Petite histoire du "gibbing", l'art du gore dans les jeux de tir

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Petite histoire du "gibbing", l'art du gore dans les jeux de tir

Démembrements, gerbes de sang et cadavres qui volent : produire des effets gore réalistes dans les FPS n'est pas si simple qu'il n'y paraît.

La campagne solo de Call of Duty : Infinite Warfare ne manque pas de moments sanglants. Dans sa séquence cinématique la plus cruelle, deux hommes se font écraser la tête par des androïdes de combat ; pendant ses phases d'action, les joueurs ont régulièrement l'occasion de vaporiser leurs ennemisfaçon District 9 à l'aide d'armes spéciales. Ces éléments sont de loin ce que le jeu contient de plus gore : contrairement à certains de ses grands frères, le dernier-né de la série vidéoludique aux 250 millions d'exemplaires vendus ne permet pas aux gamers de démembrer leurs adversaires d'une rafale de balles, d'une grenade bien lobée ou d'une roquette.

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Ce manque de goût pour la boucherie est génétique. Infinity Ward, le studio de développement qui a donné naissance à Infinite Warfare et à ses ancêtres de la série Modern Warfare, préfère les situations choquantes aux images bêtement gore. C'est à lui que le public doit "No Russian", l'un des niveaux les plus controversés de l'histoire des First Person Shooter (FPS). Les jambes arrachées par des explosifs et les bras amputés par du gros calibre sont plutôt la marque de fabrique de Treyarch, le développeur du triptyque Black Ops et de World at War, les seuls opus vraiment sanglants de la famille Call of Duty.

Les raisons qui poussent Treyarch à produire des jeux aussi visuellement explicites restent mystérieuses - le studio n'a pas donné suite à nos sollicitations. Peut-être est-ce pour faire plus réaliste et favoriser l'immersion du gamer : un ennemi qui s'affale mollement sur le ventre après avoir reçu un tir de lance-grenade en plein visage, ça n'excite pas grand-monde. Les membres qui s'envolent dans des gerbes de sang peuvent aussi susciter l'empathie en rappelant que la guerre, c'est sale. Toutes ces projections rendent même l'aventure plus amusante et dynamique en ajoutant à la sensation de puissance du joueur. Les jeux de course s'emploient à reproduire le frisson de la vitesse, les survival horror misent tout sur leur ambiance ; de la même manière, les simulateurs de fusillade aiment faire sentir le potentiel destructeur de leur arsenal. Il en va ainsi depuis déjà 30 ans.

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Avec les jeux de baston comme Barbarian : The Ultimate Warrior et Mortal Kombat, les jeux de tir ont été les premiers à faire entrer le gore frontal dans le jeu vidéo. La borne d'arcade à pistolet optique Chiller a introduit les gamers au démembrement en vue subjective en 1986. L'année suivante, Death Wish 3 leur a fait découvrir un nouveau niveau de violence en 2D : dans cette adaptation vidéoludique du nanar bronsonien Le Justicier de New York, les ennemis qui sont atteints par des roquettes s'effondrent en petits tas de viscères. Après avoir été reprise par d'innombrables shooters sur borne d'arcade, cette mécanique gore a été intégrée au premier Doom par John et Adrian Carmack. C'est ce dernier qui l'aurait baptisée "gibbing" en s'inspirant du mot "giblets", littéralement "abats".

Le gibbing est l'une des raisons pour lesquelles Doom a tant horrifié les élites morales et politiques américaines dès sa sortie en décembre 1993. Sénateurs conservateurs et parents inquiets craignaient que les clins d'oeil sataniques et l'intense violence graphique du jeu ne transforment les enfants en tueurs. Malheureusement pour eux, Doom a connu un succès délirant : deux après sa sortie, entre 15 et 20 millions de personnes l'avaient déjà essayé. Les bouts de chair arrachés par les décharges de fusil à pompe, les démons éventrés et les roquettes qui réduisent leurs cibles en purée sanguinolente ne les ont pas transformées en serial killers. En tant qu'élément indispensable d'un FPS mythique, cette violence crue a néanmoins marqué l'histoire du jeu vidéo.

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Le gore outrancier est devenu un trait classique des jeux de tir à la première personne après le triomphe de Doom. Le gibbing était tellement à la mode dans les années 90 qu'il peut désormais servir de témoin des progrès techniques de l'époque. Le passage de la 2D à la 3D a permis aux animations sanglantes mais bien plates de Heretic (1994) de laisser place aux explosions de chair tridimensionnelles de Rise of The Triad : Dark War (1995) Quake et Duke Nukem(1996). L'accélération de la course aux performances graphiques qui a suivi l'arrivée des polygones a beaucoup profité au gore. Dans Half-Life (1998), un coup de pied de biche suffit à réduire une dépouille en fragments soigneusement modélisés ; presque toutes les armes de Unreal Tournament (1999) peuvent transformer une cible en gerbe de débris rebondissants.

