Comment j'ai quitté Internet pour devenir fromagère

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Comment j'ai quitté Internet pour devenir fromagère

Il était 16H56, dans un bureau de 9 m2 : j'allais bientôt démissionner de mon poste de Community Manager et signer pour un CDI en fromagerie.

C'est ma condition de Community Manager dans un domaine d'activité rasoir (les annuaires en ligne) qui m'a poussée vers les portes de la reconversion. Un jour de juin 2013, à l'approche d'un repas vins et fromages, mon compagnon se rend sur le site d'une fromagerie pour en consulter les horaires. Cette fromagerie est, à ce moment-là̀ de l'histoire, notre fromagerie de quartier. Une fois les horaires trouvés, il voit que la rubrique Offres d'emploi du site indique qu'un poste est à pourvoir. Il me fait suivre la page. Il est 16 h 56. Je suis dans un bureau de 9 m2, vidée par mon reporting de Likes sous Excel mais j'ouvre un document Word, dans un dernier effort.

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À 17 h 41 : ma lettre de motivation est rédigée. Je vais devenir fromagère.

Cette lettre, sincère et directe, disait plus ou moins : J'ai tout ce que vous recherchez – mais je suis une quille en fromages. La sincérité semble parfois payer : j'allais bientôt démissionner de mon poste de CM et signer pour un CDI en fromagerie. Je comprends à peine ce qui m'arrive. Même si je suis sensible à tout ce qui se mange, que j'ai un blog food depuis plusieurs années et la passion du bon, je ne peux m'empêcher de me demander : dans quelle aventure me suis-je embarquée là ? Je commence tout doucement à stresser. Je n'ai fait aucun essai préalable, je n'ai jamais mangé d'Époisses, j'aime le fromage de chèvres depuis 3 ans à peine. Je ne sais pas du tout ce qui m'attend, mais ma décision est prise. Le fromage m'attire comme le chant des sirènes.

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Entre la validation de ma candidature et mon arrivée à la boutique : je bosse dur. Je me forme par les livres. Je commence à lire, beaucoup, et à apprendre, par cœur. J'engloutis les ouvrages et tente d'ingurgiter à l'entonnoir toutes ces connaissances. Je pars en vacances en Normandie pour trouver la foi au milieu des vaches. Je redoute les questions pointues des futurs clients alors je m'en mets plein le crâne. J'apprends à reconnaître les différentes familles de fromage : les croûtes lavées, les croûtes fleuries, les pâtes cuites, les pâtes pressées non cuites, etc. Je me familiarise avec la fabrication des fromages les plus connus – Reblochon, Comté, Camembert ou encore Roquefort. J'en mange beaucoup. Je fais des quiz en ligne pour localiser sur une carte de France le maximum de fromages. Chaque jour, mon score s' améliore. Je suis prête !

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Votre serviteur, dans l'exercice de sa fonction. Toutes les photos sont de l'auteur.

Septembre 2013 : mon premier jour en fromagerie. J'enfile mon tablier, ma blouse et soudain c'est l'avalanche de données et d'émotions. Je cours dans tous les sens, bafouille un peu devant les premiers clients et rate pas mal de découpes de fromages. Tout me semble si inédit ! Je suis galvanisée, épuisée, excitée, effrayée, émerveillée. Je me sens tantôt dépassée, tantôt subjuguée par ce nouvel univers.

Avec le temps, j'apprends à reconnaître les penchants lactiques les plus secrets de mes habitués à leur attitude.

Pendant des mois qui se transformeront en années, j'enfile chaque jour (sauf le lundi) mon tablier et ma blouse. J'en connais cent fois plus qu'à mon arrivée. Je sais comment couper le Comté, palper un Pélardon, choisir un Lincolnshire Poacher, mais également laver le Mont d'Or, emballer le Chaource et finement couper la raclette. Je me lève chaque matin avec l'envie d'apprendre. Je découvre des muscles inconnus et des degrés de fatigue jamais atteints.

En travaillant dans une fromagerie, j'ai fréquemment l'impression de dealer de la drogue, ou de travailler dans une maison de malices vers Pigalle. Il y a quelque chose de très charnel entre l'amateur de fromage et l'objet de son désir. Une sorte de petite culpabilité coquine, parfois une envie de se faire du mal : et à chaque fois c'est le plaisir qui mène la danse. Les clients murmurent des « oh, je ne devrais pas », des « j'ai envie de tout prendre » ou des « je ne suis vraiment pas raisonnable ». Et moi, j'entre dans la confidence, j'écoute leurs petites voix intérieures et les regarde avec complicité s'abandonner au pêché. Avec le temps, j'apprends à reconnaître les penchants lactiques les plus secrets de mes habitués à leur attitude. Dîtes le mot « truffe » et les sens s'échauffent. Dîtes « Brillat-Savarin à la truffe » et là, ça minaude comme à un premier rendez-vous. La raclette rend fou. Le printemps appelle le chèvre frais, le Comté met tout le monde d'accord. Moi, je mange du fromage tous les jours. Je grossis un peu mais comme je suis debout toute la journée à courir entre la cave, l'établi, la vitrine et la caisse, je finis par me stabiliser.

