Les rameurs amputés qui ont conquis l'Atlantique
Photos Ben Duffy

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Les rameurs amputés qui ont conquis l'Atlantique

En décembre 2016, quatre gars avec seulement trois jambes au total ont embarqué pour devenir le premier équipage d'amputés à traverser l'Atlantique. Ils nous ont raconté leur incroyable voyage.

Quatre hommes sont assis dans un bateau à rames au milieu de l'Atlantique. Ils ont l'air insignifiants comme ça, perdu au beau milieu de l'immensité de l'océan. Ils ne donnent pas l'impression de vraiment avancer. Peut-être qu'ils sont fous. Deux d'entre eux rament dur, pendant qu'un autre dirige le tout petit navire à travers le grand bleu et que le quatrième essaie de mettre de l'ordre dans la barque. Alors qu'il essaie de passer à travers les rameurs, il perd l'équilibre, tombe par dessus bord, mais regrimpe aussitôt, avec une jambe cassée.

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Heureusement il en a une de rechange.

Non ce n'est pas une blague. L'année dernière, le 20 décembre, quatre mecs ne possédant que trois jambes à eux tous, ont quitté La Gomera (îles Canaries) à bord d'un canot à rames, à l'occasion du Talisker Whisky Atlantic Challenge. Leur but ? Atteindre l'île d'Antigua en un seul morceau, revendiquer le record mondial du premier équipage d'amputés à accomplir cet exploit, et, si possible, mettre une branlée à beaucoup de rameurs valides en finissant devant eux.

De gauche à droite : Lee Spencer, Cayle Royce, Nigel Rogoff et Paddy Gallagher.

Le défi est réputé pour être très exigeant, peu importe le nombre de membres sur lesquels on peut compter. Durant les 46 jours de course, l'équipage – formé par Cayle Royce, Paddy Gallagher, de Nigel Rogoffet de Lee Spencer – plus connu collectivement sous le nom de Row2Recovery, a ramé 24 heures par jour en paires, deux heures aux avirons puis deux heures de repos, en ne dormant que par intermittence dans des cabines exiguës. Ils ont résisté à des vagues de 15 mètres, des vents soufflant jusqu'à 30 nœuds ainsi qu'à deux grosses tempêtes – dont l'une s'est transformée en ouragan, le premier à se former au-dessus de l'Atlantique depuis 1938.

« Je n'avais pas peur, raconte Gallagher, qui a perdu la moitié de sa jambe dans une explosion d'EEI (Engins Explosifs Improvisés) à Nad E Ali, en Afghanistan en 2009. J'ai servi en Irak et en Afghanistan. Je me suis fait tirer dessus, j'ai survécu à des explosions. La peur, je connais. Sur le bateau je savais que je serais capable de gérer cette immense peur du "je vais peut-être carrément mourir", parce qu'on y est toujours confronté en tant que militaire. On fait face à la mort tous les jours. »

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Mais n'exagérons rien. Traverser l'Atlantique à la rame c'est audacieux, mais c'est aussi monotone et laborieux. Le soutien d'Atlantic Campaigns, qui supervise la course, assure un maximum de sécurité pour tous les concurrents, en les informant sur la possible formation d'ouragans et en les suivant à quelques jours de navigation en cas d'urgence.

Mais tout de même, quatre adultes à bord d'un bateau à rames long de 8,64 mètres et large de 1,74 mètre, c'est loin d'être confort. Royce le savait par expérience pour avoir déjà ramé dans l'Atlantique avec un équipage de personnes en situation de handicap en 2013.

« Je pense que la première fois j'ai joui du bonheur de l'ignorant, explique l'intéressé. Alors que là je savais ce qui pouvait se passer dans l'océan, parce que la fois précédente avait été horrible. L'arrière-train prend très cher. Et pas parce qu'on est quatre hommes sur un bateau d'ailleurs, mais à cause des brûlures du sel. La corrosivité de l'eau de mer abîme ta peau très vite si tu te rinces pas bien après chaque tour, et ça peut mal se terminer. »

En plus des brûlures, l'asymétrie des membres de l'équipage a accentué leur fatigue physique. Royce a été amputé des deux jambes et a perdu les doigts de sa main droite lors d'une explosion à Helmand en Afghanistan, alors qu'il servait dans les Forces spéciales britanniques en 2012. « L'avantage de mes blessures, explique-t-il, c'est que, puisque j'ai perdu mes deux jambes, je tire sur les deux avirons de manière égale, même si pour moi tout est dans les épaules et le dos. Les autres ont des problèmes de dos parce qu'il ne tirent pas à force égale sur les deux avirons, et Nigel a eu du mal parce qu'il souffre d'une paralysie partielle à sa bonne jambe, ce qui fait qu'il avait un très mauvais équilibre. »

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Rogoff a perdu sa jambe droite au-dessus du genou lors d'une démonstration de parachutistes de la Royal Air Force au-dessus du club d'Aston Villa en 1998. Et Spencer a perdu la sienne en-dessous du genou après avoir été touché par un éclat alors qu'il était en train d'aider à sauver la vie d'un automobiliste civil qui avait percuté un terre-plein central sur la M3 à Surrey.

