pickup vert pollution macho
Montage : VICE
Société

Oui, les connards conduisent des grosses voitures

On a téléphoné au chercheur qui l’a prouvé pour lui parler de gros cylindres, de consommation ostentatoire, d’Andrew Tate et des différents moyens de lutte.
PL
Brussels, BE

En trois ans de vie à Bruxelles, j’ai été frappé par trois choses : l’augmentation du prix des loyers, les travaux du Palais de Justice et la surabondance de pick-ups sur les routes de la capitale. De ma vie, je n’ai jamais vu une telle concentration de ces véhicules dans une même ville, spécialement dans un espace où ils semblent si peu utiles. Dans la région rurale du Sud-Ouest de la France dont je suis originaire, comme dans les campagnes que j’ai pu parcourir ou habiter, les pick-ups n’étaient jamais ni plus ni moins que des outils de travail. Des carcasses rouillées et brinquebalantes, au contrôle technique défaillant depuis le passage à l’euro et dans lesquels on monte rarement sans une franche hésitation (peut-être les restes d’instinct de survie de nos cousins mammifères). Et quand je ne les croisais pas sur les routes sinueuses de ces douces campagnes, j’imaginais les pick-ups comme les fidèles destriers de quelques cowboys modernes, taciturnes et empreints d’une masculinité plus ou moins toxique, issus de quelques illustres chefs d’œuvres et navets du cinéma hollywoodien.

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Quelle ne fut ma surprise, donc, de découvrir dans la fameuse capitale européenne dont on me chantait tant les louanges, les plus immenses et les plus luxueux pick-ups qu’il m’eut été donné de croiser sur ma route, monstres rutilants de tôle et de chrome, toisant la plèbe du haut de leurs pare-chocs indécemment surélevés, dans le bruit et la fureur de leurs moteurs vrombissants. Pourquoi, me demandais-je presque chaque jour de ces trois années, pourquoi tant de pick-ups ici, à Bruxelles ? Quelle est leur fonction, si ce n’est polluer et encombrer un peu plus une ville qui l’est déjà suffisamment ? 

Souvent, la question venait comme une évidence alors que je manquais de me faire percuter à vélo par l’une ou l’autre de ces montagnes de métal pour lesquelles, semble-t-il, les règles élémentaires de civisme ne sont qu’une formalité. Et c’est lors d’un de ces derniers accès de colère que, prenant à bras-le-corps ce questionnement qui en devenait presque existentiel, me sentant comme sur le point de percer un faux-raccord de ce Truman Show permanent dans lequel je soupçonne parfois de vivre, je me plongeais dans l’Internet pour trouver des réponses. Et de découvrir, en quelques clics et recherches hasardeuses, qu’une très sérieuse étude de l’Université d’Helsinki publiée en 2019 avait peut-être la clé de mon tourment : les voitures de luxe sont plus susceptibles d’être conduites par des « connards », et cette vérité ne semble s’appliquer que chez les hommes. Comme touché par la grâce, j’ai contacté Jan-Erik Lönnqvist, le cerveau derrière l’étude et professeur de psychologie sociale à l’École Suédoise des Sciences Sociales de l’Université d’Helsinki. Allait-il pouvoir m’éclairer sur les pick-ups également ?

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VICE : En recherchant d’éventuelles études reliant le type de véhicule conduites et la psychologie de leurs propriétaires, je suis tombé sur votre travail où vous montrez que les conducteurs de voitures de luxe auraient plus tendance à manquer d’empathie et à être plus égocentriques, ce que vous avez résumé dans votre étude en les nommant sobrement « assholes ». Pouvez-vous me parler de votre recherche ?
Jan-Erik Lönnqvist :
Pour mener ce travail, je me suis basé sur le modèle des Big Five de description des personnalités et un échantillon de 1892 automobilistes en Finlande. Ensuite, les participant·es ont répondu à un questionnaire très large, visant à croiser différents paramètres, notamment des caractéristiques socio-économiques. Et les principaux résultats de cette étude sont qu’effectivement, les automobilistes masculins présentant le moins « d’amabilité » étaient beaucoup plus susceptibles d’acheter une voiture de luxe. Évidemment, les résultats sont un peu plus complexes que ça, puisqu’on a aussi constaté que les personnes particulièrement « consciencieuses » pouvaient également être attirées par ces véhicules, qu’ils vont associer à la fiabilité et à la robustesse.

