« Mon métier, c’est de rendre les gens bourrés »

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« Mon métier, c’est de rendre les gens bourrés »

Une plongée éthylique dans le quotidien de Chris, 47 ans, père de famille et barman qui évolue tous les soirs en solo derrière le bar.

Bienvenue dans Last Call, notre colonne qui donne la parole aux employés des bars de quartier, des troquets ou autres brasseries emblématiques qui ont marqué leur époque.

Le Pharmacy Bar à Toronto. Toutes les photos sont de Luis Mora.

La première fois que j'ai rencontré Chris Harper, il venait d'enchaîner 68 jours de travail consécutifs et il refusait d'être interviewé.

La deuxième fois, il en était à son 410ème jour sans pause et il se rappelait exactement quelles bières j'avais commandées avec mon pote presque un an plus tôt. Pour l'entretien, il a finalement cédé à mes avances et accepté de me parler de son travail et comment il réussissait à faire tourner son bar, le Pharmacy, tout seul, sans l'aide de personne.

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Si vous êtes à Toronto et que vous avez l'occasion d'aller au Pharmacy, vous verrez que l'expérience revient à entrer dans le cerveau de Chris et à voir sa conception de ce qu'un bar devrait être : une gentille dictature à mi-chemin entre une taverne et un magasin de vinyles. Le Pharmacy est ce qu'on pourrait attendre d'un bar authentique : sans prétention, éclairages tamisés, une incroyable sélection de bières et une bande-son qui va bien. En fait, le Pharmacy est tellement en accord avec les goûts éclectiques de Chris qu'il n'est pas si étonnant qu'il y passe toute sa vie.

MUNCHIES : Pourquoi bosses-tu autant ?
Chris Harper : Je n'arrive pas à me sortir ce bar du crâne. C'est un endroit bien particulier et j'ai ma façon d'y faire les choses. Pas mal de gens qui sont venus ici disent que j'ai une sorte d'arrogance charmante. Ils rentrent et me regardent bizarrement, comme s'ils se demandaient à quelle sauce j'allais les manger. Un peu comme dans ces minuscules restos à sushis japonais. Tu embarques là-dedans et tu dégustes ce qui arrive. Je ne veux pas paraître prétentieux mais j'ai ma façon de faire.

D'où te vient justement ce style ?
J'ai bossé dans des magasins de disques pendant longtemps et ça m'a pas mal influencé. Je suis un peu le disquaire des bars. Je propose un produit : de l'alcool. C'est bizarre, je ne sais pas comment dire. Qu'est-ce que tu penses de mon bar, toi ?

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J'apprécie le fait de ne pas avoir à choisir entre 1 200 bières blondes. Je pense que, d'une certaine façon, ça plaît aux gens de se faire diriger.
C'est vrai. On pourrait croire que je leur fais la leçon quand je les sers, mais j'espère qu'ils ne ressentent pas les choses de la sorte. Quand on ne me connaît pas je peux sans doute donner l'impression d'être un peu directif. Mais c'est tellement gratifiant de faire découvrir un truc à un client. Je suis très bon pour convaincre les clients d'essayer quelque chose de nouveau.

Bien sûr, c'est aussi une question de fierté personnelle. Mais c'est toujours cool de pouvoir dire : « Hey, tu ne veux pas essayer ça plutôt ? » et ensuite on te répond « Wahou, je n'avais jamais rien goûté de pareil. » Ça te donne l'impression de vraiment faire ton métier. Quand les gens s'attendaient à un certain produit, dégustent finalement autre chose et sont ravis du changement, c'est tout bon. C'est ce genre de produits que je recherche et que j'aime faire goûter.

