Des offrandes et des bonzes
Photo : Julie Le Baron

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Des offrandes et des bonzes

Au Laos, les moines bouddhistes qui ont fait vœu de pauvreté dépendent exclusivement de la générosité des fidèles pour se nourrir.

Il est 5 heures du matin à Luang Prabang quand les habitants du quartier de Nasang Veuy commencent à étaler des tapis en osier devant eux, avant d'ôter leurs chaussures et de s'y agenouiller. En ce matin d'octobre dans cette ville du Laos qui borde le Mékong, ils sont plus d'une centaine à patienter devant leur maison et au milieu du carrefour principal. Ils sont tous venus avec des paniers d'offrandes, qui contiennent pour la plupart des gâteaux secs, des fruits et du riz gluant fraîchement cuisiné. Les femmes portent presque toutes le sinh, une jupe laotienne traditionnelle, ainsi qu'une écharpe en soie ornée de motifs finement tissés sur l'épaule gauche. Quant aux hommes, ils sont majoritairement vêtus de chemises et de pantalons noirs, et arborent le même type d'étole. Tous se préparent à l'arrivée des bonzes qui s'apprêtent à sortir du temple ou du monastère le plus proche pour récolter l'aumône.

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Ce rituel dont les origines remontent au XIVème siècle – période durant laquelle le bouddhisme theravāda est devenu la religion des rois au Laos – s'appelle la quête des bonzes, ou tak bat. Il se déroule tous les matins, sans exception. Les bonzes de la ville, qui ont fait vœu de pauvreté, dépendent exclusivement de la générosité des fidèles pour se nourrir. À Luang Prabang, ils jouissent d'un statut privilégié et sont respectés de tous les habitants. En leur donnant des offrandes, la communauté laïque y voit l'occasion de gagner des mérites et des bénédictions. Comme me l'a expliqué ma mère Somsy, qui a passé toute son enfance à Luang Prabang, il n'est pas rare que les enfants participent également au rituel, sous peine de se faire réprimander par leurs parents. « Tous les soirs, on devait préparer des gâteaux qu'on enveloppait de feuilles de bananier et ma mère m'interdisait formellement de les goûter – c'était considéré comme un péché mortel », m'a-t-elle expliqué.

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Les fidèles attendent l'arrivée des bonzes. Toutes les photos sont de l'auteur.

Loin d'être l'apanage de l'ancienne capitale royale du Laos, le tak bat est également pratiqué dans d'autres pays d'Asie du Sud-Est tels que la Thaïlande et le Cambodge. Mais c'est à Luang Prabang que le rituel est resté le plus authentique – avec 1 600 bonzes sur 80 000 habitants, elle est considérée comme un épicentre du bouddhisme theravāda. Bien qu'elle accueille plusieurs centaines de milliers de touristes tous les ans, la ville a été remarquablement bien préservée, notamment grâce à sa classification à l'inventaire des sites du patrimoine mondial de l'UNESCO en 1995. Elle bénéficie depuis de la protection de la Maison du patrimoine, qui a pour mission de « faire respecter un plan de sauvegarde et de mise en valeur des quartiers historiques de la ville ».

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Vers 5 h 30, un son de gong se fait entendre au loin, tandis que le soleil commence à poindre. Peu de temps après, les premiers bonzes défilent, pieds nus et en file indienne, afin de récupérer les offrandes dans un silence religieux. Ils viennent du monastère le plus proche situé à Wat Phou Kwai, l'un des 30 temples qui parsème la ville. À leur passage, les dévots glissent une poignée de riz ou de biscuits dans leur sacoche de toile, qui abondent très vite de nourriture. Derrière les bonzes se trouvent des enfants qui portent également des paniers pour recueillir le surplus de nourriture que leurs besaces étroites ne sont pas en mesure de contenir. Certains fidèles ont posé une bassine à côté de leur tapis pour que des bonzes puissent aussi y déverser tout excédent – ils auront le droit de manger ces produits plus tard.