L'alliance de développeurs audacieux et d'ordinateurs toujours plus puissants a permis au gore vidéoludique d'atteindre de nouveaux sommets de raffinement dès l'an 2000. Cette année-là, le premier volet de Soldier of Fortune a fait sensation grâce à une nouveauté géniale, le moteur GHOUL. Ce système de localisation des dégâts permet au joueur de mutiler ses ennemis d'une vingtaine de façons différentes. Les balles amputent, décapitent, éviscèrent ou révèlent des cavités rouge sang en faisant disparaître les zones qu'elles endommagent suffisamment. On n'avait jamais fait aussi brutal, aussi "réaliste". Comme Doom avant lui, Soldier of Fortune a tant marqué par sa violence qu'il a fait émerger une nouvelle tendance décennale dans le FPS : le démembrement. Turok Evolution (2002) et Vietcong (2003) n'auraient sans doute pas été aussi violents si le GHOUL ne leur avait pas ouvert la voie.

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La formation de cette vague amputatoire au début des années 2000 coïncide avec la démocratisation des moteurs physiques. Comme leur nom l'indique, ces dispositifs sont chargés d'importer les lois de la physique dans des environnements virtuels. La gestion des chutes et des collisions est l'une de leurs tâches principales : quand l'affreux flic de la scène d'ouverture d'Half-Life 2 (2004) fait tomber la canette qu'il vous ordonne aussitôt de ramasser, celle-ci rebondit et roule sur le sol grâce à leurs calculs. Lorsque vous amputez un bras d'une rafale de mitrailleuse dans F.E.A.R, l'un des FPS les plus appréciés de 2005, c'est pareil ; l'envol et l'atterrissage du membre arraché sont pris en charge par un moteur physique.

Un tel degré de sophistication dans le carnage est exigeant d'un point de vue technique. Des amputations réussies demandent d'importants efforts de développement et beaucoup plus de ressources informatiques qu'un déluge de grumeaux façon Unreal Tournament 2004 : "Notre système de gibbing utilisait la même approche que la plupart des jeux : "faire disparaître le modèle 3D, faire apparaître des effets de particules et des bouts de viande", se souvient le lead designer de F.E.A.R, Craig Hubbard. Le démembrement était plus complexe car la dépouille devait tout de même être soumise au ragdoll", c'est-à-dire au système qui choisit en temps réel où et comment le cadavre d'un ennemi vaincu doit tomber et comment il se comporte une fois au sol.

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Un corps qui s'effondre après un headshot ou s'envole dans le souffle d'une grenade, c'est bon pour le réalisme ; Craig Hubbard estime même que ce genre de chose "semble essentiel pour rendre les ennemis amusants à tuer". Pour reproduire le poids et la mollesse d'un vrai cadavre, le ragdoll applique le moteur physique du jeu à un assemblage d'os, d'articulations et parfois même de muscles intégré aux modèles 3D des personnages. Cet enchevêtrement est conçu pour réagir de la manière la plus naturelle possible lorsqu'il est confronté à une force extérieure. Cela peut se produire lors d'une chute, d'une explosion, d'un impact de balle, d'une collision avec une voiture, d'une décharge de gravity gun… Comme la méthode ragdoll traite chaque scénario en direct, aucun macchabée ne finit affalé de la même manière.

Depuis le début des années 2010, les jeux vidéo qui confient la gestion des amputations à un moteur physique utilisent souvent des modèles 3D prédécoupés. Les liens qui unissent les différents os de leur squelette virtuel peuvent être brisés, ce qui se traduit à l'écran par une amputation. Si les équipes de Craig Hubbard ont eu du mal à marier ragdoll et démembrement, c'est que les ordinateurs de 2005 n'étaient pas encore assez puissants pour supporter cette technique ou ses alternatives. D'où leur petite ruse : dans F.E.A.R, un bras ou une jambe qui reçoit une certaine quantité de dégâts n'est pas arraché du modèle mais complètement camouflé. Au même moment, une version indépendante du membre concerné apparaît au niveau du faux moignon. Pour un effet boucherie impeccable, un petit effet d'hémorragie jaillit des blessures.

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F.E.A.R, Fallout 3, Brothers in Arms : Hell's Highway et beaucoup d'autres FPS à la violence mémorable basent totalement leurs effets gore sur un moteur physique. Cette méthode permet d'obtenir des résultats toujours inédits et un haut niveau d'interactivité. Malheureusement, elle n'est pas exempte de faiblesses : en plus de requérir un travail important, elle est propice aux bugs bizarres et ne parvient pas toujours à gérer les cadavres et débris humains de façon convaincante. Il y a plusieurs années, lorsqu'elle était encore trop exigeante pour un PC lambda, beaucoup de développeurs de jeux vidéo violents lui préféraient donc la technique de l'animation programmée.

