Ramadan Influenceur
Illustration de Samy Auzet
Société

Les influenceurs n'ont vraiment rien capté au ramadan

En mettant en scène sur les réseaux une pratique du jeûne dépossédée de tout but spirituel, ils jettent le doute sur la sincérité de leur démarche.
SA
illustrations Samy Auzet

Devant l’un des miroirs de son appartement cossu à Dubaï, se joue un véritable défilé de mode. Portable à la main, Camélia Benattia se filme dans de longues robes fluides, aux coupes et aux couleurs variées. À chaque nouvelle tenue, aux allures de djellaba, la belle-sœur de Nabilla, passionnée de mode, associe une chanson aux sonorités orientales et un petit commentaire personnel à la Cristina Córdula. « Les filles voilà le deuxième modèle. Vous avez une sorte de petite abaya toute fermée. Au niveau des manches, on est sur un petit chauve-souris avec un petit détail en strass. »

Publicité

Jusqu’ici rien de nouveau sous le soleil. L’influenceuse aux longs cheveux noir ébène promeut une marque française de prêt-à-porter sur ses comptes Instagram et Snapchat. Une phrase inhabituelle, introduit le code promo — le point d’orgue de cet instant de publicité. « N’hésitez pas à [le] capturer, vous allez pouvoir préparer l’Aïd avec de super belles tenues », lance Camélia Benattia, à quelques jours de la célèbre fête musulmane qui marque la fin du ramadan.

Et elle n’est pas la seule à y faire référence. De nombreuses influenceuses de télé-réalité parties vivre à Dubaï, se targuent de faire le ramadan sur les réseaux sociaux. Dans une story Snapchat, Maeva Ghennam, candidate des Marseillais au Mexique, actuellement diffusée sur W9, ouvre le bal. « Demain c’est le ramadan. (…) Donc moi je vais essayer de faire le ramadan. Moi j’aime trop la période du ramadan, en plus c’est trop bien y a ma grand-mère, donc on va trop bien manger ».

Le lendemain c’est au tour de Jazz Correia, la maman de la célèbre « JLC Family », de l’ex-candidate de Secret Story, Sarah Lopez ou encore de Milla Jasmine d’annoncer qu’elles font, elles aussi, le ramadan. Révélée dans Les princes de l’amour en 2015, cette dernière a publié, le 2 avril, sur sa story Instagram une photo d’elle, une main dans ses cheveux, accompagnée d’une légende. « Aujourd’hui est le premier jour du mois sacré du ramadan. J’ai décidé de le faire et j’espère pouvoir le respecter », écrit-elle, avant d’indiquer en toute transparence qu’elle continuerait à porter des maillots de bain, ainsi que ses partenariats avec certaines marques.

Publicité

Sur le compte Instagram de ces vedettes de télé-réalité, les publications se suivent et se ressemblent. Des photos d’elles en tenues traditionnelles alimentent un feed, aussi harmonieux qu’égocentrique. La djellaba est devenue le dernier accessoire à la mode pour endormir les derniers abonnés sceptiques, sans pour autant entraver l’homogénéité globale dans laquelle doit s’inscrire chaque publication.

Derrière cette vision esthétique du ramadan, dépossédé de son but spirituel, se pose la question de la sincérité de cette démarche. D’autant plus que dans ces stories quotidiennes où ces jeunes femmes déballent leur vie, rien n’a changé. À un détail près. Du lever au coucher du soleil, elles renoncent à manger et à boire. Et à les entendre, le ramadan ne semble tourner qu’autour de cette privation.

« L’objectif de cet exercice de spiritualité est de maîtriser ses passions, de dépasser son égocentrisme. Je n’ai pas à avertir la terre entière que je jeûne, car c’est une forme d’orgueil » - Marwan Sinaceur, professeur de psychologie sociale

« Je rêve d’un smoothie frais », confiait Sarah Lopez, en portant une gourde à sa bouche pour faire semblant de boire, dans une story postée le 20 avril. Le soir même, à l’heure de l’iftar — le repas pris au coucher du soleil pour rompre le jeûne — celle qui a annoncé sa conversion à l’islam, il y a tout juste un an, se filmait en train de savourer le buffet organisé par l’une de ses amies à Dubaï. 

Publicité

Autant de raccourcis et de maladresses, qui traduisent une méconnaissance de ce pilier de l’islam. « Ce n’est pas tant le fait qu’elle esquisse un geste pour faire semblant de boire ou parle de nourriture qui me choque, mais davantage le fait qu’elle parle d’elle, qu’elle se mette en scène », observe Marwan Sinaceur, professeur de psychologie sociale à l’ESSEC.

« C’est très égocentré, alors que justement l’objectif de cet exercice de spiritualité est de maîtriser ses passions, de dépasser son égocentrisme, poursuit-il. Je n’ai pas à avertir la terre entière que je jeûne, car c’est une forme d’orgueil. Le Coran recommande l’humilité, de ne pas se livrer à l’ostentation. Ce qui compte dans le Coran, c’est l’intention. »

Marwan Sinaceur tient à rappeler que le mois du ramadan ne se résume pas à une simple abstinence alimentaire. « Le jeûne est une expérience spirituelle. C’est un acte de piété que l’on essaie de vivre dans son intériorité et qui permet d’éprouver par soi-même l’expérience de la faim que peuvent connaître les gens pauvres. C’est un exercice de la volonté. C’est aussi un mois fait de partage et de bienveillance envers autrui. »

« Le ramadan c’est devenu du marketing, ils ont fait de cette période un business. Quand il y a de l’argent à se faire, tout le monde est musulman » - Tchikita, influenceuse

Des valeurs essentielles que l’on retrouve dans une vidéo du célèbre YouTubeur, suivi par plus de huit millions d’abonnés : Tibo InShape. Entre une vidéo pour Amazon et un challenge de mini-golf avec ses frères, le jeune Toulousain de 30 ans, adepte du buzz et des gros biceps, s’est rendu chez Nabil, l’un de ses abonnés musulmans, pour partager avec lui et sa famille une journée de jeûne.

