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Les Paradise Papers, c’est grave, et voici pourquoi

Les documents montrent pour quelle raison le gouvernement canadien ne lutte pas contre les paradis fiscaux, selon un expert.

Si vous avez toujours rêvé de déterrer un immense trésor de pirate dans les Caraïbes, sachez que votre fantasme n'est pas trop loin de ce que des journalistes ont fait dans les derniers jours. Troquez simplement le tas d'or pour des centaines de milliards de dollars, le vieux coffre en bois pour des comptes de banque à l'abri de l'impôt, et les pirates recherchés par la justice par des riches qui la contournent.

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Bienvenue dans le monde merveilleux des paradis fiscaux.

Les Paradise Papers, cette récente fuite de millions de documents dévoilés par le Consortium international des journalistes d'enquête (ICIJ), lèvent à nouveau le voile sur les méthodes qu'emploient les riches de ce monde pour mettre leurs profits à l'abri des autorités. On y retrouve des noms très connus, dont des responsables du financement du Parti libéral du Canada, des proches de Donald Trump, les Canadiens de Montréal, ainsi que des compagnies comme Nike et Apple.

Pour mieux comprendre comment ça fonctionne et pourquoi il faut s'indigner d'une telle situation, nous avons contacté Alain Deneault, l'auteur du livre Paradis fiscaux : la filière canadienne, et directeur de programme au Collège international de philosophie à Paris.

VICE : Est-ce qu'on doit s'indigner de ce qu'on trouve dans les documents?
Mais bien sûr. C'est un scandale qui dure depuis des décennies. Aujourd'hui, les gouvernements nous disent qu'ils n'ont pas d'argent pour la culture, l'éducation, la santé, le logement, les services sociaux, les programmes sociaux aux démunis. On n'a jamais d'argent pour rien, il y a de la moisissure dans les écoles, les infirmières craquent, les artistes sont pauvres comme Job, les viaducs risquent de s'effondrer lorsqu'ils ne sont pas entretenus. Tout va mal, les gens sont stressés comme ça se peut pas, on leur en demande toujours plus.

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Et pendant ce temps, on voit que des citoyens puissants arrivent à s'affranchir des droits et des devoirs étant les mêmes pour tous dans une société. On voit que le sous-financement de l'État s'explique par des échappatoires qui ont été aménagées pour profiter aux gens qui sont déjà riches à craquer. Évidemment que c'est scandaleux.

L'évasion fiscale, et l'évitement fiscal, qu'est-ce que c'est?
C'est une grande catégorie qui comprend énormément de manœuvres. L'évasion fiscale pourrait consister à s'abstenir de déclarer des revenus que l'on a, en s'assurant de les transférer à l'étranger. Et ce sont très souvent les individus qui sont soumis à l'évasion fiscale. L'évitement fiscal consiste pour une entreprise à profiter du fait qu'elle puisse exister à travers une série d'entités en réseaux, en créant des filiales qui enjambent les frontières.

Une société canadienne peut détenir un gisement minier au Congo et transférer les actifs relatifs à son exploitation minière à une filiale qu'elle contrôle à la Barbade. Le gouvernement canadien a rendu légaux ces transferts, de telle sorte qu'à la fin des processus, une entreprise aura pu faire circuler des fonds dans différents paradis fiscaux du monde, jusqu'à ce qu'elle les rapatrie chez elle en évitant de payer des impôts autant au Canada qu'au Congo… sans pour autant que ce soit illégal.

Donc l'évasion est illégale, et l'évitement, légal.
Le piège consiste à s'abstenir de se demander pourquoi des opérations sont légales et pourquoi certaines sont illégales. J'ai travaillé à essayer de montrer que, si certaines opérations sont légales, c'est parce que des gouvernements l'ont voulu, par des accords avec des paradis fiscaux, par une modification à la réglementation, par un certain nombre de décisions. Les gouvernements ont œuvré à rendre légales des opérations qui, selon l'esprit de la loi, devraient être illégales.

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Pourquoi ces pratiques ne sont-elles pas illégales?
Il faut seulement se rappeler que la loi n'est pas écrite par les dieux. La loi est votée à l'initiative de gouvernements qui sont mis en place par des responsables de campagnes de financement qui ont eux-mêmes des avoirs dans les paradis fiscaux. La loi sur l'impôt répond d'un principe qui est de l'équité fiscale, qui existe pour que chaque Canadien paie sa juste part. Ceux qui la rédigent dans le détail font en sorte qu'il y ait des trous pour permettre aux puissants de ne pas la respecter.

