De la nourriture gaspillée au secours des migrants de Calais

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De la nourriture gaspillée au secours des migrants de Calais

Situé dans la banlieue de Calais, le centre Jules Ferry est le premier centre d’accueil de migrants de l'Hexagone. On a suivi une association anglaise de lutte contre le gaspillage alimentaire qui fait régulièrement le voyage jusqu'en France pour...

« Aujourd'hui, la frontière anglaise est une réalité physique en France », explique Carolyn Wiggans, bénévole à Jules Ferry, un centre d'accueil des migrants situé à quelques kilomètres de Calais. « Pour beaucoup de ces réfugiés, s'ils viennent du Soudan ou de Syrie, la Grande-Bretagne leur dit, Aucun problème, vous pouvez tous venir. Sauf qu'ils n'ont pas la possibilité de se rendre en Angleterre pour faire leur demande d'asile, parce que le contrôle aux frontières se fait ici, en France. »

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Le centre Jules Ferry, qui offre un repas chaud par jour, ainsi que l'accès à des douches et à des téléphones, est le premier centre d'accueil de migrants sanctionné par l'Etat.

Coincé entre une usine chimique et une autoroute, ce camp est devenu un véritable bidonville pour les migrants coincés à Calais qui tentent d'embarquer clandestinement à bord de camions se rendant en Angleterre. Une fois arrivés ici, beaucoup vont faire le voyage jusqu'à Croydon (une ville de la banlieue londonienne) pour faire une demande d'asile au British Home Office.

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Les terrains vagues autour du camp Jules Ferry, près de Calais. Toutes les photos sont de Julia Shirley-Quirk.

Bien que le centre se soit établi dans le bâtiment d'un ancien camp de vacances abandonné — ce qui, selon The Daily Mail, est une raison suffisante pour le qualifier d'« idyllique » — et qu'il soit considéré par plusieurs migrants comme préférable au tristement célèbre camp de réfugiés de Sangatte, basé près du tunnel sous la Manche, il est encore loin d'être confortable.

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« Le docteur m'a dit que ce n'était pas bon dans mon état d'essayer de monter à bord des camions. Je sais pas, je crois que j'en ai déjà assez bavé », raconte Ayana, une jeune éthiopienne dont la grossesse est effectivement bien avancée. Elle est l'une des quelques cent femmes qui vivent dans le centre. « J'ai renoncé maintenant. Je reste ici, au camp, mais ce n'est pas une vie pour un enfant. »

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Le camp Jules Ferry offre un hébergement aux femmes et aux enfants mais en nombre limité. Les centaines de migrants hommes qui sont arrivés jusqu'à Calais n'ont pas la permission d'entrer dans le bâtiment passée une certaine heure et sont forcés de vivre dans les terrains vagues qui encerclent le camp. Cette zone est appelée « la Jungle », un nom qui était avant donné au squat du Leader Price situé près de l'Eurotunnel et qui a été en partie évacué.

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Lorsque l'équipe de The Bristol Skipchen (un café qui se bat contre le gaspillage, fondé par The Real Junk Food Project) a eu vent du projet de visite du camp par l'association caritative Embercone située dans le Devon, elle a immédiatement décidé de se joindre à eux et d'offrir aux migrants des repas concoctés avec leur stock de nourriture donnée ou non désirée.

En couvrant les coûts du déplacement par un dîner de financement et par les fonds réunis sur Indiegogo (un site de financement participatif), cinq bénévoles de Skipchen et l'équipe d'Embercombe ont traversé le tunnel le mois dernier, armés d'une cargaison de produits alimentaires donnés par des grossistes et par des cafés ou « récupérés » dans les poubelles de supermarchés.

« Même si nous avons réussi notre mission, notre succès vient surtout du fait que nous sommes parvenus à créer un espace communautaire neutre où les différents groupes ethniques ont pu se réunir, m'a expliqué Marianna Musset, la directrice de Skipchen, peu après que je sois arrivée à la Jungle. La Jungle est ségréguée en plusieurs camps selon les nationalités et pendant quelques jours nous avons été capables d'abolir ces frontières sociales.»

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La « Food Rescue Ambulance » de Skipchen, situé à Bristol, a déjà servi à transporter des vivres.

Une vieille ambulance, quelques camionnettes et une tente qui devait appartenir à l'armée, ont servi de camp de base à l'équipe du Skipchen, lors des quatre jours qu'ils ont passé sur les lieux. De la nourriture a également été apportée aux personnes qui vivent dans le squat du Leader Price et dans les locaux de l'ancienne entreprise Galou, dans le centre ville de Calais.

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J'ai aidé des bénévoles à faire une salade avec des betteraves, de la salade, des radis, des pommes de terre et des céréales donnés, ainsi qu'un ragoût dans une casserole de la taille d'un fauteuil, qu'on remuait à l'aide d'un énorme bâton. En l'espace de quatre jours à la Jungle, les équipes du Skipchen et d'Embercombe ont distribué pas moins de 3 000 repas.

