Joker, critique
Image Warner Bros
Culture

Alors, il va vraiment terroriser la ménagère ce Joker ?

Calmez-vous, le film de Todd Phillips n’est ni un plaidoyer masculiniste, ni un guide de survie en milieu incel, et encore moins un appel à l’insurrection. Juste un film plutôt moyen.
Marc-Aurèle Baly
Paris, FR

L’hystérie autour de Joker aura opéré en deux temps. Fin août d’abord, à la Mostra de Venise, où les premiers spectateurs louèrent le dynamitage de la forme du film de super-héros ainsi que l’interprétation hallucinée de Joaquin Phoenix, et où le film finit par remporter le Lion d’or – et des nuées de prédictions pour la course aux Oscars. Parallèlement, de manière moins éclatante et plus souterraine, certaines voix discordantes s’inquiétaient du potentiel toxique du film, de son appel à la violence ainsi que de sa supposée duplicité morale. Le festival de Toronto, à peine quelques jours plus tard, agit comme une sorte de détonateur après la première mèche allumée : accueilli de manière plutôt glaciale par la critique, cette dernière s’empressa de l’affubler de tous les noms d’oiseaux possibles : masculiniste, incel-friendly, pâle copie de Taxi Driver et de La Valse des Pantins de Scorsese, performance outrée de Joaquin Phoenix, apologie du terrorisme blanc, et surtout film totalement irresponsable, ne tranchant pas entre héroïsation du mal et dénonciation des violences institutionnelles. Comme si à l’arrivée, on avait oublié qu’on n’avait affaire « qu’à » une œuvre de fiction.

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Le jugement moral n’est souvent pas la focale la plus adéquate lorsqu’on veut ausculter un film, de surcroît avant même que ce dernier ne sorte en salles. Joaquin Phoenix l’a dit lui-même : « J'estime que ce n'est pas la responsabilité d'un réalisateur d'enseigner au public la morale ou la différence entre le bien et le mal. » Une phrase limpide, et surtout plus heureuse que celle de son réalisateur, qui a notamment déclaré qu’il ne pouvait plus réaliser de comédies à l’heure du politiquement correct et de la gauche radicale qui gangrénait aujourd’hui l’Amérique. Mouais. Il est surtout regrettable (et un peu à côté de la plaque) qu’on reproche aujourd’hui à un film son ambiguïté morale, les couches successives de distance et d’empathie (et donc de réflexion) avec lesquelles il nous invite à regarder son sujet, lui-même un anti-héros paumé dont on ne sait s’il faut rire de lui ou avec lui. Il est surtout dommage de se dire qu’on ait bifurqué aussi vite d’un potentiel affrontement théorique et critique passionnant vers une bête, morne et prévisible bataille vertueuse. Comme si on était passé en un clin d’œil de Batman vs Superman à Incels vs Wokes, ce qui, très franchement, a plus la gueule d’un combat d’infirmes que d’une bastonnade de super-héros.

Des polémiques qui font écran à un film moyen

Toutes ces expectatives plus ou moins moralisatrices rendent les enjeux du film parfaitement illisibles avant même de l’avoir vu. Et on en oublie l’essentiel, peut-être le vrai « drame » de l’histoire : Joker est un film plutôt moyen. Une œuvre trop longue, mal rythmée, inégale, qui alterne entre fulgurances et bâillements, morceaux de bravoure et boursouflures. À croire que la stratégie depuis le début était peut-être celle-là, de tout garder secret le plus longtemps possible et d’étayer au maximum le potentiel explosif du film, afin d’en masquer les effets de manche cache-misère.

Le film raconte l’histoire d’Arthur Fleck, clown de caniveau dans le Gotham du début des années 80 (on aura compris que c’est New-York au bout d’un moment), homme au passif psychiatrique conséquent en proie à la fois à la méchanceté des hommes et à une aliénation invalidante (ou l’inverse). On lui casse la gueule dans la rue, l’État coupe le robinet social, et on comprend alors que le vrai méchant c’est peut-être l’économie libérale – bien joué, Sherlock. Parallèlement, Fleck, pas encore devenu le Joker, tente mollement une carrière dans le stand-up, vit avec sa mère, elle aussi plutôt gratinée psychologiquement, pense qu’il est le fils illégitime du capitaine d’industrie Thomas Wayne (donc le demi-frère de Bruce Wayne, donc de Batman), voue un culte au présentateur télé Murray Franklin, joué par Robert de Niro, et rêve de passer dans son émission.

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Le film va alors clairement butiner sur les terres de Taxi Driver (pour le côté peinture du mâle blanc esseulé et psychotique en milieu urbain), mais aussi et surtout de La Valse des Pantins, pour Robert de Niro, qui jouait lui le rôle du fan transi, creepy et forceur dans le film de Scorsese – lequel avait d’ailleurs une tagline analogue à une des fameuses répliques de Joker : le « It’s no laughing matter » de 1983 pourrait aisément être remplacé par le « There is no punchline » asséné par Phoenix à De Niro à la fin du film de 2019.