C'est un peu comme ça que ça se passe chez un disquaire.
Ça fait dix ans que je n'ai pas vendu de disque mais je me suis approprié cette façon de faire de disquaire et maintenant, ces deux jobs se sont mélangés. J'adore toujours la musique. Mais je fais la même chose avec de l'alcool. Je veux tout tester sans être perverti. Parfois, je repère une petite production d'une bière montréalaise et c'est comme quand tu trouves un super collector en occasion, tu te dis : « Putain, j'avais jamais vu ça, je vais le choper pour mon bar et les clients vont adorer. »

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Comment choisis-tu ce qui sera servi au Pharmacy ?
J'essaye de choisir en ayant les idées claires. [Rires.] Je goûte tout sauf le whisky. J'ai déjà fait de belles conneries en ayant bu du whisky donc j'évite de recommencer. En général, je recherche un profil aromatique. Avant d'avoir ce bar, je n'aimais pas trop la bière mais le hasard a changé ça. Les gens me rapportent les produits de certains brasseurs et je les goûte. Dans certains bars, il y a un vrai système mis en place ou alors ils ne servent que deux grandes marques de bière. Ils doivent gagner plus d'argent que moi, travailler plus professionnellement. Mais ça ne me ressemble pas.

Pourquoi est-ce que ton bar s'appelle le Pharmacy ?
C'était l'idée de ma femme. On avait une liste de noms un peu vieillots, du style Old Hat ou encore King Bee vu que je suis sur King Street. Mais il se trouve que cet endroit est une ancienne pharmacie des années 1930.

Je pensais qu'il s'appelait comme ça parce que tu prescris des trucs à tes clients.
Oui, on me fait souvent cette blague… « Hey, doc ! Qu'est-ce que tu mets sur l'ordonnance ? »

Pourquoi as-tu décidé de devenir gérant de bar ?
C'est le destin. Quand j'avais 14 ans, je bossais dans un resto sur Kensington – dans un petit quartier résidentiel, une adresse respectable fréquentée par des acteurs, des musiciens et des travestis. J'ai fini par être celui qui servait les boissons et les cafés. Je suis devenu le bartender à 17 ou 18 ans. Ensuite, j'ai bossé dans une salle de billards et dans quelques bars dingues sur Ossington. Et maintenant, je possède ce bar. Je suis tombé là-dedans comme dans un rêve.

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Tu penses que c'est ta vocation ?
Ça me déprimerait de répondre « non » à cette question. Les gens pensent que c'est un job en or parce qu'il suffit de savoir faire un cocktail pour récolter les lauriers. Mais c'est juste un job. Ce n'est pas comme si je déminais des bombes ou comme si je cherchais une solution contre le gaz moutarde pour sauver la vie de petits gosses ou que je faisais des conduites pour des personnes handicapées. Je rends les gens bourrés, pompette ou ce que tu veux. C'est comme ça que je gagne ma vie et que je continuerai de le faire jusqu'à nouvel ordre. J'apprécie de pouvoir subvenir aux besoins de ma famille comme ça. Mais c'est éprouvant.

C'est-à-dire ?
Je suis toujours en train de faire la discussion aux gens mais en même temps, je ne peux m'empêcher de me demander ce que sont en train de faire ma femme et ma fille. Je suis arrivé au bar hier matin à 10 heures et je n'ai pas fermé avant 3 heures 30 du matin. Je suis juste rentré pour dîner, rapidement.

Tu bois ?
Je ne m'approche pas des liqueurs brunes, c'est certain. Je n'aime pas la personne que je deviens quand j'en bois. Hier, j'ai testé sept ou huit bières mais étalées sur douze heures. Je peux avoir l'haleine qui sent l'alcool sans être bourré. J'essaye de ne pas abuser mais je dois faire gaffe parce que c'est facile de déraper.

Tu fais beaucoup de cocktails ?
Je sers un peu de vodka avec du gin, ou bien des gins tonic. Mais je ne fais pas de negroni. J'ai les ingrédients mais ce n'est pas un bar à cocktails ici, c'est un bar de bières et de spiritueux. Je n'ai même pas de shaker ou de paille. Ma fille m'a expliqué que les pailles étaient mauvaises pour les animaux, donc sur le champ, j'ai arrêté d'en utiliser. Le soir de l'ouverture, je n'avais même pas de glaçons.

