Evan Ratliff selfie
Evan Ratliff porte le bouc et la casquette pour essayer d'échapper à la horde de détectives amateurs partis à ses trousses. 
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L'histoire du journaliste qui a essayé de disparaître

Pendant un mois, Evan Ratliff a essayé d'échapper à des centaines de détectives improvisés partis à ses trousses.
Pierre Longeray
Paris, FR

Les plus imaginatifs d’entre vous se sont sans doute déjà posés la question, ne serait-ce qu’une fois : et si j’essayais de devenir quelqu’un d’autre, délaissant ainsi mon identité passée pour faire de mon corps l’habitacle d’une nouvelle vie. Si certains ont de « bonnes » raisons de se lancer dans cette drôle d’aventure – ils sont traqués par la justice, des bandits ou des banquiers à cause de dettes impossibles à combler – la plupart d’entre vous ne réalisera jamais ce drôle de fantasme. Sauf si vous avez décidé, comme le journaliste et auteur américain Evan Ratliff, d’en faire une sorte de grande chasse au trésor – où on joue soi-même le rôle du fameux trésor.

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En 2009, au début de l’ère de la surveillance de masse, Ratliff a essayé de disparaître pendant un mois avec le concours du magazine WIRED. Devenu James Donald Gatz dans sa nouvelle vie, Ratliff devait pendant 30 longs jours échapper à une horde de détectives improvisés, mais très organisés sur Internet. L’objectif des traqueurs de Ratliff était simple : pour mettre fin à la traque, il suffisait de le localiser, de lui glisser à l’oreille le mot de passe « fluke » [coup de bol en VF, NDLR] et de le prendre en photo. Alors, l’habile apprenti-détective pouvait empocher la récompense : 5 000 dollars, dont 3 000 venant directement de la poche du journaliste.

Alors que la traduction de cette étonnante chasse à l’homme sort ce mercredi en France –Disparaître dans la nature, accompagnée d’une autre savoureuse histoire de disparition –, on a passé un coup de fil à Ratliff pour savoir ce que ça faisait d’être « le type qui a essayé de disparaître ».

VICE : Elle vient d’où cette fascination pour les gens qui disparaissent ?
Evan Ratliff : Comme beaucoup de gens, je flirtais parfois avec cette idée de tout recommencer. J’étais plutôt satisfait de ma vie, et je ne me voyais pas le faire, mais j’aimais bien me laisser porter par ces scénarios qui commencent par un « Et si ». Et si je changeais totalement de vie, comment je m’y prendrais, qu’est-ce que je ferais… Puis j’ai commencé à m’intéresser à des gens qui ont vraiment essayé de disparaître en se faisant passer pour mort par exemple.

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C’est marrant de voir que le fait d’essayer de disparaître vous a paradoxalement fait connaître…
C’est vrai qu’encore aujourd’hui on me parle de ce papier. On m’en parle plusieurs fois par mois, et cela fait dix ans que ça dure.

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Ratliff transportait avec lui tout un attirail : des lunettes, des chapeaux mais aussi des cartes prépayées et des téléphones à cartes. (Photo : Evan Ratliff)

Ce n’est pas fatiguant à la longue d’être principalement reconnu comme « le type qui a essayé de disparaître » ?
Il y a eu une période où je ne voulais plus en parler. Dès que quelqu’un disparaissait, des journalistes m’appelaient. Quand un type recherché par la police disparaissait, j’avais une radio canadienne ou je ne sais qui, qui essayait de me faire réagir sur la question. Au bout d’un moment, je me suis dit que je n’étais pas payé pour ça et que je ne voulais plus seulement être le type qui a disparu. Mais au fil des années, j’ai appris à apprécier que des gens s’intéressent à ce que j’écrivais. En tant qu’auteur, c’est ce qu’on cherche au fond. C’est assez fascinant de voir que des gens s’intéressent encore à cette histoire. Du coup, je reprends du plaisir à en discuter et notamment à me demander comment je m’y prendrais aujourd’hui.