Quelles réactions avez-vous observé après publication de l’étude ?
J’ai eu droit à mon quart d’heure de gloire après la publication, parce que je m’intéressais à quelque chose de très concret et très commun en partant d’une question très générale pour mettre en relation un certain type de voitures, un certain type de conduite et un certain type de personnalité. J’ai aussi reçu beaucoup de critiques, notamment de la part des détenteurs de ces voitures, ce que j’ai aussi interprété comme un résultat intéressant. Un des importateurs de ces véhicules a même tenté de me poursuivre en justice pour diffamation. Certaines personnes m’ont hurlé dessus au téléphone, en me disant qu’ils possédaient eux-mêmes ce type de voiture mais n’étaient en aucun cas agressifs ou égocentriques… beaucoup l’ont pris très personnellement. 

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Effectivement, les réactions semblent en dire autant que l’étude elle-même. D’où vous est venue l’idée ?
Eh bien, j’ai souvent vécu la même chose que beaucoup de gens. Une berline allemande luxueuse qui double à toute vitesse sur la route, toujours conduite par un homme. Comme je constatais pas mal cette tendance, je me suis donc demandé quelles en étaient les raisons et si quelque chose clochait avec ces gens. Donc j’ai décidé de pousser la question un peu plus loin. Mais depuis, on peut constater ces comportements sur d’autres véhicules que les seules berlines de luxe : sur les SUV par exemple, qui sont très populaires chez les familles ou chez les personnes plus âgées car ces véhicules sont plus hauts, donc plus confortables.

J’en viens au principal sujet de mon questionnement, le pick-up. Je vis à Bruxelles et je croise en vélo beaucoup d’énormes pick-ups, quasi exclusivement conduits par des hommes d’une manière assez peu courtoise. En creusant un peu, j’ai lu dans un article récent de la presse automobile américaine que les ventes de pick-ups explosaient car ces véhicules deviennent de plus en plus luxueux, performants et chers. 
En me basant sur mon étude et avec un peu plus de recul, je pense que le plus important tient dans le prix élevé du véhicule. C’est ce qu’on appelle la consommation ostentatoire : en possédant quelque chose de cher, on montre notre statut social privilégié. Aujourd’hui, je m’intéresse moins aux différences individuelles qu’à une forme de fonctionnement social commun qui vise à vouloir montrer sa réussite et son statut élevé par des symboles visibles. Pour y parvenir, on passe par un certain type d’habit, de téléphone ou de voiture, mais concrètement ça revient toujours à construire son identité par la consommation, en montrant qu’on appartient à tel ou tel groupe de gens qu’on identifie comme « ayant réussi ». 

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Concernant le pick-up, c’est assez amusant parce que j’en vois peu en Finlande, alors que dans un pays très rural comme le nôtre, avec de longues distances et des routes enneigées les trois quarts de l’année, on pourrait leur trouver un réel avantage. Donc concernant leur utilité à Bruxelles, je suis dubitatif. Je pense que non seulement ces véhicules deviennent effectivement chers et luxueux, mais ils permettent aussi de cacher plus facilement le caractère ostentatoire de cette consommation en la présentant comme un achat utile, là où les voitures de sport sont moins défendables. En façade, on se réfugie derrière l’attribut familial et pratique, mais on montre surtout notre statut. Et si c’est électrique, on peut même avoir l’excuse d’être un bon citoyen, alors que ces énormes voitures restent des désastres écologiques quoi qu’il en soit. C’est comme acheter du café chez Starbucks, on sait que quelques centimes seront reversés à une association ou à un fermier producteur, alors on s’achète aussi une bonne conscience. 

Effectivement, le cadre de ces symboles semble si grossier qu’on peut aussi bien les détourner pour s’en dédouaner – comme un genre de greenwashing, appliquée à cette consommation ostentatoire.
Absolument. Je pense que c’est ce que fait Bill Gates en montrant une vie apparemment ordinaire, comme pour se dédouaner de son immense fortune et se prémunir d’une forme de haine ou de critique. C’est une manière de s’acheter une sympathie, un peu comme avec l’exemple du café Starbucks.