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Le vrai problème, c’est que Joker ne fait pas grand-chose de ces références pesantes, à part les porter en bandoulière comme pour dire qu’il a la carrure nécessaire pour porter une couronne aussi lourde. Sauf que le clin d’œil au père spirituel est par endroits tellement appuyé qu’on passe rapidement de l’hommage au pastiche. « On ne fait pas un film de super-héros, on fait un vrai film, fait par des vrais gens » : le film ne semble dire que ça, en roulant des mécaniques plus qu’en essayant de nous dire vraiment quelque chose. Supposition confirmée par le coup de pouce plus ou moins assumé de Martin Scorsese qui déclarait récemment qu’il ne pouvait pas voir les films Marvel en peinture parce que ce n’était pas vraiment du cinéma qui parlait de la vraie vie.

Alors, d’accord, Joker parle de la « vraie vie ». Là on a une référence à la révolution qui vient (ou quelque chose comme ça), ailleurs on nous dit que le réel, ça manque quand même un peu d’empathie (super), ici on nous pose des références culturelles qui font bien. Bravo Todd Phillips, tu peux avoir réalisé une bouse atrocissime comme Retour à la fac mais revendiquer une paternité avec Chantal Akerman pour ton nouveau film - News From Home, documentaire filmé dans les rues de New York en 1977, en l’occurrence ici.

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Les limites du film se font surtout sentir dans sa supposée ambiguïté morale suscitée. Et pas parce que le film est ambigu, mais plutôt parce que son ambiguïté est au final assez petit bras, plutôt convenue, toujours explicative et assez psychologisante. On repassera sur son aspect sulfureux, surtout si l’on le compare à Taxi Driver ou aux fameux films des années 70 dont il se revendique, dans lesquels le regard porté sur leurs héros était autrement plus trouble, où leurs motivations semblaient plus incertaines qu’ici, et donc plus vertigineuses. Dans Joker, le mystère et le trouble s’étiolent à mesure que les révélations se font sur l’enfance malheureuse du héros, perdant ainsi progressivement tout pouvoir de fascination. Imaginez Travis Bickle aller chouiner dans les jupes de sa maman.

Joaquin Phoenix et l’air du temps

Il n’empêche, le film n’est pas le ratage annoncé par tout un pan de la critique américaine – pas plus qu’il n’est le chef-d’œuvre game changing que tout le monde attendait. On peut en attribuer les mérites à Joaquin Phoenix, présent dans tous les plans, qui ne porte pas seulement Joker à bout de bras mais qui l’incarne à lui tout seul – au point qu’on se demande si le film le mérite vraiment.

C’est lui qui permet au film de ne pas être qu’un produit manufacturé qui obéit à l’air du temps, mais de servir une des fonctions du cinéma, qui n’est pas de réparer le réel, mais déjà de le représenter. On a tendance à l'oublier, et à trop vouloir y coller nos petites marottes personnelles. À ce titre, le parallèle avec les incels est complètement débile ; on ne voit jamais Phoenix s'en prendre aux femmes en général, ou à des quelconques minorités - il va même ouvrir la porte à un nain à un moment. Politiquement, le film est au moins aussi « idiot » que ceux de Christopher Nolan dans le sens où il fait de la révolte populaire un motif plutôt qu’un thème, n’en dit pas grand-chose, comme The Dark Knight qui n’en disait rien mais qui était lui plutôt du côté de l’ordre (notamment dans sa mise en place d'une société de contrôle par le héros, seul moment véritablement ambigu du film), alors que Joker serait vaguement du côté de l’anarchie.

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C’est plutôt dans ce qu’il révèle du monde, de l'élite culturelle, progressiste et bien apprêtée comme il faut, qu'il devient pertinent, par un savoureux effet miroir avec les critiques américaines depuis la sortie du film. Dans le film, Phoenix tue trois yuppies dans le métro, et certains l’érigent en héros, certains allant même jusqu’à porter un masque de clown en sortant en émeute. Certains s’en sont émus, comme Stephanie Zacharek du Time, qui s'inquiète que des mecs en chiens puissent devenir des potentiels tueurs érigés en héros.

Et bien qu'on nous ressorte les Gilets Jaunes pour tout et n'importe quoi ces derniers mois (et qu'on ait bien envie de rire face au tweet SJW-poing levé de l’ami Juan Branco), la coïncidence entre ce qu'on voit à l'écran et les soubresauts sociaux des derniers mois est trop troublante pour ne pas être relevée. Le meilleur article anglo-saxon jusqu’ici, qui vient du New York Times, note par ailleurs, non sans humour : « La terreur provoquée par Joker vient sans doute de la peur du mauvais goût chez les autres, la crainte de perdre le cinéma au profit d’une majorité d’adultes floqués de T-Shirts Deadpool ». C’est peut-être là qu'il touche vraiment du doigt quelque chose et qu'il devient gilet jauné, dans la crainte de l'intelligentsia face aux sans-dents, aux sales gueules bien trop connes pour faire la part des choses et incapables de penser par elles-mêmes. C'est parfaitement involontaire, compte tenu du timing de la fin de production du film et du début du mouvement populaire français. Mais ça n'empêche pas Joker d'être alors assez fascinant – et non fascisant, bananes.

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