En mer, il a commémoré le deuxième anniversaire de son accident avec un petit objet pendu dans la cabine du bateau qui lui rappelait à qui il doit la vie. « Je gisais par terre avec ma jambe qui pendait, je me vidais de mon sang, se rappelle Spencer. Un mec, rastafari, Frank Sabindi, m'a fait un garrot à la jambe pendant que sa fille était debout sur mon artère fémorale. Sans eux je serais mort. Un ami à moi m'a envoyé un petit porte-clé avec une figurine rastafari tricotée et je me suis dit que ce serait cool de l'emmener avec moi. »

Alors que Royce et Rogoff devaient se débrouiller sans prothèse, Spencer avait eu la prévoyance d'amener une jambe de rechange. « C'est assez compliqué de se déplacer dans le bateau : pour les corvées de tous les jours, récupérer les boîtes à outils dans la cabine et les autres trucs du même genre c'est beaucoup plus compliqué, surtout dans un espace confiné et en mouvement. C'est dur de garder l'équilibre, du coup la première semaine j'ai failli passer par-dessus bord et j'ai cassé ma jambe. Heureusement que j'en avais pris une de rechange. »

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Au premier abord, l'équipage souffrait d'un très gros désavantage physique, mais leur expérience et leur entraînement militaire ont été un très gros atout, psychologique surtout. « C'est très intimidant de s'éloigner de la terre ferme, car la terre représente une certaine sécurité, explique Gallagher. Il n'y a que l'horizon à perte de vue, qui forme un cercle autour de nous, et on est toujours en plein milieu de ce cercle. J'ai cru que j'allais péter un plomb. Ça demande pas mal de discipline mentale que de se dire que tu ne deviens pas fou, que tu progresses et que tu continues à avancer. »

« Physiquement, on savait qu'on serait mis à l'épreuve. Mais mentalement on savait aussi qu'on avait l'état d'esprit qu'il fallait pour réussir », ajoute Spencer.

Leur sang-froid à toute épreuve, ainsi que leur bon vieux sens de la mer, leur ont permis d'échapper à de grosses tempêtes. « Quand la deuxième plus grosse tempête a éclaté, on le savait depuis quelques jours déjà et on avait tout fait pour s'en éloigner le plus possible, se rappelle Royce. Au final, elle nous a rattrapés, malgré tout le mal qu'on s'était donné, mais l'avantage c'est qu'on était tellement au sud qu'on a pris bien moins cher que tous ceux qui s'étaient éloignés vers le nord. »

De fait, pendant que d'autres équipes étaient à l'ancre en attendant que la tempête passe, l'équipage Row2Recovery a pu reprendre les avirons et prendre les devants.

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Mais l'Atlantique n'en avait pas fini avec eux.

« On rame sur un bateau en haute mer et même si on a l'impression de tout contrôler, il n'en est rien, explique Gallagher. Si l'Atlantique veut montrer ses crocs, il n'y a rien qu'on puisse faire. »

Et c'est exactement ce qu'a fait l'Atlantique durant leur dernier jour de navigation. « On s'est arrêté pour piquer une tête histoire de ne pas sentir trop mauvais quand on arriverait, raconte Spencer. On avait eu des vents favorables, et on pensait arriver dans la matinée, mais là on s'est pris un vent de face. Il était de plus en plus fort et nous on se disait "c'est pas dans le contrat ça !" C'est comme si la mer nous disait "Je n'en ai pas fini avec vous". »

Royce poursuit l'histoire : « Les rafales nous faisaient dériver dangereusement vers le sud. Je me suis mis à penser, réellement, qu'on n'allait jamais arriver à l'île d'Antigua. On progressait toujours vers l'ouest, mais on serait probablement arrivé au Mexique. » « Notre dernière nuit à ramer a été très dure. Ça nous a donné une idée de notre importance, ou plutôt de notre insignifiance, ce qui n'est pas une mauvaise chose, ajoute Spencer. Une petite dose d'humilité ne fait de mal à personne. »

Après avoir passé le dernier obstacle, l'équipage a atteint English Harbour après 46 jours, 6 heures et 49 minutes de navigation, accueillis par une foule en délire, des tirs d'honneurs de l'armée antiguayenne et un appel vidéo de la part du Prince Harry.

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L'émotion était bien sûr à son comble. « Ça a toujours été un rêve de gosse de ramer en plein océan, savoure Gallagher. Accomplir ce rêve avec une blessure comme la mienne véhicule un message fort. Je suis ému et très reconnaissant d'en avoir eu l'opportunité. »

« On ne ramait pas pour nous, explique Rogoff. On ramait pour nos familles et pour encourager d'autres personnes à avancer dans leurs vies. Il y a des jours où il faut lutter, mais aujourd'hui mes deux garçons peuvent aller à l'école et raconter à tout le monde ce que leur papa a fait. J'en suis fier. »

Le plus beau, c'est que Row2Recovery est arrivé huitième au classement sur les 26 équipes, prouvant ainsi qu'on n'a pas besoin d'avoir ses deux jambes pour réaliser quelque chose d'exceptionnel.

« Quand on s'est embarqué dans cette aventure, on ne savait pas vraiment si c'était possible ou pas, conclut Royce. Ça nous a redonné vachement de confiance en nous de réussir ce défi et de prouver que, oui, on peut tout à fait courir contre des équipages valides et vivre des aventures épiques. On s'est prouvé à nous-mêmes, mais aussi au reste du monde, qu'il y a une vie après la blessure. »