Enceinte et en cuisine : des femmes chefs nous racontent les conséquences de leur grossesse

FYI.

This story is over 5 years old.

Food

Enceinte et en cuisine : des femmes chefs nous racontent les conséquences de leur grossesse

« Après avoir annoncé ma grossesse, mon boss m’a dit qu’il ne pourrait plus m'assurer le même nombre d'heures. 3 mois plus tard, il mettait fin à notre contrat. »

Cet article a été initialement publié en néerlandais sur MUNCHIES NL. NB : En France, pour ce qui concerne les femmes enceintes, les protections prévues par le droit du travail sont légèrement différentes.


Certains diront que quand on débute à peine dans la vie professionnelle, tomber enceinte n'est pas le choix le plus stratégique. D'après une étude du Human Rights College, 43 % des futures mamans subissent la discrimination de leur employeur une fois que celui-ci est informé de ce qui est en train de se passer dans leur ventre. Cela va d'une promotion promise et finalement refusée jusqu'au renvoi pur et simple. Cette réalité s'applique aussi au monde de la restauration.

Publicité

Du point de vue d'un patron dans le monde de la restauration, certains pensent qu'avoir une employée enceinte, ce n'est pas un super-plan. L'argument est le suivant : les marges sont incroyablement faibles et il faut se préparer à avoir une bombe hormonale au sein de sa cuisine plusieurs mois durant, qui va devoir être payée pendant 16 semaines alors qu'elle sera en train de changer des couches et qui finalement reviendra au boulot pour passer son temps à tirer son lait dans un placard pour éviter d'en mettre dans les plats à envoyer. Bien sûr, du côté des femmes enceintes, le tableau n'est pas plus réjouissant : elles doivent sans cesse se baisser, soulever des choses et rester debout longtemps. Mais soyons clairs, dans tous les cas : discriminer une femme enceinte, c'est illégal.

Ici aux Pays-Bas, il n'existe pas de loi spécifique aux conditions de travail dans la restauration. La dernière a expiré en 2014, laissant les entreprises écrire leurs propres contrats de travail sans y considérer le sort des femmes enceintes.

J'ai donc trouvé quatre chefs néerlandais qui ont fait l'expérience d'une grossesse en cuisine. Je leur ai demandé comment leur boss avait réagi à la nouvelle et comment celle-ci avait joué sur leur carrière.

Photo : Rebecca Campens.

Shanna, 34 ans. Responsable des succursales du groupe Stach.

MUNCHIES : Tu es mère de deux enfants. Quand tu étais enceinte, tu bossais en cuisine. Qu'est-ce qui a changé pour toi à ce moment-là ?

Publicité

Shanna : Ma sage-femme m'avait dit de faire attention aux fortes températures près de mon ventre donc je faisais gaffe à rester à une certaine distance de tout ce qui chauffait. Je devais aussi faire attention aux produits chimiques qu'on utilisait pour nettoyer le four par exemple. Je devais carrément sortir quand ils nettoyaient les ventilateurs d'extraction. Mon goût et mon odorat ont aussi évolué du tout au tout. Le restaurant où je bossais lors de ma première grossesse proposait pas mal de poissons mais je n'arrivais plus à en supporter l'odeur ; je me suis retrouvée pas mal de fois à la limite de la gerbe. En fait, mon odorat était beaucoup plus développé et mon goût aussi s'est affiné. Mes créations sont devenues par conséquent beaucoup moins assaisonnées – je devais les faire vérifier par mes collègues.

Quelle a été la réaction de ton boss ? Et celle de tes collègues ?
Lors de ma première grossesse, tout s'est bien passé. J'avais 24 ans à l'époque et je bossais là-bas depuis environ quatre mois. Mes collègues portaient tout pour moi, j'étais en quelque sorte leur femme enceinte. Par contre quand j'étais enceinte pour la seconde fois, les choses ne se sont pas passées de la même façon. Je bossais dans un autre endroit et quelques jours après lui avoir annoncé, mon boss m'a informé qu'il ne pouvait plus me donner autant d'heures qu'avant. Trois mois plus tard, il mettait fin à notre contrat. Et comme il n'existe pas de mesure protégeant les femmes enceintes dans la restauration, on n'a aucun recours quand ce genre de chose arrive.

