En Inde, dans l'usine qui fabrique vos sachets de thé

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En Inde, dans l'usine qui fabrique vos sachets de thé

Nichée sur les hauts plateaux du Kerala, la Lockhart Tea factory produit chaque année l'équivalent de 20 millions de kilos d'un thé parmi les plus purs du pays.

L'usine de thé Lockhart dans l'état du sud de l'Inde du Kerala. Crédit photo : Ellie Pashley.

« Je bois au moins six tasses de thé par jour », me balance Asumugam en préambule, comme pour annoncer la couleur. Pas étonnant, il tient le café en face de la Lockhart Tea Factory, la grande usine de thé que l'on trouve à la sortie Munnar, une ville du sud de l'Inde.

Abhishek, son fils ado rebelle et grand fan de heavy metal, refuse quant à lui de boire le thé chaud – c'est trop ringard, il préfère le boire glacé. Il est 17 heures chez l'un des plus grands cultivateurs de thé du sud du pays et quelques secondes plus tôt, une sirène retentissait pour marquer la fin de la journée de travail.

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C'est le moment que choisit Aldrin, notre troisième protagoniste, pour entrer en scène et ajouter son grain de sel : « Moi je bois 15 tasses par jour, exactement comme le faisait mon père. »

La plantation Lockhart.

La culture british du thé ne peut pas se résumer au tea time et à ses tasses de thé. Pour remonter aux origines, il faut partir à des milliers de kilomètres de Londres, dans le Kerala, l'État le plus au sud de l'Inde. C'est là-bas, à 1 500 mètres au-dessus du niveau de la mer, que se trouve le Munnar, la région de culture du thé la plus en altitude du monde. Les locaux affirment que c'est chez eux que l'on commercialise le meilleur thé – et le fait que bon nombre d'entreprises britanniques se fournissent dans cette région semble confirmer leurs dires. On retrouve notamment du thé qui a poussé sur les collines imposantes du Munnar dans les mélanges de la marque Tetley et PG Tips.

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Harrisons Malayalam, le propriétaire de l'usine Lockhart, produit 20 millions de kilos de thé chaque année, un gros volume de production qui vient s'ajouter à ceux des nombreuses autres usines du coin.

« Le thé qui pousse ici est l'un des plus purs d'Inde, affirme Asumugam, qui a 44 ans d'expérience dans le milieur. On ne vend pas aux entreprises indiennes, l'intégralité de notre thé est exportée, partout dans le monde depuis l'Islande jusqu'à la Chine ou l'Angleterre, bien sûr. »

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Ma visite de l'usine tombe en pleine saison des pluies : un choix discutable pour ce qui est de mon bronzage, mais judicieux pour étudier la production de thé, exceptionnellement abondante à cette époque de l'année. La ville la plus pluvieuse d'Angleterre ne pourrait pas rivaliser avec les litres de flotte qui tombent ici du ciel chaque jour à cette période, c'est dire. Ajoutez à ces pluies diluviennes un froid vif et cette petite odeur magique de cardamome qui flotte dans l'air et le Kerala possède officiellement le climat idéal pour profiter d'une bonne infusion.

D'ailleurs ici, tous les restaurants ont la tasse de thé fumante à leur carte – petits bouis-bouis et vendeurs de rue ambulants compris.

Ma première idée reçue est qu'il y existe autant de types de plantes qu'il y a de types de thés. C'est Ganesh, mon conducteur de rickshaw, qui m'expliquera le premier que ce n'est pas le cas en me montrant au dehors les feuilles de thé qui partent dans toutes les directions et se perdent dans le paysage vallonné.

« Tous les types de thé viennent des mêmes arbustes. Celles qui sont en haut sont blanches, ce sont les pousses les plus jeunes, dit-il. Elles partent surtout pour la Chine car ce goût un peu herbeux est celui que les Chinois préfèrent. Les feuilles juste en dessous, plus grandes, sont utilisées pour le thé vert. La troisième sorte de feuilles, toujours plus en dessous et encore plus grandes, est utilisée pour le thé noir. Enfin, les feuilles les plus basses sont réduites en poussières et utilisées en complément. En gros, plus les feuilles cueillies sont âgées, moins le thé est de bonne qualité. »

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Un tour de rickshaw avec Ganesh.

Ganesh a conduit toute sa vie sur les routes précaires et abimées par la mousson du Munnar. Il est marié à une cueilleuse de thé. Au loin sur le bord de la route, j'aperçois des centaines de cueilleurs qui se distinguent dans la brume. Ils donnent l'impression de braver les vents forts et la pluie battante à mesure qu'ils marchent sur la terre boueuse, entre les arbres a thé.

« La Compagnie anglaise des Indes orientales a planté ce thé il y a 130 ans, explique Ganesh. Plus le théier est vieux, meilleur est son goût, dit-on. Les théiers qui poussent le plus haut sont aussi supérieurs en goût. »

Parce que les locaux sont attachés à cette philosophie, des arbustes centenaires s'épanouissent encore aujourd'hui, parfois à plus de 1 800 mètres.

