Dans les petits plats de la grand-mère d'un autre
Crédits Photo : Daphné Bengoa.

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Dans les petits plats de la grand-mère d'un autre

Ce soir je suis la première cliente de Lou Papé, un site qui envoie des séniors passionnés de bouffe faire de la « cuisine de grand-mère » à domicile, chez monsieur Tout-le monde.

Sous son épaisse frange auburn, derrière un peu de fard vert, on devine des yeux perçants. Ils appartiennent à Béatrice, la jolie retraitée de 61 ans qui a débarqué chez moi il y a à peine deux heures avec son matos de cuisine dans une petite valise, comme un Chef. Discrètement, elle s'est installée dans ma cuisine et tout en réajustant ses lunettes, elle s'est attelée à la préparation d'un fondant au chocolat maison. Une bonne odeur s'échappe déjà du four et ça tombe bien puisque c'est elle qui va nous faire à manger ce soir : je suis la première cliente de Lou Papé, un site qui envoie des retraités passionnés de bouffe faire de la « cuisine de grand-mère » à domicile, chez monsieur-tout-le monde.

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Au menu du dîner pour quatre personnes, qui va nous coûter une petite centaine d'euros, on est loin des traditionnels plats en sauce assez lourds — genre grosse blanquette de veau — qui font habituellement les honneurs des « dimanche midi chez mamie ».

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Toutes les photos sont de l'auteur.« J'aime cuisiner des choses que je fais souvent —

Ce soir, ce sera plus raffiné, un peu plus léger : comme le chocolat, dont l'une de mes filles est folle et particulièrement le poisson. » Dont acte, nous aurons droit à des gougères au gruyère en guide d'amuse-bouche, à un velouté d'asperges vertes en entrée, à du cabillaud à la tomate fraîche en plat de résistance et pour le dessert : le fondant au chocolat, tartare de fraises qui me fait saliver depuis qu'elle est arrivée.

« Vous savez faire une sauce vierge ? Non ? Je vais vous montrer, c'est facile ! Et le poisson, vous le gardez entre deux feuilles de Sopalin, pour absorber l'humidité j'ai appris ça dans un restau japonais »

Pendant qu'elle tamise la farine sur le plan de travail de ma petite cuisine, je la questionne sur son parcours. Je suis curieuse de savoir comment elle a sautéle pas, àcommencer par celui de ma porte. Elle m'explique qu'il y a trois ans, àla faveur d'un énième rachat de la boîte d'informatique dans laquelle elle s'occupait des opérations elle est partie en pré-retraite avec une petite somme qu'elle a aussitôt mis à profit de sa passion, la cuisine, en suivant un stage de perfectionnement culinaire pendant six semaines au prestigieux institut Bocuse, à Lyon, au même rythme que les étudiants qui y passent l'année : « On y apprend plus des techniques que des recettes et j'étais la plus âgée, la plus jeune avait 23 ans. » Son projet culinaire, elle y avait déjà réfléchi. Elle ouvre un blog de bouffe dans la foulée, « plus vivant que le site que j'avais depuis 8 ans » (oui, il y a des grands-mères qui savent se servir d'Internet), sur lequel elle partage ses recettes, ses astuces et ses bonnes adresses. Son souci du moment, les photos : « Je vois des blogs avec des photos sublimes, les plats ont l'air délicieux, j'aimerais bien faire pareil mais j'ai un petit Lumix, il faudrait que j'apprenne ! »

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Fin 2013, elle s'inscrit sur Seniors à votre service (une plate-forme qui met en relation particuliers et retraités qui cherchent des petits boulots pour arrondir leurs fins de mois) où elle propose ses services culinaires pour la première fois : « Je donnais déjà des cours à mes amis, à mes filles et à leurs copains, et je trouvais intéressant de partager mon goût pour la cuisine, mon envie, avec des gens qui n'ont jamais fait à manger. » C'est là qu'elle est repérée par Lou Papé. Béatrice se souvient de ce qui a fait la différence : « Alizée, la fondatrice de Lou Papé, cherchait des seniors avec des spécialités. Pour moi, c'était le poisson. Souvent, les gens aiment bien le poisson mais ne savent pas le choisir ni le cuisiner, c'est un produit qui leur fait un peu peur. »

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Aussi loin qu'elle se souvienne, Béatrice a toujours aimé faire à manger, mais ce ne sont pas ses grands-mères qui lui ont transmis cette passion. « Petits, comme on vivait en Tunisie, c'était courgettes, tomates, poivrons… Alors quand on rentrait en Auvergne chez mes grands-parents, c'était un peu la purge : carottes cuites, haricots verts… » C'est plutôt sa mère qui lui a véritablement donné envie d'ouvrir un livre de recettes. Un plat mythique ? «Je me souviens de son poulet en croûte du dimanche, enrobé de pâte brisée », sourit-elle, concentrée sur les asperges, qui deviendront un velouté parfaitement assaisonné un peu plus tard dans la soirée. « Plus jeune, je faisais des tartes aux prunes pour mon arrière-grand-mère en vacances, et à 14 ans, c'étaient des gâteaux de semoule pour les copains de mon frère, quand ils rentraient du sport », poursuit-elle.