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Qu'est-ce qui fait, selon toi, un bon bartender ?
Je n'aime pas les barmen qui ont trop la tchatche. J'aime bien qu'un barman se souvienne de ce que j'avais pris un an auparavant, même si c'était un choix basique. Je respecte les barmen qui ont une bonne mémoire et qui sont sincères. Parfois, on broie du noir et ce n'est pas facile de le cacher. C'est donc important d'être honnête. Mais je ne dirais pas que ce métier est fait pour les gens honnêtes – j'ai l'impression que tous les barmen ont un petit business en plus à côté. On est tous des voleurs de chevaux, quelque part.

Et au niveau de la clientèle, il y a des attitudes que tu ne supportes pas ?
Il ne faut pas être un connard. C'est simple : il ne faut pas hurler, pas saloper la table, et se montrer un minimum poli. Quand tu entres ici, c'est comme si tu entrais dans ma cuisine : je ne te demande pas d'enlever tes chaussures mais essaie d'être sympa avec les autres qui sont là. Je ne te demande pas de me respecter mais au moins, respecte les autres. Pas besoin de faire la morale en mode Vieux Testament mais bref, traite les autres comme tu voudrais être traité. Aussi, je déteste quand on hurle mon nom quand je dis que c'est la dernière tournée. Ça me met en boule comme pas possible.

Et parler politique, ça se fait ?
On peut parler de ce qu'on veut. 96 % du temps, quand les gens parlent de politique dans mon bar, ça se passe de manière civilisée et personne n'insulte personne. Mais j'ai déjà eu des gens qui venaient ici et parlaient de politique juste pour s'attirer des problèmes. Le mal-être, ça ressort de différentes façons. Je ne veux pas qu'on emploie le mot « pédale » ici. Ceux qui le font peuvent jarter. Pareil pour les propos racistes. Qu'ils dégagent et ne remettent plus jamais les pieds ici. Parfois, il y a des gens qui débarquent dans l'unique but de foutre la merde et de raconter des conneries.

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C'était quand la dernière fois que tu as dû virer quelqu'un de ton bar ?
Il y a quelques jours. Un Américain – le genre de type à s'asseoir au bar et écouter de la musique avec ses écouteurs. Les gens en pleine introspection, qui s'habillent tout en noir et qui ont un Sartre ou un Camus en poche, ça ne me dérange pas – mais celui-là atteignait des sommets. Au bout d'un moment, il s'est mis à draguer lourdement des clientes installées au bar et ça, c'est le genre de truc impardonnable ici. Je ne le tolère pas. Il s'est énervé et j'ai dû le virer moi-même. Il s'est mis à pleurer, a essayé de m'embrasser. Je lui ai dit : « Mec, ça ne va pas du tout là ! ». Il s'est mis à brailler dans la rue avant de revenir. Il m'a bien gâché la soirée. Et si moi-même je ressens la mauvaise ambiance, c'est que tout le monde dans le bar la ressentait aussi.

Des conseils pour les barmens débutants ?
Je leur dirais de bien réfléchir avant de se lancer dans ce métier qui peut vite devenir un puits sans fond de tristesse. Il n'y a pas beaucoup de filets de sécurité dans ce métier, il faut tout le temps tenir la barre. Ce n'est pas rassurant. J'ai 47 ans. Je suis comme un cheval : quand il arrête les courses, c'est direction l'abattoir. C'est un bon défi pour un jeune mais moi, je me fais vieux. Mon conseil serait de se ménager une voie de sortie, être acteur à côté ou bien prévoir une thèse. Mais ce job, c'est prenant. Je ne sais même pas si je suis bien placé pour donner des conseils. Je pense même qu'il ne faudrait pas que je donne de conseils – c'est déjà une forme de réponse, ça.

Tu prévois déjà ta retraite ?
Si ça se trouve, quelqu'un va débarquer ici dans trois mois pour me dire « on va raser toute la zone ! ». J'imagine toujours que ça se finira ainsi. Je ne veux pas donner l'impression de vivre dans une chanson de Neil Young mais j'adore ce bar et les gens l'adorent aussi donc quand la fin de cet endroit arrivera – je ne sais pas quand, mais quand elle arrivera – j'aimerais qu'il disparaisse vraiment. Je veux qu'il reste un bon souvenir.

Merci, Chris.
Merci, mec.