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Dans les années soixante, quand les Britanniques ont fini par se désintéresser de l'Inde, le conglomérat indien Tata a acheté beaucoup de plantations, tout en promettant d'apporter aux cueilleurs, paraît-il, de meilleures conditions de travail et des avantages sociaux de poids. Ganesh me surprend en train d'écrire plein de notes à l'arrière de son rickshaw et décide de s'étaler un peu sur ce conglomérat qui est aussi l'employeur de sa femme.

« Tata paye les logements de ses employés, dit-il. Ils payent aussi pour leurs soins médicaux et ceux de leur famille, ainsi que pour l'école des enfants. »

Ganesh habite dans l'une des nombreuses « maisons Tata » bariolées que l'on croise un peu partout dans la ville. Ses jeunes enfants vont dans une école financée par la compagnie.

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La culture britannique est encore très présente dans la région du Munnar. On retrouve son influence dans de nombreuses choses et pas seulement sa passion pour le thé. Les cabanes au bord de la route vendent des fruits et légumes typiques comme des carottes, des pommes et des mûres – jamais de mangues ou de noix de coco, à cause du climat pluvieux. Les chauffeurs de rickshaw vous accueillent avec un « Lovely jubbly ! » (une expression très british qui date des années quatre-vingt-dix et pourrait se traduire par « super-chouette »), et le plus gros carrefour de la ville se nomme « Churchill Bridge ».

Plus loin dans les champs, les cueilleurs de thé utilisent des genres de grands ciseaux industriels qui font aussi office de panier pour couper et récolter les feuilles de thé quand elles tombent. Pour 30 kg récoltés – le résultat d'une bonne journée – ils sont payés 301 roupies, soit environ 4 €.

Le boulot est beaucoup plus dur qu'il n'y paraît. Les cueilleurs de thé déambulent sur les chemins pentus et mouillés à une vitesse effrayante. Pendant la saison des pluies, chacun des milliers de théiers a besoin d'être récolté tous les 7 à 10 jours. Ensuite, les feuilles sont emmenées à l'usine pour être transformées.

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La première chose qui frappe quand on entre dans cette usine, c'est l'odeur. Une odeur de feuilles sèches et sucrées, un arôme enivrant qui s'exportera dans les milliers de salons de thé du Yorkshire. Si Willy Wonka avait été fanatique de thé, cet endroit aurait été son paradis. Et la mention « photos strictement interdites » n'a pour effet que d'ajouter au charme et au mystère de l'endroit.

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« Quand les feuilles arrivent ici, on a d'abord besoin de faire sortir toute l'eau qu'elles contiennent, m'explique Arun, le guide qui m'accompagne. Cela prend parfois jusqu'à 17 heures. »

Ensuite, les feuilles de thé sont roulées ensemble dans les machines centenaires couleur pistache qui s'alignent dans le grand hangar. Des hommes en uniforme vert sombre remplissent de piles de thé l'un des plus vieux rouleurs encore en activité. Le rouleur porte le nom de Britannia – encore un indice du passage des Britanniques dans cette usine.

« Ici, les feuilles sont enroulées et réduites », poursuit Arun en me montrant un petit bout de thé entortillé.

Le procédé d'oxydation est celui par lequel la magie arrive ; chaque pression donne un arôme différent. Le thé passe alors du vert gazon au marron foncé, une couleur que l'on a déjà plus l'habitude de voir dans nos tasses.

« Plus longtemps le thé est laissé ici, plus fort il sera. La couleur foncée de la feuille est le meilleur indicateur de sa puissance », ajoute Arun. Après cette étape, des séchoirs brûlants suppriment toute eau restante.

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Le bâtiment « Assurance qualité » de l'usine Lockhart.

Toute la technologie à l'œuvre dans la dernière pièce que je visite me ramène brutalement au XXIe siècle. Arun et les autres travailleurs m'expliquent non sans fierté que chaque feuille est ici filtrée six fois par les capteurs électroniques de leur dernier engin à guidage laser. Cet achat récent n'est pas seulement le signe que la demande en thé est croissante, mais aussi que les exigences en termes de qualité ont augmenté.

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Pour ceux qui en douteraient encore : on ne blague pas avec le thé, ici. Harrisons Malayalam, le boss de l'usine, a fait un tabac à la « Golden Leaf India compétition » (un genre de festival de Cannes pour les producteurs de thé) en ramassant pas moins de huit récompenses. À l'intérieur du bâtiment « Assurance Qualité », des hommes aux airs satisfaits se reposent en sirotant leur tasse et écrivent des notes toute la journée – ça ressemble quand même vachement au job le plus détente du monde.

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Le thé Orange Pekoe de chez Lockhart.

Je termine mon voyage aux origines du sachet de thé là où je l'ai commencé : dans le café de l'usine, où c'est tea time autour d'une tasse de thé OP « Orange Pekoe », l'un des grades de thé noir selon la classification anglaise, il s'agit d'un thé à base de jeunes feuilles. Le nom que l'on a donné à ce thé renvoie plus à la couleur cuivre délicate de sa robe, qu'à une hypothétique parenté avec le Earl Grey. Asumugam le sert pur, sans aucun type de sucre, dans une tasse en verre qui révèle son éclat ambré.

Nous partageons enfin tous les deux ce soupir entendu qui vient après la première gorgée de n'importe quelle bonne tasse de thé. Même si pour lui, c'est la cinquième de la journée.

Toutes les photos sont de Ellie Pashley.