Publicité

Il est 5 h 15 du matin, Tibo InShape cuisine pour le sahur — le repas qui précède l’aube — les œufs qui accompagneront le matlouh, un pain moelleux à base de semoule, et le baghrir, une crêpe à mille trous. Il revient quelques heures plus tard pour aider à préparer les bricks servies après le coucher du soleil, au moment de l’iftar. Rythmé par l’humour léger du YouTubeur et une interview de Nabil, qui se livre sur sa propre expérience du ramadan, ce moment chaleureux et convivial, relate avec justesse ce qu’est le quatrième des cinq piliers de l’islam.

Mais un petit scroll suffit pour que le doute s’installe. Sous cette vidéo, visionnée par plus de deux millions de personnes, avant même de remercier la famille, qui lui a gentiment ouvert sa porte, le business a repris ses droits. Quatre liens renvoient directement vers un abonnement sur sa chaîne, sa marque de vêtements, de nutrition ou ses programmes sportifs. De quoi s’interroger sur la véritable finalité de cette vidéo. Manifeste-t-il un réel intérêt pour le ramadan ou l’instrumentalise-t-il à des fins lucratives, pour toucher la communauté musulmane et gagner de nouveaux abonnés ? 

Cette même question de marchandisation se pose, lorsque Maeva Ghennam, à l’image de Camélia Benattia, pose devant son miroir dans de longues robes, tout en affichant en contrebas une “offre spéciale ramadan grâce à [son] code promo”.

Publicité

Depuis le début du jeûne, la star de télé-réalité qui s’est également vantée de vouloir « apprendre à sa mère à faire la prière » est vivement critiquée. Il y a quinze jours, dans une story postée sur son compte Instagram, l’influenceuse Tchikita a dénoncé le comportement de la candidate des Marseillais qui, selon elle, prend « la religion pour un jeu » et veut à tout prix « attirer l’attention ».

Connu pour son franc-parler, Tchikita n’a pas non plus épargné la JLC Family, fière de mettre en avant sur leurs réseaux, les somptueux repas qu’ils partagent entourés d'autres influenceurs. « Le ramadan c’est devenu du marketing, ils ont fait de cette période un business. Quand il y a de l’argent à se faire, tout le monde est musulman », déplore-t-elle dans un échange via WhatsApp.

« Ce voyeurisme détruit le symbole du ramadan, une période de jeûne, de purification et d’abstraction qui se vit à l’intérieur et non pas à l’extérieur » - Mihaela-Alexandra Tudor, maîtresse de conférence

Aux yeux de Mihaela-Alexandra Tudor, maîtresse de conférence et spécialiste médias et religion, ces réactions sont celles de personnes qui, soit pratiquent la religion musulmane, soit comprennent que la religion relève de l’intime et de la foi, et s’offensent qu’on l’expose ou qu’on la marchande sur les réseaux sociaux. Malgré de nombreuses réticences, comment expliquer que le ramadan soit devenu alors un phénomène de mode sur la toile ?

Publicité

« Les médias sociaux numériques sont caractérisés par une culture de l'exposition et de la promotion de soi, de l’économisation de l’image et surtout des sujets qui font l’actualité. Ceux liés à la religion et en l'occurrence aux fêtes religieuses, se prêtent très bien aux réseaux et aux comportements des influenceurs, explique-t-elle, décrivant un phénomène d’acculturation, c'est-à-dire une accommodation entre les sujets de société et les réseaux sociaux. »

Prêtes à tout pour continuer d’exister sur les réseaux sociaux et pour conserver leur statut d’influenceuses, ces vedettes de télé-réalité favorisent les thèmes qui relèvent de leur vie personnelle. Et au rang des sujets qui se vendent particulièrement bien figure l’intime d’ordre religieux. « Le ramadan est un prétexte de débat qui fait vite du public. C’est un sujet qui touche de nombreux points qui intéressent les jeunes : la mode, le style, le régime et les voyages, parce que la finalité c’est d’aller à la Mecque », ajoute Mihaela-Alexandra Tudor.

Y a-t-il des limites à ne pas franchir ? « Sur ce thème, il y a un enjeu de l’éthique de la communication qui doit se poser, assure-t-elle. Ce voyeurisme, sur lequel repose de nombreuses publications, détruit le symbole du ramadan qui est une période de jeûne, de purification et d’abstraction qui se vit à l’intérieur et non pas à l’extérieur »

« On peut se poser la question de la sincérité, renchérit Marwan Sinaceur. Si ces influenceurs se servaient de leur influence sur les réseaux sociaux pour faire la publicité d’ONG humanitaire, pour donner aux plus pauvres ou pour encourager les gens à faire des bonnes actions, ce serait différent. Mais utiliser le ramadan comme moyen d’auto-promotion, je ne crois pas que ce soit dans l’intention de ce que doit être ce pilier de l’islam ».

Romane Pellen est sur Twitter

VICE France est sur TikTok, Twitter, Insta, Facebook et Flipboard
VICE Belgique est sur Instagram et Facebook.