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L'histoire infecte du fromage le plus puant d’Angleterre

Le « Stinking Bishop » est un fromage anglais à l'odeur tellement fétide qu'il provoque des petits spasmes à chaque bouchée.
Chris Martell. Photo by the author.

Dans la vie, certaines choses se rejoignent parfois au même endroit et au même moment pour créer un truc tout simplement beau – un peu comme les deux aiguilles d’une montre. De cette rencontre plus ou moins fortuite entre différents composants nait l’excellence. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec le « Stinking Bishop ».

Chaque petite meule de ce fromage à l’onctuosité complexe dégage une odeur de protège-couille assez éloignée de l’idée qu’on se ferait d’un mets raffiné. Pourtant, ce frometon, c'est la véritable star du Gloucestershire. Une sorte de divinité immaculée qu’on aurait traînée dans la boue jusqu’à donner cette saveur nauséabonde.

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Le « Stinking Bishop » est d’ailleurs beaucoup plus qu’une simple petite piqûre olfactive fétide, c’est un frometon capable de donner un sacré coup de fouet à vos sens et, officiellement, le plus puant de toute l’Angleterre.

Ont joué un rôle dans la création de ce formage : des moines, un homme qui bat sa femme, une espèce menacée de disparition et un lapin-garou. Ne soyez donc pas étonné si quelqu’un, un jour, lance une pétition en ligne pour l’ajouter sur la Croix de St. George, le drapeau de l'Angleterre..

Le « Stinking Bishop » est tellement anglais que son créateur confesse qu’il ne « sait toujours pas comment faire du fromage » – alimentant du même coup un certain nombre de clichés sur les Britanniques et l’humour pince-sans-rire. Charles Martell, ancien camionneur et distilleur, produit ce fromage dans un petit village à l’extérieur de Gloucester. Un cadre particulièrement modeste derrière lequel se cache une histoire assez dingue.

L’arôme enivrant qui se dégage du « Stinking Bishop » fait déjà le siège de mes narines alors que je me trouve à l’extérieur de la petite fabrique.

« Le nom est assez évocateur mais si vous faites des recherches, même sommaires, sur le fromage, vous allez voir que Martell est un artiste et qu’il connaît incroyablement bien son sujet », dit Joseph Yeager du magasin La Fromagerie à Londres. « Ici, le Stinking Bishop est un des cinq fromages les plus connus. Quand les gens entendent ou lisent son nom, ils sont immédiatement pris d'un petit rictus familier. »

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La réaction physique qui s'empare de vous quand vous êtes exposés à une bouffée de ce fromage en putréfaction ? Un spasme plutôt qu'un rictus. Je suis à l’extérieur du petit atelier de la ferme de Martell et déjà, l’arôme enivrant qui se dégage du « Stinking Bishop » fait le siège de mes narines. Le propriétaire m’invite dans sa cuisine. La pièce donne sur une volière occupée par trois tourterelles des bois et deux canards mandarins.

« Si vous conservez une espèce uniquement parce qu’elle est rare, elle va le rester à tout jamais », raille Martell qui prend très à cœur son engagement pour la défense de l’environnement. Par le passé, il a même voyagé sur les traces de la nette à cou rose et de la grande ouette marine des îles Falkland.

Je ne voulais pas qu’on les relâche dans la nature et qu’on les regarde dans le blanc des yeux. Je voulais qu’on leur rende aussi leur fonction première : faire du fromage.

Mais c’est une autre espèce qui va attirer son attention et même son imagination : la Old Gloucester, une race de bovin britannique vache – beaucoup moins exotique.

« Je me suis installé dans le Gloucestershire pour travailler avec The Wildfowl and Wetlands Trust (une organisation à but non lucratif qui s'occupe de la protection des zones humides et des sauvagines) notamment à Slimbridge. Un de mes boulots était d’aller dans les fermes pour acheter des poules pondeuses capables de couver des œufs de canard », raconte Martell. « Un jour, je vois dans une étable un drôle de bœuf. Je demande au fermier ce que c’est et il me répond : ‘C’est un Old Gloucester.’ Et je vous jure qu’à ce moment-là, il y a quelque chose qui fait tilt dans ma tête. »

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Une des Old Gloucester dont le lait est utilisé pour faire du Stinking Bishop. Photo de l'auteur.

