L'ambiance marmotte-et-chocolat commence le 1er décembre avec le calendrier de l'avent et finit début janvier avec la galette des rois. Ou serait-ce avec la chandeleur ? Ou mardi « gras » ? Bref, ces situations de culpabilités-déculpabilisantes, n'en finissent pas pendant plus de deux mois.D'une manière générale, quand la société impose des conduites alimentaires à des personnes pour qui manger est un problème, ça ne se passe pas forcément bien. Et ce, qu'importe la raison, qu'il s'agisse de Noël ou du Ramadan, qu'il soit question d'absorber une profusion d'aliments ou d'observer un jeûne partiel.LIRE AUSSI : Comment je suis tombée dans les bras d'un fétichiste de la bouffe
J'ai appelé Nicolas Sahuc pour discuter avec lui de cette situation. Il est diététicien spécialisé dans les TCAs et complète sa pratique de soins par un parcours d'études en philosophie concentrées sur le domaine de l'éthique.Il confirme que c'est une période plus complexe à gérer que d'habitude pour ses patients, tout simplement car les sources de stress se multiplient : « Les malades sont confrontés à l'obligation d'opulence. En plus s'il y a des problèmes dans la famille, un deuil ou bien des relations tendues, c'est émotionnellement déjà assez difficile. » Dans l'un des articles de son blog, il parle non pas des « fêtes » mais des « faites familiales » car pour lui, ces fêtes constituent bien une injonction, une contrainte – celle d'être à table et de faire honneur aux plats.J'ai également contacté des personnes qui vivent chaque année ces troubles de l'intérieur pour savoir comment elles ressentent la chose.Sophia* a d'abord été anorexique « stricte » avant de souffrir de boulimie vomitive. Aujourd'hui, elle se dit « stabilisée » avec l'hyperphagie. Pour elle, la période des fêtes est une période pendant laquelle « personne ne remarquera que j'engloutis n'importe quoi. C'est le moment où je peux faire mes crises devant tout le monde – ça m'ôte la barrière que je m'impose quand je suis seule. ». Elle ajoute que « personne ne remarque jamais l'hyperphagie. » Elle explique ensuite que lorsqu'elle soufrait d'anorexie, elle avait du mal à vivre cette perte du contrôle sur la nourriture et la manière de s'alimenter : « quand j'ai commencé à craquer je m'en suis beaucoup pris à moi-même, à grand renfort d'insultes. (…) Si je laisse tomber – c'est-à-dire si je ne pars pas dans une croisade restrictive contre le gras –, c'est vers février que le contrecoup arrive. Je me trouve horrible, grosse, stupide et inutile. C'est souvent vers cette période que je me fais de nouveau vomir. »Personne ne remarquera que j'engloutis n'importe quoi. C'est le moment où je peux faire mes crises devant tout le monde – ça m'ôte la barrière que je m'impose quand je suis seule.
Laurie*, elle aussi, vit cette période comme une épreuve. « Mes parents étant ce qu'on appelle de 'bons vivants', ils ne comprennent pas forcément mes privations ou mes rééquilibrages alimentaires. Je prends parfois des xanax avant de rentrer chez moi pour les fêtes. C'est un anxiolytique que je prends pour limiter mes grosses gloutonneries pour des aliments gras et sucrés. »Julia*, encore une jeune fille que j'ai interrogé, explique que même si elle est aujourd'hui sortie de l'anorexie, ses proches continuent de lui faire des remarques qui la blessent. Ces remarques révèlent peut-être souvent de l'inquiétude légitime, mais Julia ressent les choses différemment : « Tout le monde essaye de me gaver. Je peux finir une bonne assiette mais ensuite on m'incite toujours à en reprendre une, deux, trois fois, et c'est là que j'ai envie d'exploser. J'ai l'impression que les personnes qui essayent de contrôler leur poids veulent « craquer » par mon intermédiaire : ils veulent me voir manger comme eux aimeraient manger. »Tout le monde essaye de me gaver. Je peux finir une bonne assiette mais ensuite on m'incite toujours à en reprendre une, deux, trois fois, et c'est là que j'ai envie d'exploser.
Laurie me confie un autre malaise, celui des rituels liés à la maladie : « Noël est le repas le plus difficile car je dors à la maison et je ne peux pas me purger le soir (ma mère m'a déjà surprise). » Elle m'explique être tiraillée entre « la culpabilité après avoir vomi plus ou moins discrètement » et « la honte de ne pas être capable de [se] forcer pour faire plaisir à [ses] parents ». L'un de ses pires souvenirs : « le regard de désolation de ma mère quand je ne finis pas ce qu'elle a passé des heures à préparer… »Ce regard des parents est un levier affectif qui a aussi de l'importance pour Julia : « Le pire, c'est de voir le regard de mes parents à la table du réveillon : je prends une assiette normale – je me force en me disant qu'un blanc de dinde avec des petits pois carottes et une patate, ce n'est pas si terrible – et je lis dans leurs yeux tellement d'espoir. Ils ne disent rien mais j'entends ce qu'ils pensent : ils se disent que je suis guérie, que je suis sur la bonne voie… Alors que non, alors que je sais que le lendemain et le surlendemain je ne mangerais que quelques pommes en me disant que j'ai trop mangé la veille. »Le pire, c'est de voir le regard de mes parents à la table du réveillon : je prends une assiette normale – je me force en me disant qu'un blanc de dinde avec des petits pois carottes et une patate, ce n'est pas si terrible – et je lis dans leurs yeux tellement d'espoir.
Tout le monde ne perçoit pas la souffrance que certains ressentent dans leur rapport à la nourriture. Sans vouloir gâcher l'insouciance et la joie des fêtes qui arrivent, il serait bon que même les plus gros noceurs s'en rendent compte afin de ne pas faire de gaffe.Donc si vous hésitez entre desserrer votre ceinture et vous resservir et que dans ce moment de bonheur gustatif, vous remarquer que votre voisin de table se force à finir son assiette, mettez de l'eau dans votre vin et rappelez-vous que chacun mange à sa faim.*Tous les prénoms ont été modifiés.LIRE AUSSI : Pourquoi l'amour est dans le ventre ?