Football Manager est le jeu le plus influent de l'Histoire du foot

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Football Manager est le jeu le plus influent de l'Histoire du foot

C'était une simulation de foot. Aujourd'hui le jeu transforme le foot.

En juin 2014, l'Association anglaise des entraîneurs professionnels et Liverpool ont lancé un programme de formation pour les anciens joueurs pro désirant devenir entraîneurs, mais dont la carrière bien remplie ne leur avait pas laissé le temps de passer les diplômes traditionnels. En gros, ce diplôme sobrement intitulé « Diplôme de management footballistique » est censé servir de passerelle entre le terrain et le banc de touche.

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La vingtaine de participants apprend ainsi comment devenir de véritables meneurs d'hommes et motiver des mecs comme Mario Balotelli, au hasard. On leur donne des astuces pour déjouer les pièges tendus par une presse anglaise souvent attirée par l'odeur du sang. Ils apprennent à réaliser des transferts, constituer un staff compétent, ou encore comment gérer et traiter au mieux un joueur blessé. Mais tout ça reste très classique. Ce qui l'est moins, en revanche, c'est que depuis avril dernier le programme a recours à un outil peu conventionnel : Football Manager, l'un des jeux vidéo les plus populaires au monde.

Le jeu offre aux apprentis entraîneurs un vaste panel de scénarios, dont Tom Markham, en charge du développement chez Sports Interactive, explique qu'ils sont parfaitement réalistes. « Imaginez qu'il soit question d'apprendre à négocier un contrat, par exemple. Nous pouvons bâtir rapidement une version allégée du jeu qui soit adaptée aux besoins des professeurs. »

Cet été, l'une des ces versions « allégées » a été utilisée lors d'une session de formation. Il s'agissait de la Première Division norvégienne, où des types comme Ole Gunnar Solskjaer et Lee McCulloch (tous deux inscrits dans le programme) ont pris en charge des équipes connaissant de sérieux problèmes financiers, ont dû promouvoir de jeunes joueurs en équipe première, utiliser la vaste base de données du logiciel pour dénicher quelques pépites, et gérer des blessures qui survenaient évidemment au plus mauvais moment. En somme, ils ont réalisé le rêve de tous les ados fans de Football Manager : ils y ont joué à l'école.

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« C'était une session formidable, se félicite Alex Smith, directeur commercial de l'Association des entraîneurs professionnels. C'était génial que nos apprentis puissent ainsi être confrontés à des simulations de situations concrètes tout en étant en classe. » Le groupe était observé en permanence par les professeurs ainsi que par une équipe de Sports Interactive, qui leur ont ensuite expliqué comment mettre en pratique ce qu'ils avaient appris dans le monde réel.

Utiliser une simulation pour préparer de futurs entraîneurs à un métier très concret qui est précisément celui qui est au cœur du jeu ressemble fort à un serpent qui se mord la queue. C'est précisément ce qui rend Football Manager si fascinant. Le jeu ne se contente pas de simuler le monde du football, il contribue à le modeler dans le monde réel. Au-delà de la fameuse formation pour entraîneurs, le jeu est utilisé par des clubs dans le monde entier pour détecter de nouveaux talents. A la télé, il est employé par les commentateurs et autres experts pour comparer des joueurs. Et, à un moindre niveau, il a aussi largement influencé ma carrière de journaliste.

Football Manager 2015. Capture d'écran Sports Interactive

Commençons par les médias. Alors que la clôture du marché des transferts approchait, il y a quelques semaines, Sky Sports s'est servi de la base de données de Football Manager pour comparer de nombreux joueurs qui faisaient l'objet de rumeurs et de spéculations : Oscar vs. Pedro, par exemple, ou encore James Milner vs. Lucas Leiva. Ça n'était pas une très bonne idée. Pas au début, en tout cas.

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« Pour être tout à fait honnête, la twittosphère n'a pas été emballée, avoue Tom Markham. Les gens se demandaient pourquoi Sky utilisait un jeu vidéo pour ce genre de choses. »

Si elle ne sortait pas d'un jeu vidéo, la base de données de Sports Interactive serait déjà régulièrement utilisée depuis longtemps. Elle n'a aucun concurrent à sa taille en termes d'ampleur et de niveau de détail. Elle contient environ 600.000 entrées, dont l'immense majorité est constituée de joueurs. Chacun d'entre eux possède 250 attributs rigoureusement établis et évalués par une équipe de quelque 1300 observateurs à travers le monde entier. Elle existe depuis les années 1980, ce qui veut dire qu'il existe une multitude de critères bien rodés pour évaluer le potentiel et les performances des joueurs relativement à ceux des centaines de milliers de joueurs existant ou ayant existé. C'est ce qui a permis à Sky de comparer des joueurs en utilisant des données quantitatives, ce qui était inédit.