Avez-vous un exemple concret qui nous permettrait de mieux comprendre ce que c'est, l'évitement fiscal?
Vous êtes Starbucks, vous êtes McDonald, vous êtes Microsoft, vous êtes Chiquita, vous êtes une grande marque. On peut céder les droits de propriété d'une marque à une filiale dans un paradis fiscal. Cette filiale facturera chaque année les autres structures de la multinationale parce qu'elles utilisent le nom de la marque. Et elles le font toutes. C'est systémique.

Devant un comité parlementaire du Royaume-Uni [où il était question de ses pratiques fiscales], Starbucks avait dit qu'elle ne faisait pas d'argent au Royaume-Uni. Et c'est pas parce que ce sont les trois mêmes clients qui tètent le même café à longueur de journée! La mondialisation libérale permet aux entreprises de faire en sorte que les différentes composantes du groupe s'envoient entre elles des factures pour transférer des fonds dans les paradis fiscaux.

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Quelle est la différence entre les Paradise Papers et les Panama Papers?
Les deux cas se ressemblent. Dans ce cas-ci, la fuite concerne le cabinet Appleby. C'est une firme d'avocats qui est un peu plus prestigieuse [que celle dont faisait l'objet les Panama Papers, Mossack Fonseca], ce qui montre à quel point le phénomène est systémique. Et je dirais que toutes ces fuites auxquelles on a assisté – les Offshore Leaks, Swiss Leaks, Luxembourg Leaks, Panama Papers, Paradise Papers – nous montrent au total à quel point le modèle, c'est un système. C'est comme ça que ça marche.

Est-ce que ça nous apprend quelque chose qu'on ne savait pas déjà?
On peut avoir une indication plus claire de ce qui fait que le gouvernement est inactif sur la question des paradis fiscaux. Évidemment, on devinait les réponses, mais là, on a des noms. On a la figure de Léo Kolber qui est très éloquente.

Je suis très sensible au fait que Léo Kolber, qui est cité dans les Paradise Papers, [ait été] à la fois engagé dans les campagnes de financement du Parti libéral du Canada et actif en ce qui concerne l'élaboration de politiques en matière fiscale. [Kolber a été directeur de financement de Pierre Elliot Trudeau et de Jean Chrétien. À titre de sénateur libéral, il a aussi été président du Comité sénatorial des banques et du commerce de 1999 à 2003; NDLR]

Vous imaginez bien qu'un gouvernement issu de ce parti-là ne va pas aller à l'encontre de ceux qui lui permettent d'être élu. On a vraiment un problème de conflit d'intérêts.

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On ne peut rien faire contre ça, pour régler le problème?
Oui. On pourrait, si on avait un gouvernement qui n'est pas travaillé de l'intérieur par des acteurs qui ont des intérêts dans les paradis fiscaux, comme Léo Kolber ou les Bronfman, ou les Paul Martin de ce monde.

Le Canada pourrait très bien dire à Starbucks : « Nous, ce qui nous intéresse, c'est d'établir le pourcentage d'actifs que Starbucks doit à sa présence au Canada, et on va vous imposer sur ce fonds-là. » Ce serait adopter la fiscalité au 21e siècle.

Est-ce que c'est une solution qui a déjà été proposée au gouvernement?
Non. Ce que nous montrent les Panama Papers et les Paradise Papers, c'est que les gouvernements sont aujourd'hui, de manière systémique, dirigés par des partis politiques qui sont largement investis par des acteurs financiers industriels qui utilisent les paradis fiscaux. L'heure serait venue pour les peuples de se donner des gouvernements qui ne sont pas inféodés à la finance et à la grande industrie.

Combien ça coûte l'évasion fiscale? Qu'est-ce qu'on perd dans les paradis fiscaux?
On sait que les entreprises canadiennes ont placé 260 milliards de dollars dans les six principaux paradis principaux où on les trouve. Si on pouvait imposer ces fonds-là, on réglerait énormément de problèmes.

Mais ensuite, ça continue. Parce que le gouvernement du Canada, qu'est-ce qu'il fait depuis les années 80? Il ne fait pas la lutte aux paradis fiscaux, il les imite. Il revoit à la baisse le taux d'imposition sur le revenu des entreprises : il est passé de 38 % à 15 % au palier fédéral et il va descendre encore un peu.

Ensuite, qu'est-ce qui arrive à la fin de l'année? Évidemment on n'arrive pas à boucler le budget. Alors on emprunte de l'argent à ceux qu'on n'impose pas. C'est le monde à l'envers, c'est le contribuable qui finance un emprunt qui n'aurait jamais dû être fait, parce que les acteurs à qui on a emprunté de l'argent auraient dû payer leur juste part d'impôt.