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Au procès du vin nature

Canette de pinard et hommage à Cyrano, on a assisté au réquisitoire le plus alcoolisé qu'un palais de justice ait connu.
Alexis Ferenczi
Paris, FR
Illustration : Lucile Lissandre.

Le prévenu est sommairement installé sur une barrique. Il n’a pas bronché à l’annonce des chefs d’accusation retenus contre lui – ivresse sur la voie publique, escroquerie en bande organisée, tapage nocturne et rébellion. À ses côtés, un verre à pied attend d’être rempli. Ultime provocation souffle-t-on dans le public.

La salle d’audience est pleine. Les jurés sont assis. Il fait moite. Les regards vont de l’accusé au greffier, du greffier au procureur, du procureur au morceau de tissu rouge visiblement découpé dans un tapis de bain qui lui sert de toge. « Mais c’est quoi ce bordel en vrai ? », murmure un habitué des prétoires.

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Impassible, l’avocat de la défense pose un œil tendre sur son client qui paraît déboussolé, bouche bée et teint vitreux. Les deux n’ont pas pipé mot à leur entrée. Probablement parce que le premier en a vu d’autres et que le second est une bouteille.

Ce dimanche 7 mai, le soleil tape et le rez-de-chaussée de la Bellevilloise a été transformé en Palais de Justice éphémère – « Palais de Jajastice »,rigolent les vignerons du Roussillon en train de vider des canons à l’étage. Idée assez saugrenue du Ministère public, M. X, dit le vin naturel, doit répondre de ses crimes vers 15 heures, alors que le festival Sous les pavés la vigne qui lui est dédié, bat son plein.

Tout a commencé en octobre 2017. Une ode au vin nature, publiée en ligne, déclenche un torrent de commentaires pas très catholiques et finit par mettre la puce à l’oreille des autorités. Au « nectar libéré de sa camisole chimique », les internautes répondent ; « Totalement débile de publier des trucs comme ça ! », « J’ai goûté un Chardonnay dit nature, on aurait dit du cidre ! » ou « Si les vins natures étaient sains, ils ne contiendraient pas d’alcool ! »

Une enquête est rapidement diligentée par le parquet. M. X, dit vin naturel, est interpellé à la sortie d’un établissement bien connu des services de police. En garde à vue, il déclare devant les enquêteurs : « De toute façon les gars, vous êtes pas les derniers sur la picole, vous en avez quelque chose à faire de ce qui y’a dans la bouteille ? » Une stratégie habile qui ne paie pas.

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Premier témoin appelé à la barre, Laura-Maï Gaveriaux s’érige en preuve vivante que le vin naturel n’est pas une menace pour la société. « J’ai été en relation avec le prévenu parce que je me suis rendu compte que le lendemain, on n’avait pas la gueule de bois. Enfin, tout est relatif. Par contre, on a vraiment moins mal à la tête. »

La journaliste abreuve l’auditoire de comparaisons. Le vin naturel est une histoire humaine. Le vin naturel est une émotion. Déboucher une bouteille c’est rencontrer un vigneron ou une vigneronne. La goûter, c’est se rappeler que le sol est vivant malgré plusieurs décennies d’agriculture intensive. Une poésie qui laisse le procureur de marbre : « Beaucoup de sentimentalisme et peu de faits scientifiques ».

Le deuxième témoin est à charge. Cédric Segal, directeur général de Fabulous Brands et créateur de Winestar, une marque de vin en canette, ne débarque pas en terrain conquis. Il a généreusement arrosé la salle d’audience avec des échantillons de son produit. Sans effet. « Je préférerais ne pas y prendre goût », repousse un observateur.

Segal est un négociant. Son discours est rodé. Il vend ses canettes au monde entier ; Américains, Chinois, Japonais ou Belges à la recherche d’une « excellence française et des meilleurs vins ». Son ennemi ? Le naturel. Un vin « au goût de fumier et de pieds ». Il renchérit : « Est-ce que vous pensez que les clients sont contents quand vous leur amenez ce genre de bouteille ? J’avais entendu parler de vins difficiles. Mais c’est pire. C’est une ineptie. »

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Quelques rires fusent dans la salle. Le procureur est radieux. Il a trouvé un allié contribuant au rayonnement de l’hexagone avec plusieurs millions de canettes parachutées dans 15 pays différents « qu’on peut servir sans tire-bouchon ». Il admoneste les vignerons naturels : « Heureusement que nous avons des producteurs qui savent défendre le vin français. Prenez-en de la graine. »

Un poil sonné, la défense sort de sa manche un dernier atout. « Quand on est témoin, il faut dire ce qu’on a vu. Moi je vais témoigner et dire ce que j’ai bu. » Sébastien Demorand entre en scène. Lunettes fines sur le nez qui surplombe une belle moustache claire et chemise blanche ouverte. « Jurez-vous de dire au moins un truc vrai ? », renacle le greffier.