Pourtant, cet article n’était pas forcément destiné à avoir un tel succès. Votre rédac-chef chez WIRED n’en voulait pas à la base, c’est ça ?
Au début, il n’était pas trop pour. Au cours d’un repas, je lui avais pitché une idée autour des gens qui se font passer pour morts. J’avais fait plein de recherches, mais il pensait que cela ne suffisait pas pour en faire un long papier. Du coup, sans trop réfléchir, je lui ai dit : « Et si j’essayais de me faire passer pour mort ? ». Il m’a répondu que c’était une très mauvaise idée. Si je me souviens bien, il a même dit que c’était « l’idée la plus débile qu’il avait jamais entendue ». En fait, ce qu’il voulait dire par là, c’est que je ne pouvais pas faire subir ça à mes proches. Cela aurait été une expérience assez traumatisante. On a alors commencé à chercher une idée qui se rapprocherait de ça. Mais ce n’était pas simple parce qu’on ne savait pas où on mettait les pieds d’un point de vue juridique. Organiser une compétition visant à me retrouver faisait courir le risque que des gens commettent des actes illégaux pour y parvenir. On a beaucoup parlé avec les avocats de WIRED pour éviter que ça tourne au vinaigre, à la fois pour le magazine et pour moi. Avant de se lancer, tout cela nous paraissait vraiment risqué et effrayant.

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Le bureau de Ratliff lors de son passage par Las Vegas au début de la traque. (Photo : Evan Ratliff)

Le fait de mettre votre propre argent en jeu, c’était une idée de vous ?
C’était mon idée. Quand vous faîtes ce type de journalisme immersif, vous faites immanquablement parti de l’histoire. Je voulais donc trouver un moyen d’être véritablement impliqué dans cette traque, je devais avoir quelque chose à perdre si je ne réussissais pas. Je ne voulais pas que ce soit seulement un jeu ou une blague. Je voulais que ce soit réel pour moi et l’argent m’aidait à ressentir que j’avais vraiment quelque chose à perdre.

Avant votre « disparition », vous étiez plutôt confiant ?
J’étais très confiant parce que je m’étais bien préparé. J’avais mis au point un plan efficace en laissant pas mal de fausses pistes. Mais une semaine après le début de la traque, j’ai commencé à devenir parano. Je voyais que de plus en plus de gens me cherchaient, et qu’ils s’organisaient très bien. En fait, je ne pensais vraiment pas que ça allait prendre une telle ampleur. Rapidement, les médias ont commencé à faire des sujets sur ma traque. Donc un nombre assez conséquent de personnes me cherchaient, ou savaient du moins que j’étais recherché. J’avais peur qu’un type me reconnaisse dans la rue comme ça par hasard – « Ah mais tiens c’est pas le mec que j’ai vu à la télé ? » – et que la traque s’arrête comme ça, bêtement.

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L'ombre du journaliste avec le journal du jour sur la plage à Venice Beach. (Photo : Evan Ratliff)

Ce que vous pouviez craindre aussi c’est que personne ne vous cherche…
Ça aussi ça m’inquiétait. J’en avais parlé avec mon rédac-chef – « Et si tout le monde se fout que je disparaisse, on fait quoi ? ». Je serais passé pour un imbécile. C’était un risque parce qu’à l’époque, Twitter était encore relativement nouveau. Donc que des gens commencent à s’organiser sur ce réseau pour me trouver, ça nous a pas mal surpris.

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En relisant votre expérience et d’autres histoires de gens qui ont essayé de disparaitre, on s’aperçoit que la partie logistique de la disparition n’est pas la plus compliquée. Ce qui est dur, c’est de tenir dans la tête ?
Disons qu’il y a un minimum logistique à remplir pour que la disparition fonctionne. Plein de gens échouent parce qu’ils ont mal préparé leur disparition. Par exemple, ils sont nombreux à ne pas avoir pris assez d’argent pour tenir dans la durée. Si vous n’avez pas pensé à un moyen de vous faire de l’argent sous votre nouvelle identité – ou si vous n’avez pas un pactole – vous êtes morts. Mais au delà de ces considérations logistiques, c’est vrai que c’est un défi psychologique. Pour moi, c’était un peu différent : je savais qu’au bout d’un mois j’allais retrouver ma véritable identité et ma vie d’avant. C’est un sentiment très particulier que de rencontrer de nouvelles personnes sous une fausse identité. Se présenter sous un faux nom avec une fausse vie crée un puissant sentiment d’isolement. Vous échangez avec des gens, mais vous savez qu’il ne s’agit pas d’une véritable interaction. Jamais je ne m’étais senti aussi seul. Donc sur une plus longue période, cela peut vraiment vous faire craquer. Du coup, soit vous retournez à votre vie d’avant ou cela vous fait commettre une erreur et vous êtes démasqués.