Publicité

Et après ?
J'étais énervée de la situation mais je me suis dit, « pourquoi perdre de l'énergie là-dedans ? » Je voulais profiter de ma grossesse. J'ai cherché un autre job et j'ai fait un mois à l'essai dans une autre cuisine. Mais quand je leur ai dit que j'étais enceinte, ils ont répondu qu'ils venaient de réaliser qu'ils n'avaient plus besoin d'embaucher quelqu'un. Je suis donc allée pointer au chômage et j'ai encore répondu à quelques annonces mais avec mon gros ventre, tout le monde m'a refusé. Avec des raisons différentes à chaque fois.

Ça te plairait, de bosser à nouveau en cuisine ?
J'ai fait une overdose. Les restaurants discriminent les femmes enceintes et les jeunes mamans. Même quand je n'étais plus enceinte, c'était difficile pour moi de trouver un nouvel emploi alors que vu mon expérience, ça aurait dû être simple. Si je n'avais pas eu d'enfants, je serais sans doute encore en cuisine.

Aranka, 29 ans, sans emploi.

MUNCHIES : Comment ton boss a réagi à la nouvelle de ta grossesse ?

Aranka : Au départ je ne lui ai rien dit parce que j'attendais d'avoir une stratégie. C'est assez physique de travailler en cuisine et les shifts sont très longs. J'avais peur de changer de vie. Mais heureusement, mon boss a bien réagi. À l'époque, je bossais comme traiteur indépendant au sein d'une entreprise et j'ai pu bosser moins. Je n'avais pas à faire des services de 14 heures. Je pouvais cuisiner des plats froids et on me laissait même parfois une petite équipe pour m'aider. Mon mari est chef lui aussi mais son boss n'a pas été aussi conciliant. Ils ne pouvaient pas comprendre que parfois, c'est difficile de ne pas être à la maison pendant 12 heures quand on a un nouveau-né. Quand j'ai accouché, il a eu un jour de congé. Un seul !

Publicité

Quels droits tu avais en tant que cuisinière indépendante ?
Heureusement, j'étais dans un collectif d'intérim. On n'a aucune couverture médicale mais quand on tombe enceinte, on perçoit quand même 70 % de notre salaire. Après huit mois, je suis retournée bosser mais comme je n'avais pas de contrat fixe je bossais à l'heure et c'était très irrégulier. Quand on doit aussi s'occuper d'un petit bébé, c'est presque impossible. À chaque fois, je devais trouver une baby-sitter à la dernière minute.

Et qu'est-ce qui a changé, quand tu as repris le travail ?
Vu que j'allaitais, c'était très dur de repartir au boulot. Après un an, j'ai pris une tireuse à lait avec moi. Je l'utilisais pendant le service dans les vestiaires. C'était vraiment relou. Je devais conserver mon lait au frigo, dans un bocal avec un sac par au-dessus. Je me suis mise à moins sortir. Avant ma grossesse, ma vie était rythmée par le travail et les soirées alors que depuis deux ans, j'ai dû sortir deux fois seulement.

LIRE AUSSI : Non, nous ne sommes pas des « femmes chefs ». Nous sommes des chefs, point.

Pourquoi tu ne bosses plus dans la restauration, maintenant ?
J'ai cherché à travailler seulement dans la journée, histoire de donner un rythme à mon gosse. Mais c'est assez dur de trouver ce genre de resto. En plus, les gens font gaffe avant de m'employer vu que j'ai un enfant. La restauration est un business très libéral et conçu pour et par des hommes. Les femmes peuvent faire le boulot, c'est sûr, mais alors elles doivent abandonner certaines choses : la maternité, par exemple. Je dois reconnaître que ça me manque : l'ambiance en cuisine, les collègues, le rush. Mais je n'y peux rien.

