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Pourquoi on mange tous de la tomate chinoise sans le savoir

On a demandé à Jean-Baptiste Malet, auteur de L'Empire de l'or rouge, de nous raconter son enquête dans les barils de concentré de tomate.
Alexis Ferenczi
Paris, FR

Il n'y a rien de plus anodin qu'une tomate. Surtout en été. Gusto, cœur de bœuf ou cerise, les variétés sont quasi infinies et rien ne vous procurera plus de plaisir que de croquer dans leur chair en vous en foutant partout.

Bon OK, il y en a une qu'on connaît moins bien. Comme le dit Jean-Baptiste Malet, auteur de L'Empire de l'or rouge, paru chez Fayard, elle est à la tomate fraîche ce qu'une pomme est à une poire. Cette variété est la base utilisée pour former le concentré qu'on trouve dans les sauces, les coulis, le ketchup et même certaines pizzas.

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De la Chine à l'Afrique, Jean-Baptiste est allé enquêter sur cette tomate d'industrie génétiquement modifiée. Une tomate qui a la peau si dure – pour ne pas exploser pendant les longs trajets en camion – qu'elle croustille quand on mord dedans. Surtout, elle raconte une histoire : celle de la mondialisation, du libre-échange et même du taylorisme.

De la province chinoise où elle est cueillie par des enfants ou des prisonniers jusqu'aux ports italiens où elle circule par les réseaux de « l'agro-mafia », Jean-Baptiste a remonté la filière pendant deux ans. On lui a donc demandé comment ça se faisait qu'on trouvait ces tomates d'industrie jusque dans nos sauces (sans la mention « Made in China ») et pourquoi même la Camorra se prend de passion pour les fruits.

MUNCHIES : Salut Jean-Baptiste, pourquoi as-tu décidé de t'intéresser plus précisément au concentré de tomate et pas à un autre bien de consommation ?
Jean-Baptiste : En 2011, je découvre l'existence d'une conserverie dans le Vaucluse, « Le Cabanon », rachetée par l'armée chinoise en 2004. Étonné par la présence de l'Armée populaire dans un domaine si éloigné des préoccupations militaires, je demande à rencontrer les dirigeants de l'entreprise chinoise, lesquels refusent catégoriquement de me recevoir, ou même de me faire visiter le site.

Loin de me décourager, en me rendant sur place, je jette un coup d'œil à travers les grilles. J'aperçois des barils, de grands fûts bleus de 230 kg de triple concentré, étiquetés « Made in China ». Cette découverte m'a longtemps hanté, et l'envie m'est venue de remonter la filière. Pourquoi des barils « Made in China » en pleine Provence ? Pourquoi tout ce silence autour de leur fabrication ?

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Et qu'est-ce que tu as trouvé ?
En enquêtant durant deux années, j'ai découvert qu'en réalité c'est toute la filière mondiale qui utilise du concentré de tomates venant de Chine. La Chine est aujourd'hui le premier exportateur mondial de concentré de tomates, celui que les industriels utilisent pour produire du ketchup, des pizzas surgelées, des ratatouilles, des lasagnes.

La moitié de la production mondiale des tomates d'industrie se concentre en trois zones de production : la Californie, l'Italie, la Chine. En Chine, il s'agit essentiellement du Xinjiang. Ces tomates y sont récoltées parfois par des enfants ou des prisonniers. Les tomates sont transformées en usines. Puis elle voyage en train à travers la Chine, conditionnée en barils aseptiques de concentré, chargés dans des conteneurs. À Tianjin, on expédie ces barils à travers le monde. Vers l'Afrique, ou l'Europe, où l'on va travailler ce concentré pour produire des sauces.

Du coup, ça veut dire qu'aujourd'hui en France, on mange ce concentré de tomate chinois ?
Oui, assurément. Nous mangeons tous du concentré chinois sans le savoir. Toutes les fois où l'indication des tomates n'apparaît pas, vous avez une forte chance de manger chinois. Il faut lire « 100 % de tomates françaises » ou « 100 % de tomates italiennes » pour être sûr de ce que l'on mange. « Tomates italiennes » ne veut rien dire : vous pouvez avoir 5 % de tomates italiennes mélangées à des tomates chinoises dans une sauce, un coulis ou une boîte de concentré.

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« Tomate d'été », comme sur le coulis Heinz, est une indication qui n'indique pas grand-chose : les tomates chinoises poussent elles aussi l'été, car toutes les tomates d'industrie poussent en pleine terre, l'été. Et rien n'interdit à Heinz, aujourd'hui, d'utiliser des tomates chinoises pour produire son ketchup. La multinationale n'est pas tenue d'indiquer l'origine de ses tomates sur l'étiquette.

