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Le grand trouble du repas de Noël

Le réveillon de Noël est souvent synonyme de joie, d’opulence et de bonne chère, mais pour les personnes qui souffrent de boulimie, d'anorexie ou encore d'hyperphagie, c'est plutôt l'assurance de vivre un véritable enfer.
Crédit photo : flickr user girlontheles.

Les repas de fêtes sont les meilleurs repas de l'année.

Les réveillons de Noël et de la Saint-Sylvestre sont les seuls dîners pendant lesquels il est complètement OK de s'empiffrer quantités gargantuesques de bouffe délicieuse sans passer pour un morfal – quitte à sauter quelques repas les jours précédents en prévision de l'orgie, quitte à se mettre à la diète les jours qui suivent pour tenter de limiter les conséquences. On frôle la crise de foie mais, certes, mais au final, rien de bien traumatisant. Sauf pour les personnes atteintes de Troubles du Comportement Alimentaire (TCA), pour qui cette période cauchemardesque de l'année est synonyme de crises et d'angoisses.

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Pour beaucoup, les troubles alimentaires surgissent en même temps que les « injonctions contradictoires », nombreuses pendant la période des fêtes. Ce terme scientifique est employé pour désigner toutes ces situations dans lesquelles l'homme se retrouve confronté à deux interdictions qui s'opposent mutuellement et face auxquelles il est toujours perdant. En France, par exemple, ce type de paradoxes se retrouve dans les recommandations gouvernementales qui nous incitent à « manger équilibré » et à « pratiquer une activité physique régulière » et, à l'inverse, cet ancrage traditionnel qui veut que les fêtes de fin d'année représentent un moment particulier pendant lequel on peut se laisser aller, relâcher la pression et manger à foison.

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L'ambiance marmotte-et-chocolat commence le 1er décembre avec le calendrier de l'avent et finit début janvier avec la galette des rois. Ou serait-ce avec la chandeleur ? Ou mardi « gras » ? Bref, ces situations de culpabilités-déculpabilisantes, n'en finissent pas pendant plus de deux mois.

D'une manière générale, quand la société impose des conduites alimentaires à des personnes pour qui manger est un problème, ça ne se passe pas forcément bien. Et ce, qu'importe la raison, qu'il s'agisse de Noël ou du Ramadan, qu'il soit question d'absorber une profusion d'aliments ou d'observer un jeûne partiel.

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Personne ne remarquera que j'engloutis n'importe quoi. C'est le moment où je peux faire mes crises devant tout le monde – ça m'ôte la barrière que je m'impose quand je suis seule.

J'ai appelé Nicolas Sahuc pour discuter avec lui de cette situation. Il est diététicien spécialisé dans les TCAs et complète sa pratique de soins par un parcours d'études en philosophie concentrées sur le domaine de l'éthique.

Il confirme que c'est une période plus complexe à gérer que d'habitude pour ses patients, tout simplement car les sources de stress se multiplient : « Les malades sont confrontés à l'obligation d'opulence. En plus s'il y a des problèmes dans la famille, un deuil ou bien des relations tendues, c'est émotionnellement déjà assez difficile. » Dans l'un des articles de son blog, il parle non pas des « fêtes » mais des « faites familiales » car pour lui, ces fêtes constituent bien une injonction, une contrainte – celle d'être à table et de faire honneur aux plats.

J'ai également contacté des personnes qui vivent chaque année ces troubles de l'intérieur pour savoir comment elles ressentent la chose.

Sophia* a d'abord été anorexique « stricte » avant de souffrir de boulimie vomitive. Aujourd'hui, elle se dit « stabilisée » avec l'hyperphagie. Pour elle, la période des fêtes est une période pendant laquelle « personne ne remarquera que j'engloutis n'importe quoi. C'est le moment où je peux faire mes crises devant tout le monde – ça m'ôte la barrière que je m'impose quand je suis seule. ». Elle ajoute que « personne ne remarque jamais l'hyperphagie. » Elle explique ensuite que lorsqu'elle soufrait d'anorexie, elle avait du mal à vivre cette perte du contrôle sur la nourriture et la manière de s'alimenter : « quand j'ai commencé à craquer je m'en suis beaucoup pris à moi-même, à grand renfort d'insultes. (…) Si je laisse tomber – c'est-à-dire si je ne pars pas dans une croisade restrictive contre le gras –, c'est vers février que le contrecoup arrive. Je me trouve horrible, grosse, stupide et inutile. C'est souvent vers cette période que je me fais de nouveau vomir. »

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C'est vrai : même si ces troubles sont avérés, l'hyperphagie ou la boulimie ne sont pas forcément perçues par les proches sur la table du réveillon. Ou précisément : elles ne sont pas perçues comme un comportement problématique. A contrario, manger trop peu par rapport à la norme reste un comportement suspect – et les proches le font souvent remarquer.

Tout le monde essaye de me gaver. Je peux finir une bonne assiette mais ensuite on m'incite toujours à en reprendre une, deux, trois fois, et c'est là que j'ai envie d'exploser.