Publicité

Lisa, 34 ans, co-propriétaire du restaurant De Klub.

MUNCHIES : C'était comment, d'être enceinte en cuisine ?

Lisa : Physiquement, c'était intense. Je devais être debout toute la journée. Je devais faire des tourtes et transporter de grands plateaux dans les escaliers même avec mon gros ventre. Mais j'avais la chance d'avoir des collègues sympas avec qui je gère De Klub aujourd'hui. Huit semaines avant l'accouchement, j'ai arrêté le boulot. À l'époque, il y avait toujours les accords sur les conditions de travail en restauration. C'est pour ça que j'avais plus de droits que les femmes enceintes maintenant.

Comment les gens ont réagi quand tu as annoncé ta grossesse ?
Mon patron l'a bien pris, il était content pour moi. Il a même vérifié lui-même quels droits j'avais. J'avais de la chance d'avoir un bon contrat, ce qui est plus rare de nos jours.

Tu as continué à bosser dans la restauration après ton accouchement. C'était facile à combiner, la maternité avec la cuisine ?
Ça allait. Mais je dois dire que quand j'étais enceinte je n'avais pas à faire de service la nuit, ce qui facilite les choses. À présent je bosse de nuit mais ça se goupille parfaitement bien avec l'heure du dodo de mon enfant. Et puis en soirée, mon mari peut s'occuper de notre enfant. On l'oublie trop souvent.

Margot, 40 ans. Chef-cuisinier chez De Dikke Dries.

MUNCHIES : Tu es passée chef alors que tu étais enceinte. Comment ça s'est fait ?

Publicité

Margot : J'étais enceinte de douze semaines quand j'ai eu cette promotion. Je ne pouvais plus dire « eh les gars, vous vous occupez des plats chauds et de porter les trucs lourds pendant que je vais m'asseoir et me reposer ». Même avec mon gros ventre, je faisais le taff avec les autres. De temps en temps, un collègue venait voir ce que je faisais et m'arrêtait si j'en faisais trop. Mais j'étais têtue et je ne voulais pas lâcher l'affaire. J'en ai sans doute fait plus qu'il ne le fallait.

Et ton boss l'a pris comment, quand tu lui as dit que tu étais enceinte ?
Très bien ! Il était assuré, ce qui fait qu'il recevait une compensation pour ma grossesse. Et puis, il avait besoin de moi vu que j'étais le chef.

Tu as repris le travail au bout de combien de temps ?
Quatre semaines. Je me souviens de la mauvaise ambiance en cuisine. Quand je suis revenue après mon accouchement, je n'avais plus aucune autorité. J'étais une femme, je ne faisais que quatre jours par semaine et je revenais après un mois. C'est là que j'ai décidé de rendre mon tablier. Dans mon nouveau taff, c'est moi qui fixe les emplois du temps. Mon compagnon est incroyablement flexible sur ses horaires et il s'occupe des enfants en soirée. Il est lui-même très occupé – parfois, je ne vois pas mes trois enfants pendant trois jours – mais ils se souviennent toujours de qui je suis.

Tu es maintenant chef-cuisinier. Est-ce que tu embaucherais quelqu'un qui est enceinte ?
Non. C'est pratiquement illégal donc je dirais que c'est pour une autre raison. Mais il n'en faut pas beaucoup dans la restauration pour mettre la clef sous la porte. Les marges sont tellement faibles qu'il suffit de quelques jours sans client et c'est presque la faillite. En plus, il n'y a pas vraiment de règle concernant les femmes enceintes. Il faut être un peu taré pour vouloir faire carrière dans la restauration et avoir des enfants. Ce n'est pas un milieu bien encadré, il n'y a pas beaucoup de lois, pas beaucoup de formation et presque aucune information.

Photo de couverture : Wubbo Siegers