C'est chaud. D'où vient ce problème ?
Les industriels italiens sont à l'origine de l'émergence de la Chine comme acteur majeur de la filière tomate. Ce sont eux qui sont allés équiper la Chine. Ils ont réceptionné les premières productions de concentré et l'Italie a longtemps été la destination numéro une du concentré chinois. Avec ce concentré chinois, ils bénéficiaient d'un produit à très bas coût, ensuite réexporté en Europe, une fois habillé aux couleurs de l'Italie.

Cela continue aujourd'hui. De même, ce concentré chinois arrivé en Italie est également réexporté vers l'Afrique. Le concentré chinois a contribué à détruire les filières tomates en Afrique de l'Ouest, car les producteurs africains n'arrivent pas à rivaliser avec la tomate chinoise. Quand ils sont ruinés, les producteurs africains partent chercher du travail en Europe.

Cela peut surprendre, mais je ne dénonce pas cette industrie. Je me contente de raconter le monde tel qu'il est. J'estime que les gens sont assez grands et les faits assez frappants pour que chacun en tire les conclusions. Bien évidemment, en racontant des rapports de production d'une marchandise, en décrivant la division internationale du travail, en s'intéressant à une matière première, on tombe tôt ou tard sur le mode d'organisation de nos sociétés : le capitalisme.

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Est-ce que la tomate prouve que le système a des failles ?
Je ne crois pas que la mondialisation et que le capitalisme ait des « défauts ». Je ne crois pas qu'ils aient des « irrégularités ». Je crois que la redoutable exploitation d'une partie de l'humanité par une autre n'est que le fonctionnement normal du capitalisme. Pour avoir un tee-shirt bon marché, il y a des exploités au Bangladesh. Pour avoir un ketchup à bas coût, il y a des damnés au Xinjiang. Pour une boîte de tomates pelées des Pouilles, il y a des migrants encadrés par la mafia en Italie.

C'est choquant pour qui découvre cette mécanique économique. Mais c'est en réalité la conséquence logique d'idées libérales entrées en action. Cette histoire n'est pas nouvelle, elle dure depuis la traite négrière. Traite qui fut jadis entièrement compatible avec le libéralisme triomphant, et qui se prolonge sous d'autres formes aujourd'hui.

OK. Et que vient faire la mafia italienne là-dedans ?
À dire vrai, sa présence n'est pas une nouveauté. Le Sud de l'Italie a longtemps été très arriéré et son industrialisation timide a débuté avec les conserveries. La Camorra a longtemps tenu d'une main de fer les marchés de fruits et légumes. La boîte de conserve, quant à elle, jouit d'un avantage : elle peut circuler d'un continent à un autre. Pour blanchir des capitaux, recycler de l'argent sale, les conserveries sont des business de prédilections. Et cela dure depuis longtemps.

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Dès le début du XXe siècle, les exportations de conserves de l'Italie vers les États-Unis sont considérables. Ces activités, ces flux de marchandises, ont toujours intéressé les mafias. Ce qui change, désormais, c'est l'échelle : aujourd'hui « l'agro-mafia » représente un chiffre d'affaires estimé à 15 milliards d'euros par an en Italie. Cela ne concerne pas seulement la boîte de tomate, mais également les fraudes à l'huile d'olive, à la mozzarella, dans la charcuterie, etc.

Tous les produits typiquement italiens, réputés à l'international, circulent et représentent des gros business. Un trafic de faux étiquetage en bio, ou sur une appellation « protégée » ou « contrôlée », peut rapporter autant qu'un trafic de drogue. Mais si le réseau tombe, les peines seront moins lourdes. Et puis, si tout le monde ne se drogue pas, tout le monde mange de la tomate.

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D'accord. À ton avis, comment peut-on lutter contre ces dérives ?
La première étape pourrait être un durcissement des politiques d'étiquetage et un renforcement de l'arsenal législatif contre les fraudeurs, pour que les mafias soient aussi lourdement condamnées pour un faux étiquetage de tomates pelées que pour un trafic de drogue.

Il faudrait contraindre les industriels à donner une information exhaustive concernant toute leur chaîne d'approvisionnement et de production, afin de rendre compte de la traçabilité absolue du produit. Pour l'heure, ils se comportent en despotes et agissent comme s'ils ne devaient pas répondre de leurs actes. Je pense que la transparence est un axe majeur car elle ne consiste, en fin de compte, qu'à nous permettre de savoir ce que nous mangeons réellement.

Il s'agirait ensuite de mener une réflexion plus globale sur les frontières douanières. Qu'est ce qui justifie aujourd'hui de faire venir du Xinjiang un concentré de tomates qui parcourt des milliers de kilomètres alors que l'on est tout à fait capable de produire ce même concentré en Europe ? Rien ne légitime cette gabegie, si ce n'est le dogme néolibéral, qu'il faut dynamiter.

C'est noté. Merci Jean-Baptiste.


L'Empire de l'or rouge, Jean-Baptiste Malet, 288 pages, 19 €