Et Demorand de se lancer dans une longue confession. Oui, il a fréquenté des foires au vin de supermarché. Oui, il a acheté des bouteilles de grands châteaux. Oui, il a fait son éducation dans des bars épouvantables servant des pinards capables de littéralement trouer l’estomac. Mais il invoque la jeunesse, l’ignorance.

« Ce qu’on voulait à cet âge là, ce sont ces moments de comptoir, de camaraderie, immédiat, simple, un peu bas de plafond même. On avait besoin de cette délicieuse ivresse qui lie les hommes et les rend plus imaginatifs. On n’avait pas compris encore. » Et puis Demorand entend parler de ces vignerons courageux qui font du vin autrement et commence à comprendre. Comprendre qu’en buvant ceux-là, en « votant avec le verre », il défend une certaine idée de la vie et de la vigne.

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« Ces vins qu’on aime, on en boit beaucoup et certainement trop. Mais c’est quand même mieux de ne pas se charger avec le reste », sourit-il avant de faire appel à un passé de publicitaire. « Amateur de slogan à la va-comme-je-te-pousse, j’aurais été ravi de proposer cette campagne un peu années 1950 ; ‘Le vin naturel ? Naturellement.’ ».

La salle d’audience applaudit avant que le procureur ne ramène le calme. Il interroge le témoin sur une soirée où sept bouteilles du prévenu auraient été consommées. « N’est-ce pas trop ? » - « C’est tout à fait excessif », reconnaît Demorand qui ajoute néanmoins que la vie est ainsi faite, qu’elle est souvent pleine d’excès et que c’est sans doute sa générosité qui la rend délicieuse voire parfois dangereuse.

Le procureur reste ferme et se lance dans son réquisitoire, condamnant l’accusé à la disparition et à l’absence totale de reconnaissance. « Cette chose ne doit jamais porter le nom de vin. » Mais le public bruisse déjà. Eric Morain, l’avocat du prévenu a rejoint le pupitre. La star, c’est lui. Après avoir défendu plusieurs vignerons naturels emmerdés par l’Institut national des appellations d’origine (INAO), il a naturellement été désigné pour s’occuper du cas de M. X.

Après un petit clin d’œil à l’ancien monde, celui de Robert Parker et des vignes qui n’avaient pas connu ces « punks à raisin », il met en lumière un premier vice de forme. « Les traces de vin naturel les plus anciennes remontent à 7000 ans. 7000 ans M. le procureur. Votre temps de réaction est pour le moins long. J’aurais envie de vous dire que vous êtes prescrit mais on ne va pas gagner sur des questions de procédure. »

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Pour défendre son client, l’avocat en appelle aux pères putatifs du pinard nature, les deux Marcel, Richaud et Lapierre ou Bernard Belhassen. Il convoque le théoricien de la biodynamie Rudolf Steiner ou celui de l’agriculture naturelle, Masanobu Fukuoka.

« Mon client est un vin cultivé qui n’est fait que de chair et d’os de ceux qui l’accompagne et qu’on appelle vigneron et non pas exploitant. Il n’est que raisin, encore raisin et toujours raisin. Si vous le forcez à prendre le chemin escarpé des additifs, vous allez le lobotomiser comme Jack Nicholson dans Vol au-dessus d’un nid de coucou. »

Eric Morain assume. Son client a des défauts ; son tartre, son oxygénation, son acidité volatile. Mais c’est là sa personnalité. L’ivresse sur la voie publique ? Elle est naturelle et chaleureuse. Le tapage nocturne ? Un peu de bruit, mais à l’intérieur de la bouteille, quand il repart en fermentation et fait la fête avec des milliards de micro-organismes.

« Les autres vins sont froids comme le métal dont on fait les cannettes de M. Segal. Mon client ne se déguste pas, il se partage. Il est nature ? C’est un peu court jeune homme. On eut pu dire bien des choses en somme : brut, alternatif, libertaire, musicien, bretteur, philosophe ou rieur… »

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L’avocat conclut sa plaidoirie avec cet emprunt à Rostand et sous les applaudissements. Les jurés partent délibérer sur la mezzanine, canettes de Winestar à la main. Des chefs d’accusation de tapage et d’escroquerie, M. X. sera déclaré non coupable et relaxé à l’unanimité. Pour ivresse sur la voie publique, la cour le condamnera à « un travail sur lui-même » d’intérêt général.

À l’étage, le verdict est annoncé au micro sous quelques applaudissements. Probablement parce qu’il est difficile de tenir un verre de pif et de frapper dans ses deux mains en même temps.