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Le trop plein de participants au rituel finit par bloquer complètement le carrefour. Quelques scooters parviennent à s'engouffrer par certains endroits, tandis que les camions, les voitures et les tuk-tuk – dont les gardes-boues sont fréquemment ornés de stickers à l'effigie du Che, de Frank Serpico et de John B. Rambo – klaxonnent en vain, avant de finalement rebrousser chemin. Mais l'afflux de monde ne repose pas uniquement sur la dévotion des bouddhistes laotiens. Cette journée du 27 octobre marque la fin du Carême bouddhique et la Fête des Lumières, durant laquelle tous les temples de la ville se parent de bougies et où les Luang Prabanais font voguer des petites embarcations illuminées sur le fleuve du Mékong. En ce jour de fête, les donateurs sont beaucoup plus nombreux qu'à l'ordinaire.

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Quelques exemples de produits proposés par une marchande.

Parmi les dévots se trouvent plusieurs marchands, qui cherchent à vendre des biscuits aux touristes désireux de participer à l'aumône ou aux Laotiens retardataires. Bien que l'ancien directeur adjoint du département du tourisme de la province de Luang Prabang, Khamtanh Somphanvilay, ait publiquement déploré le fait que des Laotiens puissent tirer profit du rituel, des vendeurs de rue continuent d'opérer un peu partout à travers la ville.

Au fil des années, le tak bat s'est malgré lui hissé au rang d'attraction touristique – en conséquence, il n'est pas rare de croiser des bonzes drapés de toges safran entre deux hordes de touristes carburant à la Beer Lao de bon matin. Le rituel est ouvert à tout le monde, mais seules les personnes qui ressentent vraiment l'envie de donner aux bonzes sont invitées à prendre part à la procession. Ainsi, la plupart des touristes achètent du riz gluant dans des petits stands situés à proximité de l'itinéraire des bonzes et dont la qualité est supposée moins bonne que celle cuisinée par les locaux. La tradition veut que le riz soit débarrassé de ses impuretés et laissé à tremper dans de l'eau froide pendant une nuit entière, puis cuit à la vapeur avant la quête – une préparation qui n'est pas nécessairement respectée par les marchands. Avec le temps, même les Laotiens ont cessé de faire leurs propres gâteaux, préférant désormais acheter des biscuits emballés sous vide.

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Pendant la haute saison, il est fréquent de voir des minivans blancs remplis de touristes converger vers la rue principale de Luang Prabang au petit matin. Face à l'intérêt des backpackers – souvent décriés pour leur participation qui repose souvent plus sur l'envie de repartir avec un selfie déconneur que d'une vraie implication religieuse – pour l'aumône matinale des bonzes, nombre de tour operators ont inclus une option spéciale dans leur pack de voyage.

En réponse à ce phénomène, plusieurs lieux affichent quelques règles à suivre pour que les touristes veillent à ne pas troubler cette pratique religieuse. Parmi celles-ci, il est déconseillé de prendre des photos avec un flash, d'avoir tout contact physique avec les bonzes ou de se trouver plus haut qu'eux – ce qui est perçu comme un manque de respect et explique pourquoi la plupart des fidèles restent agenouillés tout au long de la quête.

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À la fin du rituel, les bonzes repartent vers leurs temples respectifs, les sacs chargés de nourriture. Ils repartent également avec des billets donnés par les fidèles, qui leur serviront à s'acheter des toges ou des téléphones portables. De leur côté, les enfants déversent le contenu de leurs sacs à même le sol pour examiner les produits qu'ils ont récupéré. Près de l'épicerie qui fait l'angle du carrefour, des petites filles commencent à manger des friandises et des gelées à base de fruit. Les autres Laotiens rentrent chez eux avec les offrandes qu'ils n'ont pas eu l'occasion de donner, lesquelles leur feront probabement office de déjeuner.

Julie Le Baron est Online Editor chez VICE France, elle est sur Twitter.