Les migrants nous ont aidé à cuisiner, à servir les repas et à nettoyer. Une fois le travail fini, on a bu du thé et du café ensemble, on a joué au frisbee et on s'est échangés des politesses dans nos langues respectives.

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Marianna Musset, directrice de Skipchen.

Dans la matinée, les stagiaires d'Embercombe ont fait le tour du camp pour distribuer une centaine de sacs contenant des lentilles, de la farine, du café, du thé, du chivda, du muesli, du millet et du blé. On traverse la parcelle de terrain recouverte d'herbe, pendant que les autorités françaises disposaient des piles de pneus tout autour du périmètre.

Notre présence, en tant qu'Anglais solidaires, semblait rassurante comparé à l'agressivité à laquelle sont habitués certains migrants de la part des visiteurs européens.

« Nous sommes vraiment contents que des personnes gentilles viennent d'Angleterre pour nous aider », affirme Farid, un professeur syrien. « La vie est vraiment dure dans la Jungle et ça nous remonte le moral. »

Même s'ils sont imprégnés d'une culture traditionnelle patriarcale, Farid et d'autres hommes qui vivent dans la Jungle acceptent de participer à des tâches qui reviennent normalement aux femmes, sans difficulté. Alors que je me débattais avec les casseroles gargantuesques que je devais nettoyer malgré mon poignet cassé, deux hommes Afghans m'ont appelé « sœur » et ont insisté pour prendre la relève.

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En plus de préparer des repas et de donner de la nourriture, les bénévoles de Skipchen distribuent des vêtements, des couvertures et des tentes aux populations des camps. J'ai très vite compris pourquoi il était important de donner cet équipement de façon discrète.

« Distribuer des choses à l'arrière d'une camionnette vous déshumanise, tout autant que les personnes que vous essayez d'aider et ça peut finir en émeute », explique Caity, une stagiaire à Embercombe.

Les migrants avec qui j'ai eu l'occasion de discuter sont chaleureux et respectueux. Mohamed, originaire du Soudan, m'a expliqué que quand on a été témoin d'autant d'atrocités et qu'on a connu tant de douleur, on n'a pas d'autre choix que d'être sympa.

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« On a prêté à ce type une scie, raconte Mick, un bénévole d'Embercombe. Il a parcouru plus d'un kilomètre et demi pour nous la ramener. On lui avait dit qu'il pouvait la garder ! »

Une bonne façon de vivre la conscience tranquille tout en sachant que des êtres humains vivent dans une profonde misère est d'imaginer qu'ils sont, en quelque sorte, « différents » de vous-même : des étrangers non éduqués, de mauvaises personnes ou, si vous partagez l'avis de la journaliste du Sun, Katie Hopkins, des « cafards ».

Mais ce n'est tout simplement pas vrai. Au camp du Leader Price, un groupe d'hommes soudanais m'a invitée dans leur cuisine où nous avons discuté autour du feu. On s'est retrouvé à parler de Mr Bean, sujet lancé par Dennis, un mécanicien du Sud-Soudan. En employant un anglais approximatif, on a passé les quinze minutes suivantes à éclater de rire en se remémorant les moments les plus drôles de Rowan Atkinson.

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De retour à la Jungle, un homme soudanais, surnommé Baggy, est également enclin à parler. En attendant qu'une énorme casserole de légumes secs soit portée à ébullition, il nous a raconté que, dans son village, ses voisins et lui-même avaient été victimes de la purification ethnique, entreprise par la population non arabe du Darfour.

« Des hommes venaient à cheval, avec des pistolets et des armes, pour piller notre village. Ils ont tué beaucoup de jeunes hommes et ils ont rassemblé les femmes enceintes », raconte Baggy, tout en fixant ses pieds. « Ils ont sorti les enfants de leur ventre, même si elles n'étaient enceintes que de sept mois. Si c'était une fille, il l'a laissée vivre, mais si c'était un garçon il le tuait parce qu'il constituait une menace s'il grandissait. »

La juxtaposition du léger bouillonnement de la casserole et de la terrible histoire de Baggy nous est soudainement apparue comme un symbole de la ténacité du genre humain. Même quand votre famille a été massacrée et que vous avez traversé seul la Méditerranée dans l'espoir de trouver une certaine sécurité, la vie reprend son cours.

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Pour Michel Wiggans, un autre bénévole à Jules Ferry, c'est le stoïcisme des personnes comme Baggy qui le convainc de toujours revenir ici. Il a commencé en étant bénévole au sein d'organisations qui distribuaient de la nourriture et d'autres équipements aux migrants situés à Calais, dix ans plus tôt. A cette époque, ce n'étaient que trente œufs qu'ils faisaient bouillir, accompagnés de morceaux de pain.

« La raison pour laquelle je consacre mon temps à aider les migrants est la suivante : ce sont des êtres humains et je suis également un être humain, m'a-t-il expliqué. C'est tout. »

*Les noms ont été changés afin de protéger les personnes concernées.

Toutes les photos sont de Julia Shirley-Quirk.