Face aux critiques des internautes, Tom Markham répond : « nous avons simplement posé la question suivante : « si des clubs professionnels utilisent en permanence notre base de données, pourquoi une chaîne de télévision ne le pourrait-elle pas ? » C'était tout ce qu'il y avait à dire. Et Sky a fait un article pour s'expliquer de son côté. »

Par « clubs professionnels », Markham ne fait pas spécifiquement allusion à Everton. En tout cas, pas uniquement à Everton. L' « autre » club de Liverpool avait beaucoup fait parler de lui en 2008, lorsqu'il s'était officiellement associé à Sports Interactive pour utiliser sa base de données afin de dénicher de nouveaux joueurs. A l'époque, le monde du football avait sérieusement cru que les dirigeants du club étaient devenus fous. Mais depuis, le nombre de clubs ayant recours à la base de données pour trouver le joueur parfait n'a cessé de croître.

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L'année dernière, Sports Interactive a signé un contrat avec Prozone, une entreprise spécialisée dans l'analyse des performances sportives et la détection à laquelle ont recours la plupart des meilleures équipes du monde. L'un de ses produits phares, Recruiter, allie la base de données de Football Manager aux vidéos et rapports d'observation réalisés par Prozone.

« Plutôt que de suivre 20 joueurs évoluant au même poste, un club peut établir une liste de critères, par exemple un arrière gauche, entre 19 et 24 ans afin de le faire progresser et de pouvoir ensuite le revendre, environ 1,80m, francophone, possédant un passeport européen, explique Markham. Il est tout à fait possible d'entrer tous ces critères dans le système et de trouver des joueurs qui y correspondent. Et immédiatement, vous avez la vidéo réalisée par Prozone sur chacun de ces joueurs. »

Mais les outils de détection offerts par le jeu ont peu de chances d'être utilisés par des clubs comme le Real Madrid ou Chelsea, qui possèdent des moyens colossaux pour écumer l'ensemble de la planète à la recherche de la nouvelle pépite. Ils sont bien plus utiles à des clubs moyens, désireux d'élargir leurs horizons mais ne disposant pas des ressources suffisantes pour bâtir un réseau d'observateurs à l'échelle globale.

« Le gros point fort de la base de données de Football Manager, c'est l'étendue des informations qu'elle contient », raconte Padraig Smith, directeur sportif des Colorado Rapids, qui évoluent en MLS et font partie des clubs qui y ont recours. Les Rapids ne travaillent pas avec Prozone, mais sont en contact direct avec Sports Interactive, qui répond à leurs requêtes. Il arrive aussi parfois que Smith lance tout simplement le jeu et se balade lui-même dans la base de données. « Avec le nombre de championnats et de joueurs qui sont inclus, ça nous donne beaucoup d'informations qu'on aurait du mal à obtenir par nous-mêmes, c'est donc un bon point de départ. »

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Football Manager 2015 Capture d'écran Sports Interactive

Mais Smith assure que jamais son club ne songerait à faire signer un joueur sur la seule base des informations fournies par le jeu, et refuse de dévoiler les noms de joueurs qu'il aurait recrutés ou observés avec l'aide de Fooball Manager. Il maintient toutefois que celui-ci est un outil formidable pour trouver des joueurs susceptibles de correspondre aux contraintes financières qui se posent à une équipe de MLS, par exemple. « Cela offre des ressources supplémentaires par rapport à de simples rapports d'observation », explique-t-il.

Je lui demande depuis combien de temps il utilise le jeu comme outil de détection, et il avoue qu'il y avait déjà recours à l'époque où il travaillait pour la Fédération irlandaise, avant de rejoindre les Rapids.

« L'une des raisons pour lesquelles je l'utilisais à l'époque, c'est que ça me permettait de voir quels joueurs étaient susceptibles d'avoir des liens avec l'Irlande, raconte Smith. Mais ce n'était pas vraiment mon rôle au sein de la Fédération. » Il s'interrompt, et semble hésiter, comme s'il venait de réaliser que nous étions en train de parler d'un jeu vidéo. Après tout, les adultes ne sont pas censés jouer aux jeux vidéo. Et les jeux vidéo ne sont pas censés être utilisés au travail. Il se racle la gorge d'un air un peu gêné, et s'empresse de préciser :

« C'était plutôt un usage personnel. »

Ah oui, ça je peux comprendre sans problème.

