Quel est le meilleur vin pour tromper quelqu'un ?

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Quel est le meilleur vin pour tromper quelqu'un ?

Lolita Sene, caviste parisienne et auteur, imagine le meilleur pinard à déguster dans un contexte délicat : quand on se prépare à faire une infidélité.

Bienvenue dans Brèves de cave, notre rubrique qui donne la parole au dernier rempart qui se dresse entre vous et votre bouteille de vin : le caviste.

Il y a cette lumière blanche, brumaire dans le ciel, les trottoirs exigus et les gens qui flânent. Paris. Il y a le bruit des Klaxons, la nervosité des corps, les scintillements des vagues sur la Seine. Paris. Il y a les amis, les habitudes, le café serré au comptoir, la bouteille qu'on ouvre au limonadier. Pop. C'est le bruit de l'amitié et du partage, de cet instant à deux, à six, dix, peu importe l'heure. Chartier au déjeuner, apéro au Lieu du vin, Cave à Michel pour dîner. Et puis à quatre-heures aussi, pourquoi pas, entre les bras de Lou, de Camille, de Frédérique ou Jean. Paris.

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Un ami entre dans ma cave, électrique. Je cligne des yeux, surprise de le voir débarquer en pleine après-midi. « Hé ! » Plusieurs mois qu'on ne s'était pas vus
— le temps file ici. On se prend dans les bras. « Ça fait un bail !
— Un peu oui, depuis octobre, lance-t-il en jetant un œil aux bouteilles. Ah, on s'était bu ça, la dernière fois, je me souviens de l'étiquette avec le chat. En même temps, on se souvient toujours des étiquettes avec des chats. C'est stupide, mais c'était pas mal, pas mal…
— Tu reprends la même ?
— Non, je vais partir sur autre chose.
— C'est pour ce soir ?
— Plutôt pour maintenant, fait-il en riant doucement. Enfin, dans une demi-heure. Je rejoins Emma… » et voyant mes yeux médusés, il ajoute en tirant sur le col de son pull : « Oui, la Emma en question, Emmanuelle, quoi !
— Pardon ?
— Je sais, mais voilà, c'est comme ça. On n'y peut rien, on n'arrive pas à se résister. Elle a un mec, j'ai une nana, on se rejoint à l'hôtel, basta. Et puis, y a un côté aventure de marin qui nous grise tous les deux.
— Aventure de marin ?
— L'hôtel, la petite chambre, le 5 à 7… Bon, tu me conseilles quoi ?
— T'es vraiment pas croyable.
— Tu la connais, tu me connais, alors sors-moi un truc qui va nous plaire à tous les deux. » Et il me sourit, avec ce sourire infini. J'aime son visage angulaire, ses beaux yeux sombres, ses pommettes hautes, cet air troublant à la Jim Morrison. Comment répliquer, comment ne pas dire oui. Je la comprends, Emmanuelle – et puis, je le comprends aussi.

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Je me mets sérieusement à analyser les options. Il y a un paquet de bouteilles qui conviendrait pour une après-midi à s'enamourer entre les draps d'un chic hôtel parisien, on imagine un Champagne millésimé, un Bordeaux antédiluvien, un Bourgogne fait de dentelle… Ça serait trop simple ! Je n'y crois pas, non, je ne vois pas les choses comme ça. Pas avec un 5 à 7. Par avec lui, ou moi, ou toi. Parce qu'on ne se suffit plus d'étiquettes blanches aux noms estampés en lettres dorées.

On cherche autre chose, oui, le véritable, l'authentique, le fort. Ce vin qui réchauffe la gorge, rosit les pommettes et renfloue les coeurs en mal de bonheur. Sirop réconfortant de ces fins d'après-midi, au soleil couchant, au corps alanguis. Un vin qui ne laissera pas cet arrière-goût vineux sur la langue mais plutôt sucré. Celui qu'on trinque doucement, avec malice – parce qu'on sait qu'un verre ne suffira pas, et qu'on se tapera toute la bouteille.