Laurie*, elle aussi, vit cette période comme une épreuve. « Mes parents étant ce qu'on appelle de 'bons vivants', ils ne comprennent pas forcément mes privations ou mes rééquilibrages alimentaires. Je prends parfois des xanax avant de rentrer chez moi pour les fêtes. C'est un anxiolytique que je prends pour limiter mes grosses gloutonneries pour des aliments gras et sucrés. »

Julia*, encore une jeune fille que j'ai interrogé, explique que même si elle est aujourd'hui sortie de l'anorexie, ses proches continuent de lui faire des remarques qui la blessent. Ces remarques révèlent peut-être souvent de l'inquiétude légitime, mais Julia ressent les choses différemment : « Tout le monde essaye de me gaver. Je peux finir une bonne assiette mais ensuite on m'incite toujours à en reprendre une, deux, trois fois, et c'est là que j'ai envie d'exploser. J'ai l'impression que les personnes qui essayent de contrôler leur poids veulent « craquer » par mon intermédiaire : ils veulent me voir manger comme eux aimeraient manger. »

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« C'est censé être un moment festif, mais moi ça ne m'amuse pas de me faire péter le bide sous prétexte que c'est une convention sociale », poursuit Julia.

Face aux troubles du comportement alimentaire, les familles s'inquiètent : mais n'est-il pas légitime pour elles de réagir ainsi ? Nicolas Sahuc m'explique que le corps médical conseille généralement aux familles des malades de se comporter comme si de rien n'était pendant les fêtes – on considère qu'il serait encore plus anxiogène de laisser trop de place au trouble. Il critique ces injonctions – celle de dire à une anorexique « vas-y, mange, tu peux y aller », par exemple : « Les malades doivent apprendre à respecter leur corps. Et le corps, ce n'est pas un mécanisme. Or, ceux qui vont dire 'mange pour prendre du poids' à une anorexique ont une conception complètement mécanique du corps. En fait, il faut sortir du poids pour comprendre le corps. »

On imagine que, dans l'esprit d'une anorexique, de telles injonctions peuvent être interprétées à contre-courant et donc provoquer l'effet inverse : « À la table du réveillon, on m'a dit 'tu peux te le permettre'. Donc ça veut dire qu'avant, je ne pouvais pas. Je me suis sentie encore plus légitime à rester anorexique », souligne l'une des filles que j'ai interrogées.

Tout le monde n'a pas forcément que des souvenirs joyeux liés à Noël. Et pour les personnes avec qui j'ai parlé, leur relation avec leur alimentation en a causé pas mal. Sophia se rappelle : « J'avais peur de sortir de ma chambre pour me retrouver face à cette nourriture qui me faisait envie et que je refusais de manger. À une époque où je ne dépassais pas les 300 kg calories par jour, j'avais peur de craquer et d'être faible. » Elle nuance cependant : « Je ne considère pas que quelqu'un mangeant ce qui lui fait envie soit faible mais c'est souvent ce que je me dis par rapport à moi-même. »

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Le pire, c'est de voir le regard de mes parents à la table du réveillon : je prends une assiette normale – je me force en me disant qu'un blanc de dinde avec des petits pois carottes et une patate, ce n'est pas si terrible – et je lis dans leurs yeux tellement d'espoir.

Laurie me confie un autre malaise, celui des rituels liés à la maladie : « Noël est le repas le plus difficile car je dors à la maison et je ne peux pas me purger le soir (ma mère m'a déjà surprise). » Elle m'explique être tiraillée entre « la culpabilité après avoir vomi plus ou moins discrètement » et « la honte de ne pas être capable de [se] forcer pour faire plaisir à [ses] parents ». L'un de ses pires souvenirs : « le regard de désolation de ma mère quand je ne finis pas ce qu'elle a passé des heures à préparer… »

Ce regard des parents est un levier affectif qui a aussi de l'importance pour Julia : « Le pire, c'est de voir le regard de mes parents à la table du réveillon : je prends une assiette normale – je me force en me disant qu'un blanc de dinde avec des petits pois carottes et une patate, ce n'est pas si terrible – et je lis dans leurs yeux tellement d'espoir. Ils ne disent rien mais j'entends ce qu'ils pensent : ils se disent que je suis guérie, que je suis sur la bonne voie… Alors que non, alors que je sais que le lendemain et le surlendemain je ne mangerais que quelques pommes en me disant que j'ai trop mangé la veille. »

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Les personnes qui sont dans la maladie souffrent tout le temps, et c'est souvent encore un peu moins supportable pendant cette période censée être joyeuse. Mais même pour celles qui tentent d'en sortir et qui ont trouvé un équilibre, cette période de fastes culinaires reste une épreuve.

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Tout le monde ne perçoit pas la souffrance que certains ressentent dans leur rapport à la nourriture. Sans vouloir gâcher l'insouciance et la joie des fêtes qui arrivent, il serait bon que même les plus gros noceurs s'en rendent compte afin de ne pas faire de gaffe.

Donc si vous hésitez entre desserrer votre ceinture et vous resservir et que dans ce moment de bonheur gustatif, vous remarquer que votre voisin de table se force à finir son assiette, mettez de l'eau dans votre vin et rappelez-vous que chacun mange à sa faim.

*Tous les prénoms ont été modifiés.