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« La plupart des gens savent très bien que la méritocratie est un principe bancal dans une société inégale. »

En fait, ces personnes se dirigent vers ces véhicules pour avoir une excuse ?
Je pense. Je vais prendre l’exemple d’Andrew Tate. Sur certaines vidéos Youtube, on le voit déclarer qu’on aurait beaucoup moins de problèmes dans le monde si les hommes se promenaient avec des épées. Sur une autre vidéo, il se pavane devant la caméra autour d’une vingtaine de voitures de luxe. C’est tellement grotesque, c’est presque comme si c’était directement adressé à des gamins de 10 ans qui pensent encore que c’est cool d’avoir une grosse épée et des grosses voitures. Le symbole phallique, la tentative de pallier un manque… c’est presque trop gros pour être vrai. Donc pour en revenir aux SUV et aux pick-ups, leur « intérêt » est peut-être qu’ils permettent à la fois de montrer un symbole de statut et de pallier ces insécurités, en tombant moins dans le cliché. Ça ressemble moins à un fantasme d’enfant et plus à un comportement d’adulte, mais ça reste la même chose.

D’ailleurs, comment expliquez-vous que les constats qui résultent de votre étude ne touchent quasi exclusivement que les automobilistes masculins ?
C’est une question difficile ! Je dirais que le sens et la symbolique d’un statut est différent dans la socialisation masculine ou féminine. Peut-être que la construction culturelle autour du fantasme du « mâle alpha » englobe le fait d’avoir une voiture qui représente le luxe et la réussite, donc c’est un désir qu’on peut retrouver chez les hommes qui aspirent à ce fantasme – qui sont souvent les « connards » peu agréables dont je parle dans mon étude. Et je pense qu’à l’inverse, les hypothétiques fantasmes de « femme alpha » (qui ne sont sûrement pas plus agréables que les hommes de mon étude) se construisent certainement sur d’autres valeurs et d’autres symboles de statut, ce qui peut expliquer que la symbolique de la voiture de luxe s’applique moins. Ce sont des suppositions, mais je pense que les différences d’idéaux et de socialisation selon le genre peuvent expliquer cette différence.

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À nouveau à propos des pick-ups, pensez-vous qu’il y aurait quelque chose à creuser du côté du fantasme culturel et du rêve américain ? Ces véhicules sont tellement associés aux États-Unis, aux grands espaces, à des symboles de puissance et d’aventure, c’est un imaginaire qui doit être intéressant d’un point de vue commercial.
Honnêtement, je ne peux pas me prononcer. Je pense qu’il faudrait aussi s’intéresser à politisation des États où les pick-ups sont les plus vendus, pour voir ce qui est dans ces régions. Mais ce que je veux dire, c’est qu’un certain produit de consommation peut être fortement valorisé dans certains milieux, et être au contraire complètement gênant et discréditant dans d’autres. Par exemple, quand j’ai parlé de cette recherche à mes collègues des États-Unis, et encore plus à mes collègues de Finlande, j’ai constaté un consensus inverse. Au sein de notre milieu, posséder une voiture luxueuse serait un comportement pointé du doigt, tandis qu’avoir une voiture ordinaire, fonctionnelle et peu onéreuse serait la norme. Le week-end dernier par exemple, j’ai réalisé que mes collègues d’Université et moi-même roulions dans les mêmes Skoda bon marché et passe-partout.

Mais en fait, c’est aussi un symbole de statut : on montre que l’individu se fiche de ce à quoi sa voiture ressemble, qu’il n’est pas matérialiste, qu’il n’est pas victime de ces logiques de marketing et qu’il sait très bien que son bonheur ne dépend pas d’une nouvelle voiture, contrairement aux personnes attirées par les voitures de luxe. On reste malgré tout dans le spectre de la consommation ostentatoire, ici refaçonné autour d’une certaine culture, caractérisée par un certain capital culturel.