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Au bout d'un an et demi, je change de maison. J'étais dans une fromagerie qui roulait déjà toute seule, très organisée, très bien rodée, et dans laquelle je n'arrivais pas à trouver ma place, à être un peu plus qu'une vendeuse de fromage. De plus, je me mets en quête d'un endroit qui n'ouvre pas les dimanches, car je suis tout bonnement épuisée par ce rythme. Je m'en vais et intègre une plus petite fromagerie. Fraîchement inaugurée, elle me donne la possibilité d'être plus impliquée et plus libre. J'y rencontre un ancien communiquant de 50 ans, reconverti fromager, et à son contact ma créativité explose. L'éclate par le fromage devient notre mot d'ordre ! Je prends un plaisir certain à insuffler ma vision du fromage à mon travail quotidien.

Je mets en place chaque jour les produits en vitrine. Je joue avec les couleurs et les tailles des fromages pour hypnotiser le chaland. Je coupe ce qui doit être coupé (des demis Maroilles, des quarts de Livarot, des tranches de Bleu d'Auvergne, des pointes d'Emmental) pendant que mon collègue passe les commandes en dansant sur du Jimmy Somerville. Ensemble nous transformons les produits laitiers en spécialités fromagères : Fontainebleau (fromage blanc et crème fraîche fouettés), Brie aux truffes, Cervelle des Canuts (faisselle, herbes fraîches, échalotes…). Notre patron s'inscrit au concours du Meilleur Ouvrier de France et j'en apprends davantage sur les arcanes du pouvoir fromager. Il perd mais nous nous amusons malgré tout énormément. Je me sens dans le cheese-game et j'adore ça. Je me découvre une vraie passion pour la réalisation de plateaux. Jouer avec les saveurs, la géométrie, les couleurs, les textures et voir le regard émerveillé des clients devient ma petite drogue douce.

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En boutique, il faut avoir une histoire à raconter, que ce soit la sienne ou celles des fromages et des producteurs.

Je rencontre des producteurs et des affineurs. J'ai la chance de voyager en France (pour voir des fruitières de Comté, des producteurs de Reblochon, des producteurs de chèvres, etc), en Angleterre (pour visiter les caves de l'affineur Neal's Yard), aux Pays-Bas (pour rencontrer un revendeur de Gouda) et en Suisse (pour manger de la raclette et explorer des fermes). Un jour, je fais même 120 km en vélo en 9 heures pour rejoindre une ferme caprine proche du Mans et y fabriquer du fromage. Nos clients aiment suivre nos aventure fromagères. En boutique, il faut avoir une histoire à raconter, que ce soit la sienne ou celles des fromages et des producteurs.

Avant de devenir fromagère, j'aimais le fromage. Et soudain, je me suis mise à l'adorer. Sa diversité, son histoire, ses histoires, son côté pop, traditionnel ou carrément punk. Toutes ces fermes à travers le monde, toutes ces saveurs si différentes d'une famille de fromage à l'autre, la richesse du terroir et l'importance du rapport aux animaux. Je suis éprise par ces fromages, je veux défendre le lait cru et les exploitations à taille humaine. Je veux aussi partager mes connaissances. Je décide de lier mon passé de Community Manager à mon nouvel environnement en créant le compte Instagram @iconocheese : pour moi, le fromage est moderne, riche, éclatant !

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Les ouvertures au petit matin et les fermetures à la nuit tombée se suivent, de saisons en saisons. J'accueille les clients, je vends du fromage, je conseille sur le dressage, la sélection, la conservation. Je porte des cartons, je déballe et je remballe, je fais la vaisselle, je passe l'aspirateur, la serpillière, je fais la caisse, je ferme la grille de la boutique. Et toujours cette fatigue dans les muscles, toujours.

Puis, au bout de trois ans, j'ouvre les yeux : j'ai perdu le feu sacré de la reconversion. Il faut dire que la reconversion c'est comme une histoire d'amour : ça prend aux tripes, ça chamboule tout et puis sans qu'on n'y prenne garde, le brouillard de l'euphorie peut doucement se dissiper. J'ai aimé dire « je suis fromagère ». J'ai aimé l'odeur de mes vêtements. J'ai aimé me dire que j'avais eu le courage de changer de vie.

De mon expérience en fromagerie parisienne, je garde le feu sacré du fromage. C'est un produit merveilleux, riche, humain, animal et mystique.

Mais le commerce est un vrai sacerdoce et la reconversion est un bouleversement plus global qu'il n'y parait. Travailler tard le soir et tous les week-ends. Ne plus quitter Paris, la ville, et oublier la campagne. Cesser de sortir et se dé-sociabiliser. Se retrouver en sérieux décalage avec les gens qui nous entoure. Gagner moins d'argent que les autres. Se questionner sur la place que l'on occupe dans la société. J'ai commencé à me dire que je n'allais pas pouvoir faire ça toute ma vie.

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J'ai décidé d'arrêter. J'ai réfléchis longuement sur le sens de la reconversion, et j'y ai vu pour moi trois années de spécialisation. Le monde du fromage – comme celui du vin et de bien d'autres choses encore – nécessite une immersion pour en acquérir une solide connaissance. J'ai étudié la Littérature et la Communication, j'ai travaillé en bureau, sur Internet et en fromagerie : alors j'ai décidé de mélanger le tout comme dans une bonne fondue savoyarde. Je me suis mise à mon compte et j'ai décidé d'écrire. Aujourd'hui je suis Rédactrice / Communicante / Cyberfromagère.

De mon expérience en fromagerie parisienne, je garde le feu sacré du fromage. C'est un produit merveilleux, riche, humain, animal et mystique. On me présente toujours comme « tu sais, c'est ma pote fromagère », et moi je roucoule tout doux.