Dans certains titres, les personnages dont les points de vie tombent à zéro mordent la poussière au terme d'une death animation réalisée et intégrée à l'avance par l'équipe de développement. Une bonne partie du potentiel choc de Soldier of Fortune repose sur cette méthode : en plus de faire apparaître une blessure atroce, chaque balle fatale déclenche une saynète qui varie selon la zone atteinte. Ainsi, pas besoin de ragdoll. Le terroriste touché au ventre retient ses tripes avant de s'effondrer, le mercenaire frappé à l'entrejambe se recroqueville en criant et le preneur d'otages plonge quand la grenaille arrache ses tibias. Autant de petits sketches qui ne sont que les descendants en 3D des animations de gibbing en image par image de Doom et Death Wish 3.

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Les séquences d'agonie peuvent être réalisées de plusieurs façons. La motion capture permet d'obtenir des résultats rapides et réalistes en projetant les mouvements d'un être de chair et d'os dans un univers virtuel. Cette technique est très utilisée par les studios de développement qui en ont le temps et les moyens : le matériel nécessaire est cher et les données produites lors de la capture doivent subir un traitement lourd avant d'être intégrées au jeu. L'autre option, c'est l'animation 3D "à la main", celle des puristes. En plus de coûter deux à quatre fois plus cher que la motion capture, cette technique demande encore plus de temps et de travail. Elle est néanmoins inévitable quand vient le moment de réaliser une séquence de démembrement.

On retrouve des death animations dans bon nombre de FPS des années 2000, des jeux modestes type Tremulous (2006) aux grosses licences comme Call of Duty. Dans les campagnes solo de World at War (2008) et Black Ops (2010), elles véhiculent un niveau de violence graphique inouï ; le malheureux qui vient de perdre un bras hoquette ses derniers souffles, celui qui s'est fait arracher les jambes touche ses plaies en silence avant d'expirer. Un tel niveau de réalisme met facilement mal à l'aise. Ce gore-là a été créé avec soin, des employés de Treyarch ont été payés pour le rendre percutant. C'est l'avantage de l'animation programmée sur les moteurs physiques et leurs calculs en temps réel : ce qu'elle perd en spontanéité, elle le gagne en âme.

Bien sûr, cette méthode a aussi ses faiblesses. Il arrive que les séquences animées cadrent mal avec l'action, qu'elles engendrent des aberrations graphiques ou qu'elles deviennent répétitives aux yeux du gamer. Plus grave : dans certains jeux, les death animations sont complètements imperturbables une fois amorcées. Inutile de tirer toutes vos roquettes dans un modèle agité de convulsions, il finira par terre exactement comme il a été programmé pour le faire. Dans le pire des cas, son cadavre sera même complètement immuable. Mis bout à bout, tous ces défauts sont tout à fait capables de ruiner un jeu. C'est la raison pour laquelle la plupart des FPS gore ont commencé à allier animations programmées et applications du moteur physique à l'aube des années 2010.

Depuis que les ordinateurs et les consoles sont assez puissants pour le permettre, cette approche collaborative engendre des scènes de morts violentes toujours plus réalistes. Dans RAGE (2011), Wolfenstein : New Order (2014) et Black Ops 3 (2015), de petites death animations gèrent souvent les premiers instants de la chute d'un corps. Grâce à elles, le mutant fraîchement décapité continue à courir en portant ses mains à son cou, le nazi touché au bas-ventre se recroqueville douloureusement et le soldat du futur soufflé par une grenade entame une pirouette cinématographique. Ensuite, c'est le moteur physique qui prend les commandes : le ragdoll fait s'affaler le corps dans une position naturelle, les membres sectionnés voltigent et roulent.

La rencontre des animations programmées et du ragdoll donne de si bons résultats que certains jeux misent tout sur elle. Le nouveau Killing Floor 2, par exemple, entend rendre le massacre de zombies captivant en faisant collaborer un système de localisation des dégâts comparable au GHOUL, une centaine de death animations et un moteur physique soigné. Grâce à cet arsenal, la moindre explosion finit en déluge de bouts de viande.

Y'a-t-il un sommet pour mettre un terme à l'escalade du gore vidéoludique ? Sans doute pas. Ce n'est pas vraiment un problème : toutes ces mutilations sont simulées, exactement comme celles des séries B. Elles sont là pour le fun, pour l'ambiance. Plus elles sont réussies, plus il est facile de s'immerger dans l'univers qu'elles contribuent à façonner - à condition qu'elles soient dans le ton, bien sûr : "Quand une violence simulée me fait ressentir quelque chose qui cadre bien avec l'expérience à laquelle je prends part, j'aime, explique Craig Hubbard. Quand elle est insipide ou inadaptée, je n'aime pas. C'est aussi simple que ça." Tant que vous ne vous demandez pas pourquoi Pokémon Soleil et Lune ne proposent pas de décapitation, tout devrait bien se passer.