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Bien que la consommation ostentatoire semble se retrouver d’une manière ou d’une autre dans beaucoup de milieux, est-ce que la propension à ce type de consommation pourrait être le symptôme de cultures plus ou moins inégales, avec une plus ou moins forte propension à l’idéal méritocratique ? En opposant, par exemple, la culture et les valeurs d’un pays comme la Finlande à celles des États-Unis.
Dans certaines cultures (et particulièrement la culture nord-américaine), l’idéologie méritocratique est très forte. Si t’as de l’argent, ça veut dire que tu le mérites et que t’es une personne de valeur car t’as travaillé pour l’obtenir. Le pouvoir et la réussite sont en haut de l’échelle. Dire que ce type d’idéologie n’existe pas en Finlande serait un mensonge, mais c’est tout de même moins commun. En Scandinavie, des valeurs comme la justice sociale et le bien commun seront plus populaires. La plupart des gens savent très bien que la méritocratie est un principe bancal dans une société inégale. Et s’il y a une forme de reconnaissance à montrer sa réussite dans des pays qui valorisent ces traits, ce type de comportement sera peut-être moins bien accueilli en Scandinavie, où montrer sa réussite dans un monde capitaliste revient à montrer son affinité avec ce système. Je dirais donc que plus un pays a un idéal méritocratique, plus c’est normal et valorisé de montrer des signes manifestes de richesse et de réussite. Et cet idéal est encore plus présent dans les pays marqués par un fort capitalisme et un marché peu régulé.

Dans Comment saboter un pipeline, Andreas Malm mentionne : « Fin 2019, l’Agence Internationale de l’Énergie rapportait que [le secteur du SUV] était le deuxième facteur le plus important de l’augmentation mondiale des émissions de CO2 depuis 2010. Le secteur de l’énergie arrivait en tête, suivi du boom de la flotte des SUV […]. Si les conducteurs de SUV étaient une nation, en 2018, elle aurait été à la 7e place pour les émissions de CO2 ». En 2021, l’AIE actualise l’étude et ce pays imaginaire devient le 6e plus gros pollueur mondial. Plus loin dans son livre, Malm présente des initiatives citoyennes où des individus s’organisent pour réagir contre la surpopulation de SUV, notamment les opérations de dégonflage des pneus. Que pensez-vous de ce genre de pratiques ?
C’est un sujet complexe. On a besoin d’actions politiques, notamment dans le sabotage organisé et les actions visant à réduire les marges économiques des géants. En ce sens, je vois tout à fait l’utilité de ce genre d’actions et elles m’inspirent même une certaine sympathie. Mais je ne sais pas si elles sont d’une réelle efficacité, dans la mesure où si elles peuvent faire prendre conscience d’un problème global, j’imagine mal les détenteurs de SUV se remettre en question après avoir découvert leurs pneus dégonflés un petit matin. Donc je crains une certaine polarisation. 

Ce serait certainement très intéressant de parvenir à se mettre de leur côté et en faire des alliés, en les voyant eux aussi comme des victimes du capitalisme et son marketing, car ils n’auront jamais ce qu’ils pensent obtenir en achetant ce qu’on leur vend, ils n’en seront jamais satisfaits. Mais bon, qui voudrait abandonner son SUV ou son pick-up, même après avoir compris qu’il ne me rendra jamais heureux ? Et si ce n’est pas celui-ci, peut-être qu’un plus gros, plus luxueux et plus performant y parviendra ? Donc ma position est mitigée.

Mais même si le risque est effectivement de polariser, ce genre d’actions a peut-être le mérite d’envoyer des messages forts. Pour reprendre le slogan « la peur doit changer de camp », utilisé notamment dans le militantisme féministe, peut-être que l’usage de la violence et son monopole doivent aussi en changer ?
Je suis plutôt d’accord. Et même des actions non-violentes d’activisme environnemental, comme celles d’Extinction Rebellion qui sont assez populaires en Finlande, suscitent la haine et la polarisation. Alors je n’imagine pas les réactions si les actions étaient vraiment violentes… C’est un sujet assez déprimant. Je suis vegan depuis quatorze ans, et lors de certains repas je peux encore voir des réactions vraiment aberrantes. C’est de plus en plus rare, mais j’ai déjà vu des personnes manger de la viande pour deux après leur avoir expliqué que je n’en consomme pas. Comme avec le cas d’Andrew Tate, ce genre de réaction est presque une prise de position affichée, pour montrer que certaines personnes ne veulent tout simplement pas remettre en question leurs privilèges, que ce soient la consommation de viande ou les grosses voitures.

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