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Une fausse carte de visite au nom de l'alias de Ratliff. (Photo : Evan Ratliff)

C’est plutôt facile de mentir sur de petites choses, mais toute votre vie ne peut pas être un mensonge, c'est ça ?
Oui, exactement. C’est tellement facile de mentir et de s’en sortir. Les gens que je rencontrais ne se demandaient pas si je leur donnais un faux nom. Les gens s’en foutent, ils vous font confiance. La seule chose à laquelle il faut faire attention, c’est de donner la même histoire à tout le monde, mais c’est facile de faire croire aux gens que vous êtes quelqu’un d’autre. Ce qui était dur, c’était ce que cela provoquait en moi. Mentir, encore et toujours, c'est éprouvant.

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Quels conseils vous donneriez à quelqu’un qui veut disparaitre ?
La première chose à régler, c’est la question de l’argent. Il faut par exemple se forger une nouvelle identité qui vous permettra de travailler là où vous allez. Si vous allez vous cacher en Hongrie ou en Roumanie, vous devez vous assurer de pouvoir y travailler. La deuxième chose à faire, c’est de se familiariser au mieux avec le dark web, le chiffrement et les dark markets, ces plateformes où vous pouvez acheter des informations pour forger votre fausse identité, ou pourquoi pas acheter un faux passeport. Mais il faut vraiment s’y connaître, parce qu’il y a quand même une forte probabilité de tomber sur un flic en planque qui se fait passer pour un vendeur de faux papiers. Enfin, vous devez savoir si des gens vont vous chercher ou non, parce que des gens disparaissent tous les jours mais personne ne les cherche. Ce n’est pas compliqué de disparaître si personne ne vous cherche : il suffit de sortir de chez vous et d’improviser. En revanche, si quelqu’un vous traque, d’autres questions vont se poser : Allez-vous changer d’apparence ? Est-ce que ces changements seront temporaires ou permanents, etc…

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Ratliff après s'être rasé la tête pour brouiller les pistes. (Photo : Evan Ratliff)

Vous pensez que l’expérience serait différente si vous retentiez le coup aujourd’hui ?
C’est un truc auquel je pense souvent. D’un point de vue technologique, pas mal de progrès ont été faits pour se cacher, mais dans le même temps, le volume de données que l’on donne sur soi est de plus en plus important. La quantité d’informations disponibles sur ma vie est bien plus grande qu’il y a dix ans. Donc, je pense que d’un point de vue purement technologique, c’est une situation plus ou moins équivalente. En revanche, l’environnement des réseaux sociaux a pas mal changé. La plupart des gens qui me cherchaient à l’époque étaient plutôt sympas et bienveillants. Il y avait déjà des adeptes du doxxing et des trolls, mais ce mouvement n’était pas aussi puissant qu’il l’est aujourd’hui. Il est possible que ça parte un peu plus en sucette – que des gens s’adonnent à des activités criminelles pour me trouver, ou qu’ils harcèlent mes proches par exemple.

Donc vous n’êtes pas prêts de replonger dans une aventure pareille ?
Je ne pense pas. Depuis, je me suis marié et j’ai eu des enfants. Je ne me vois pas trop leur dire que papa va partir un mois et que je ne pourrai pas leur parler. Sinon, je pourrais prendre ma famille avec moi, ce qui représenterait un autre type de challenge, mais je ne pense pas qu’ils soient très intéressés par cette idée.

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