doute le tablier de sapeur. Pourtant, c'est un mets si pantagruélique qu'il n'a plus tant de succès dans les bouchons. Au point que certains l'ont carrément enlevé de leur carte. En fait, on en parle beaucoup plus qu'on en mange. Le tablier de Sapeur tiendrait son nom du Maréchal de Castellane, gouverneur de Lyon sous Napoléon III. Cet ancien sapeur du Génie et grand amateur de tripes aurait comparé ce morceau de panse pané au beurre aux tabliers en cuir que les sapeurs endossaient pendant les travaux de force – ça vous donne une petite idée de la consistance du truc.
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« Avant, c'était entrée-plat-dessert, le tout arrosé d'un pot de rouge et d'un peu de chartreuse pour digérer. Aujourd'hui, on se contente d'un plat », confie une habituée, entre deux bouchées, justement, de son tablier de sapeur. En bonne Lyonnaise, j'avais choisi là même chose ce jour-là et, malgré toute la bonne volonté du monde, je n'ai pas réussi à aller au bout du combat qui m'attendait dans l'assiette.
Comme pour les plats, les fromages et desserts regroupent aussi leur lot d'incontournables. Chez Abel, c'est la « tarte fine aux pommes », mais dans tous les bons bouchons lyonnais on trouvera aussi la tarte à la praline, les bugnes, ou encore la cervelle de canut. Cette dernière est une spécialité fromagère à base de fromage blanc, d'échalotes et de fromage de chèvre frais.
On l'aura bien compris, si les gones – surnom d'abord donné aux enfants puis aux Lyonnais en général – sont très attachés à l'authenticité de leurs plats, c'est parce que pour eux, ils relèvent du sacré. Le chef explique d'ailleurs que les nombreux habitués qui franchissent le seuil du bouchon chaque jour tiennent à leurs habitudes : « Non seulement ils ont leur propre rond de serviette et gueulent s'ils n'ont pas leur table attitrée mais en plus, ils savent déjà précisément ce qu'ils vont manger. » Amen.