Les spécimens d’Old Gloucester étaient originellement utilisés pour la reproduction et les travaux des champs. On en observe en Angleterre dès le XIIIe siècle mais les maladies et les tendances dans l’élevage auront presque fait disparaître l’espèce. Martell s’était donné pour mission de sortir ces vaches de l’oubli ? Problème, il a du mal à en trouver. En 1972, il n’y a plus qu’un troupeau recensé – qui est classé « espèce en voie de disparition ».

« Vous avez cet animal incroyablement rare – un mythe, une légende – sur lequel il est presque impossible de mettre la main », raconte Martell. « Je me suis dit, Charles, tu vas avoir ce troupeau et tu vas faire du fromage. Je ne voulais pas simplement qu’on les relâche dans la nature et qu’on les regarde dans le blanc des yeux. Je voulais qu’on leur rende aussi leur fonction première. C’était ça ma philosophie. Et on a réussi à la suivre. »

J’ai lavé la croûte du fromage avec du poiré pendant que le fromage maturait. Il s’avère que ça puait vraiment.

Avec l’aide de sa première femme, Martell a commencé à produire du fromage Double Gloucester qu’il vend au marché voisin de Ledbury dans les années 1970. Il découvre ensuite qu’une ferme de cinq hectares qu’il vient d’acquérir avait été construite sur les fondations d’un vieux repaire de moines Cisterciens. L’idée du « Stinking Bishop » vient de germer.

« Je me suis dit, OK, faisons du fromage monastique. Quelque chose qui ressemble au reblochon, avec un fromage à croûte lavée. Je n’avais jamais appris à faire un tel frometon mais j’ai lu des bouquins et j’ai testé quelques trucs, tentant de trouver l’inspiration dans des techniques utilisées par les moines au XVIIe siècle », explique Martell. « J’ai lavé la croûte du fromage avec du poiré pendant que le fromage maturait. Il s’avère que ça puait vraiment ».

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En gros, Martell se retrouve avec un fromage qui empeste sur les bras mais qui est délicieux et qui n’a pas de nom. Coïncidence, une des variétés de poire qui pousse dans son jardin a été baptisée du nom d’un « fermier appelé Frederick Bishop qui battait sa femme ». En bon poivrot qui ne se lave pas, le mari violent avait rapidement été affublé du surnom de « Stinking Bishop ».

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Photo via Flickr user Ryan Snyder

Martell prétend que le gars en question vivait en face de sa ferme au XIXe siècle et que c’est comme ça que la poire a récupéré ce nom. « J’ai demandé à plusieurs personnes et elles m’ont toutes supplié : ‘Oh non tu ne peux pas l’appeler comme ça ! Ce n’est pas sérieux. Ça ne se fait pas.’ Mais je l’ai fait », assène fièrement Martell.

Carole Faukner, propriétaire de la fromagerie The Cheese Shop à Chester, vend du « Stinking Bishop » depuis sa création. « Il n’y a vraiment rien de semblable dans ce pays », assure-t-elle. « Les gens rentrent dans le magasin et demandent ‘Est-ce que vous avez…’ Je les regarde et je sais qu’ils vont me demander si j’ai du Stinking Bishop. »

Le destin sourit à Martell. Il y a plus de 10 ans, le studio Aardman Animations – derrière la franchise Wallace et Gromit – est venu toquer à sa porte pour savoir s’ils pouvaient utiliser le « Stinking Bishop » dans leur dernier film : Wallace & Gromit : le Mystère du lapin-garou. Martell signe des deux mains et les ventes crèvent le plafond.

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« On avait déjà atteint le maximum de nos capacités de production avant qu’ils ne nous appellent. On produisait environ 5 000 litres de lait par semaine. On avait publié un communiqué de presse qui avait été repris par le Ledbury Reporter un jeudi », se rappelle Martell. « Le vendredi, mon Dieu, on avait une armée de journalistes devant la porte, des caméras de télévision, le téléphone qui n’arrêtait pas de sonner. J’avais des interviews avec des gens du Canada et du Japon. C’était l’histoire de ce petit fermier de Gloucestershire qui allait devenir multimillionnaire, un truc que la presse adore. Ils m’ont demandé ce que j’allais faire et je leur répondais sincèrement : rien. En partie parce que je suis flemmard et aussi parce que je suis content d’être là – le Stinking Bishop est un bon produit. Je n’ai pas envie de le vendre chez Tesco. »

On donnerait le bon Dieu à Martell, un type sans prétention, sympa et réfléchi. Il n’y a vraiment rien de profane en lui. Par contre, son fromage…


Ce papier a été préalablement publié sur MUNCHIES US en avril 2015