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A une époque de ma vie, une période de flottement aux alentours de mes 25 ans, je me suis retrouvé (pour des raisons aussi variées que compliquées à expliquer) à avoir une sorte d'emploi fictif. J'étais donc assis à mon bureau, sans rien à faire, disposant d'un temps libre quasi-illimité. J'avais passé les deux années précédentes à la fac en Master de géographie parce que le sujet m'intéressait, avant de me rendre compte que j'étais désormais formé à un métier que je n'avais pas vraiment envie d'exercer, à savoir réaliser des cartes.

Au lieu d'agir et de prendre conscience que j'avais probablement perdu au moins deux années de ma vie, j'ai préféré apporter mon ordinateur au bureau et m'immerger dans un univers footballistique digital où j'ai pris en main une petite équipe des bas-fonds du football européen pour en faire une usine de talents. Au lieu de rédiger mon mémoire, que j'avais déjà bien esquivé depuis un moment, j'ai amené l'U.D. Salamanca, l'équipe d'une ville où j'avais passé une année dans le cadre d'un échange Erasmus, à la victoire en Ligue des champions. Plutôt que de retravailler et d'essayer de publier quelques nouvelles que j'avais écrites – ou, plus globalement, de tenter de trouver un moyen de gagner ma vie en écrivant, ce qui était mon souhait depuis longtemps -, je n'ai cessé de peaufiner un 4-3-3 jusqu'à ce qu'il soit tellement implacable que plus aucune des équipes qui évoluaient dans mon ordinateur ne parvenait à inscrire un but contre moi. Les défaites n'étaient plus que des accidents, tellement rares qu'ils en devenaient négligeables.

Pour une courte période, je fus le seul mec au monde à être payé à jouer à Football Manager.

Et comme le jeu se base sur des joueurs tout à fait réels, je me suis mis à développer une connaissance du football professionnel si profonde et encyclopédique que ça en devenait franchement gênant. J'étais devenu un nerd. Non seulement je connaissais tous les joueurs des grands championnats européens, mais je pouvais aussi dire de quelle nationalité ils étaient, quelle(s) langue(s) ils parlaient, et même s'ils étaient effectivement nés dans le pays qu'ils représentaient au niveau international. Autrement dit, ma tête était remplie de trucs inutiles.

Et puis un jour, alors que j'étais une fois de plus au boulot sans rien de mieux à faire que d'attendre que quelque chose finisse enfin par se passer, j'ai atterri par hasard sur un site et ma vie a changé. Brian Phillips, qui écrit aujourd'hui pour Grantland, venait d'achever une chronique de sa propre addiction à Football Manager, longue de plus d'un an et riche de 95 articles. A côté de ça, il dirigeait une communauté de commentateurs et de contributeurs qui partageaient ma connaissance des moindres détails du jeu et écrivaient sur le sujet en faisant preuve d'une créativité littéraire que je n'avais jamais rencontrée dans le journalisme sportif auparavant. Tous ces auteurs n'étaient pas tant fascinés par le jeu que par la culture globale qui l'entoure ; ce qu'on pourrait appeler la géographie culturelle du football. Quand j'ai envoyé mon premier article à Brian, le tout premier que j'ai jamais écrit sur le sport, il l'a accepté, mais il n'aurait probablement pas dû. Il l'a un tout petit peu arrangé, et il l'a publié.

Les jeux sont censés être des passe-temps, de petits plaisirs coupables sans gravité. Mais pour moi, Football Manager fut un véritable apprentissage du football professionnel, une manière de comprendre le jeu à grande échelle. J'y ai rencontré des personnages auxquels je ne me serais jamais intéressé autrement. Ça m'a transformé en obsédé de la tactique. Et surtout, ça m'a amené à écrire sur le sport et à faire partie d'une communauté qui a redonné un sens à ma vie à l'époque où tout semblait mal barré. Autrement dit, je dois beaucoup à un jeu vidéo. Je sais que je ne suis pas le seul. Et Ole Gunnar Solskjaer, Lee McCulloch et leurs autres camarades de formation finiront peut-être par dire la même chose un jour.