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Bien sûr, le complément de retraite que lui apporte Lou Papé permet de « mieux profiter des vacances », mais Béatrice semble sincère quand elle avance comme motivation première le besoin viscéral de partager son hobby. Elle ne peut pas s'en empêcher. Tout au long de notre discussion — et peut-être parce qu'elle voit que ça m'intéresse —elle marquera des pauses à intervalles réguliers pour commenter ses gestes et me filer des astuces. « Vous savez faire une sauce vierge ? Non ? Je vais vous montrer, c'est facile ! Et le poisson, vous le gardez entre deux feuilles de Sopalin, pour absorber l'humidité j'ai appris ça dans un restau japonais », me dit-elle en manipulant les cabillauds nacrés. J'ai l'impression d'avoir une deuxième maman (qui me vouvoierait trois fois sur quatre, certes). Quand je lui demande si cela ne lui fait pas un peu bizarre de venir cuisiner chez les gens, elle insiste sur le côté pédago : « Non, c'est ce que j'aime, la transmission, donner pas mal de conseils. » Sur Lou Papé, pourtant, on vend des chefs à domicile, pas des cours. Et si ses prochains clients l'abandonnent en cuisine pour prendre l'apéro avec leurs invités ? « C'est vrai que ma philosophie, c'est plus d'initier un atelier avec le client plutôt que de me cantonner àfaire uniquement àmanger aux gens. Ce serait dommage de ne pas partager ce moment », aime-t-elle à se dire.

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Le velouté aux asperges vertes de Béatrice.Top Chef,

Alors que Béatrice est en train de préparer le tartare de fraises (avec des zestes de citron et de la menthe) elle partage avec moi une certaine inquiétude relative aux jeunes générations qui, selon elle, se désintéressent petit à petit de la cuisine. En réponse, j'évoque les émissions comme le nombre astronomique de blogs de food, le phénomène foodporn sur Instagram et le fait que l'engouement pour la bouffe est bien présent, à toutes les strates de la société. «Mais on trouve un peu tout et n'importe quoi, des fleurs dans les plats, des mini-portions ; c'est pas toujours facile à reproduire chez soi. La cuisine, ça fait quand même partie du patrimoine, si ça se perd, c'est dommage ! », rétorque-t-elle, sans se dégonfler. Comme pour m'expliquer la théorie par la pratique, elle me prend la main et me montre comment façonner des gougères sans poche à douille, avec juste deux cuillères à soupe. Elle m'explique son astuce pour les réussir : il ne faut surtout pas ouvrir le four quand elles gonflent, même pas pour vérifier leur couleur. « Il n'y a pas que les jeunes à qui je veux transmettre. Un jour, j'ai donné un cours à une femme d'une quarantaine d'années, qui ne savait absolument rien faire. Le soir, elle mettait une saucisse dans un morceau de baguette et ses enfants mangeaient ça devant la télé, avec un yaourt en dessert. Du coup, ils allaient souvent dîner chez les autres. »

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Comme elle me vante les mérites de la plaque en silicone sur laquelle sont en train de cuire les amuse-gueules, elle en profite pour me donner ses bonnes adresses : les ustensiles de cuisine rue Montmartre et les épices rue Tiquetonne, à Paris. Elle en profite pour démonter les casseroles Ikea, selon elle trop légères et trop fragiles et me glisser que la plupart des ingrédients qu'elle a utilisés sont bio — et ça tombe bien, elle est membre d'une Amap.

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20h30, on passe à table. Je sers un verre de rouge àBéatrice, qui vient d'apporter les gougères (saupoudrées de quelques grains de gros sel, encore une astuce) avant de repartir sans bruit en cuisine. Je me demande si elle s'ennuie, vu qu'on n'a pas de cuisine ouverte — ce serait mieux pour la convivialité, moins pour les blagues salaces qui fusent de temps à autre. J'ai un peu l'impression de laisser ma mère aux fourneaux pendant qu'on se gave avec mes potes. Les plats sont simples, goûteux et sans chichis, typiquement ce que j'aime cuisiner. Un de mes convives regrette le manque de fantaisie du cabillaud (parfaitement cuit) aux tomates et tagliatelles de courgettes, qu'il trouve un peu fade après s'être pourtant délecté du velouté d'asperges quelques instants plus tôt : « Disons que pour 35 euros par tête, je m'attendais à un petit 'truc en plus', » me glisse-t-il en sourdine. Mais le contrat est respecté : c'est de la bonne bouffe, c'est frais, et les portions sont généreuses.

À 22 heures, Béatrice me fait signe discrètement depuis le couloir : la vaisselle est faite, la cuisine est nickel et le fondant est dressé, prêt à servir à table quand on aura envie de chocolat entre deux ultimes verres de pinard. Elle m'a filétoutes ses recettes dans une petite chemise transparente, que je range bien précieusement avec celles de ma mère. J'ai même des restes au frigo, c'est royal. Béatrice, quand sur vos conseils, j'utiliserai des courgettes congelées au lieu des patates pour lier mes soupes cet hiver, je penserai àvous. Vous avez été une super-grand-mère pour un soir. Et si vous me lisez, je vous embrasse.