« Tu connais ce vin de la Préceptorie de Centernach ? Celui avec l'étiquette jaune, comme jaune cocu ?
— Bravo ! lance-t-il tout aussi goguenard.
— Le domaine est situé dans la vallée de l'Agly, à Maury. En Roussillon pour faire plus large.
— Un Maury ? C'est sucré ?
— Y a des sucres résiduels, oui, mais ce sont des sucres naturels, hein. On n'a pas rajouté de glucose ni d'aspartame pour donner l'impression. En fait, dans la vallée de l'Agly, les vignes poussent en plein cagnard sur des sols noirs de schistes qui absorbent la chaleur pendant la journée, avant de la restituer au vignoble pendant la nuit. Toute cette chaleur donne des raisins hyper riches en sucre et c'est ce sucre qui se transforme par la suite en alcool pendant la fermentation. Donc à un moment donné, le vigneron mute le vin, c'est-à-dire qu'il rajoutera un alcool pour stopper la fermentation afin de garder ce fameux sucre.
— OK…
— Non mais tu vas halluciner, c'est pas du coca que je te propose, c'est un grand vin ! Un Maury blanc d'assemblage sur quatre cépages : Grenache gris, Grenache blanc, Macabeu et Carignan blanc. Rien qu'à l'oeil déjà, avec sa robe dorée. Au nez, tu as direct les fleurs blanches, puis s'ensuit le caramel. En bouche… magique, long, troublant ! À la fois doux et nerveux, sur les épices, le miel…
— Je vois, un peu comme un goûter.
— Oui, mais c'est hyper équilibré, pas du tout lourd ou trop sucré, tu verras, la rétro-olfaction amène beaucoup de fraîcheur avec de l'eucalyptus. En revanche, faut que le vin soit bien frais. Avec ça, tu commandes une tarte tatin encore tiède, je peux t'assurer le summum du kiffe. »

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Mon ami empoigne la bouteille, la soupèse minutieusement. Je continue dans ma lancée : « Le domaine appartient à la famille Parcé. Comme toujours avec les grandes familles, c'est un peu compliqué, mais en gros, Joseph Parcé a conduit le domaine pendant dix ans, jusqu'à récemment, en décembre 2016 : il vient à peine de rendre les armes. Je l'ai rencontré plusieurs fois, à des salons, dans ma cave… Ce mec m'a fait l'effet d'une grande voile claquante, paf, paf, on le voit venir de loin, il prend tout l'espace et le tord jusqu'à en sortir son jus véritable. Mais c'est douloureux, la vérité. C'est qu'il est trop intelligent pour tout ça, pour tout ce monde, pour toute cette vie… enfin, je crois. Et puis, Joseph, c'est un marin en réalité. Prendre le large, retrouver les vagues, d'autres vagues, et être libre. Tu comprends, toi, ça ? » Mon ami me regarde, d'abord étonné puis, fronçant les sourcils, il opine du chef pour approuver.

J'emballe la bouteille dans son papier de soie. Il s'approche du comptoir, me regarde faire puis se mets à gigoter sur ses deux pieds. Il me demande alors, avec son air presque innocent comme un enfant : « Au fait, t'aurais pas une paire de verres à pied par hasard, et un tire-bouchon aussi, que je te rapporterai la prochaine fois ? » et moi, de lui répondre avec sarcasme : « T'es vraiment pas croyable. Bon, en même temps, ça nous fera une raison pour se revoir. »

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Puis il s'en est allé, paquet sous le bras, attirail dans l'autre, retrouver sa belle, pour quelques heures, en suivant une liberté, la sienne, joli cœur porté par le vent.

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À Joseph, le marin, et ses créations puisées dans les terres de Maury.

Lolita partage aussi ses expériences de dégustation sur son blog.
Illustration : Lucile Lissandre