Au service d'une brigade hors-service

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Au service d'une brigade hors-service

On a bouffé avec l'équipe du restau l'Ami Jean avant le coup de feu de midi pour savoir ce que mangent les cuisiniers entre deux shifts.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

« Attention à l'heure mon grand ! »

La voix de Stéphane Jégo tonne depuis l'arrière-cuisine de L'Ami Jean. À l'autre bout de la casserole, Tomo, prépare la tambouille. Le sous-chef japonais du restau de la rue Malar endosse aujourd'hui le rôle du « communard », celui qui fait à manger pour le reste de la brigade avant le coup de feu de midi.

« Ton sauté de veau, ça va ? »

On s'est pointé à 10 h 30 pour assister justement à ce déj' du personnel. Une bouffe entre collègues par ceux qui la font. Un repas qu'on imagine plutôt bon enfant à l'image du chef de cette petite institution coincée entre les Invalides et la Tour Eiffel. Stéphane Jégo est l'archétype du gouailleur, capable de mettre à l'aise n'importe qui avec le sens de la formule, une bonne grosse anecdote sur Jean-Vincent Placé mais surtout avec sa cuisine, simple et généreuse.

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Toutes les photos sont de Mila Olivier.

Ce jeudi, l'Ami Jean était déjà sur le qui-vive. Louise, qui accueille les clients et sert en salle, écrase sa clope et propose un café avant de s'adonner au rituel légèrement rébarbatif des appels, dans la langue de Shakespeare, pour confirmer les réservations. « Parce que ça arrive encore que des gens nous plantent. » Elle répond aussi téléphone quand celui-ci sonne. « Vous voulez parler à qui ? Non, ici ce n'est pas Yves Jégo », explique-t-elle à un interlocuteur visiblement calé en élus Les Républicains. Maxime, le chef de rang, est en train de donner un petit coup de chiffon à la vaisselle. Ça fait six mois qu'il fait « le lien » entre la cuisine et la salle. Avant 11 h 00, c'est aussi la fin du ballet des livraisons. Des caisses d'huile d'olive en provenance d'Espagne atterrissent sur le bar. « Bonjour, c'est la bière ! » - « Oui bin la porte est ouverte. »

Mario, le chef de salle, range quelques bouteilles de la bière belge qui sera servie pendant les Communardises, cet événement organisé par le Fooding et auquel l'Ami Jean participe – le restaurant accueille exceptionnellement une poignée de clients curieux de découvrir comment se passe un repas du personnel. L'occasion de lever le voile sur le « Communard », le nom donné au marmiton chargé de préparer le repas aux restes des troupes.

Une partie des cuisines de l'Ami Jean donne sur une petite cour. On y croise des voisins qui zigzaguent entre les caisses de barbaque, en provenance de Dax, et on entend le bruit du steamer de la teinturerie voisine. Pendant que Tomo jette des ingrédients dans une grande marmite, comme un druide, Jégo s'attaque à la carcasse d'un veau et se lance dans une leçon d'anatomie. RMC à plein volume.

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« La brigade, c'est un peu comme un puzzle. Monsieur Constant [ndlr : le chef Christian] assimile une cuisine à une équipe de rugby. Il a complètement raison. Il faut des maigres, des petits, des forts, des 'qui-courent-vite'. La cuisine, c'est ça. Avoir différentes personnes avec différentes qualités et parvenir à créer un collectif. Le but, c'est que toutes ces aptitudes forment un tout », décrit Jégo. Et le repas de la brigade peut servir de ciment. Au menu ce jour-là, le fameux sauté de veau couvé par Tomo qui a mijoté avec des patates de Noirmoutier et des carottes. Il y a aussi de la langue d'agneau. En accompagnement, du riz. « Ce qu'on donne aux clients, on essaie de le manger aussi. »

Ceux qui veulent manger se servent à la louche dans les casseroles. Il est environ 11 h 15 et la brigade s'assoit en ordre dispersé par grappe de deux ou trois. Le chef ne mange pas avec ses ouailles. Il s'occupe des palerons de bœuf qui seront servis le samedi pour le repas du Fooding.

L'ambiance est plutôt sage. Lisa, tablier bleu et pansements sur les doigts, finit son veau et raconte que, parfois, la brigade mange les restes. « Mais ce sont de très beaux restes hein », sourit-elle. Tomo est le seul à goûter la langue d'agneau. « Tu n'avais pas dit que tu n'aimes pas ça ? Tu changes d'avis comme de slip en fait ». En dehors des taquineries, le repas est surtout l'occasion de faire une pause avant midi. Du coup, tout le monde a sorti son portable.

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Certains préfèrent attendre la pause entre les deux services pour manger. C'est le cas d'Odélia, qui s'occupe de la pâtisserie. « J'ai été surprise en arrivant, de voir que, quand les gens mangent, ils sont souvent sur leur téléphone », dit-elle sans animosité. Elle pense que l'enthousiasme des déjeuners de brigade varie aussi selon les restaurants. La liberté et la flexibilité permettent à ceux qui le veulent – notamment les moins carnistes – de rentrer chez eux (à condition de ne pas habiter à perpét') après le service de midi. Dans l'ensemble, plusieurs membres de la brigade remarquent qu'il est aussi difficile de créer du lien quand les équipes changent fréquemment.

« Même une personne qui fait un essai de deux jours a une utilité. Elle se fond dans le collectif. Le truc c'est de savoir placer les acteurs et les actrices dans la cuisine », racontait Stéphane Jégo. Ce qui ne se traduit pas forcément lors du repas, sorte de bouffée de calme avant la tempête.

Le dernier à se servir, c'est Bouba, 13 ans de boutique. Il mange son sauté de veau seul, au calme. « Ce serait pas le riz du riz au lait ? », s'enquiert-il. Les tables utilisées par la brigade sont ensuite nettoyées et les couverts dressés. La plonge est assurée par roulement. On se fait un café. On se grille une clope. Stéphane Jégo lâche un cri et motive les troupes. Il est 11 h 50 et les premiers clients vont bientôt arriver.


Chez L'Ami Jean, 27 rue Malar, 75007 Paris