Fortnite doit attribuer aux artistes noirs leurs créations qu’elle s’est appropriées
Illustration par Chris Kindred 

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Gaming

Fortnite doit attribuer aux artistes noirs leurs créations qu’il s’est appropriées

L’écrasante influence de la culture blanche et sa capacité d’absorber la créativité de la culture noire sont la tradition dans laquelle s’inscrit Fortnite.

L'article original a été publié sur Waypoint.

Dernièrement, dans un mariage, alors qu’on enlevait les assiettes du plat principal et qu'on commençait à apporter les desserts, les invités qui se sentaient moins lourds que les autres se sont lentement dirigés vers le plancher de danse. Mais un groupe d’adolescents les ont précédés en courant et ont commencé à exécuter la danse Shoot de BlocBoy JB, une routine énergique et amusante que le vidéoclip du même nom a rendue célèbre. Puis, en faisant les kicks caractéristiques de la danse, l’aîné du groupe s’est écrié « Fortnite! » devant des adultes confus.

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Pour lui, il ne faisait qu’exécuter le « hype », une emote iconique et hautement prisée de Fortnite. Trouver l’origine réelle de cette routine de danse le conduirait dans les rues de Memphis, Tennessee, où un groupe de jeunes hommes ont filmé la vidéo de la chanson, souriant et dansant avec abandon devant d’autres accoudés sur des capots de voitures, certains d’entre eux armés. Mais pour beaucoup, comme pour ce jeune homme, cette danse n’existe que dans le chatoyant monde de Fortnite.

Fortnite, le jeu de battle royale ultrapopulaire d’Epic Games, attire de plus en plus l'attention en raison de la vaste diversité de danses qu’il a accaparées pour en faire des emotes : des danses virtuelles que l’on peut acheter avec de l’argent réel, tout comme des armes, des tenues et des accessoires offerts dans le jeu. Beaucoup des artistes qui ont soulevé des questions sur les pratiques d’Epic Games, certains allant jusqu’à entamer des poursuites, sont noirs.

Des rappeurs comme BlocBoy JB et 2 Milly (dont la danse Milly Rock est reprise comme emote dans le jeu sous le nom de « Swipe It ») sont en tête de ceux qui dénoncent cette flagrante appropriation de danses bien connues imaginées par des artistes noirs. La liste comprend aussi Marlon Webb, Alfonso Ribeiro et Donald Faison, auteurs de danses qui, étant passées dans le zeitgeist, ont été copiées en guise de récompense.

Après tout, le chemin que prend cette créativité, débute chez ceux qui ont moins, qui créent des phénomènes viraux à partir de rien, et se termine chez ceux qui ont beaucoup plus, qui absorbent tout ce qui est à leur portée et qui, au passage, en supprime l’origine.

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Bien qu’aucune création ne soit exempte d’inspiration, la manière par laquelle Fortnite a transplanté celles de ces artistes dans l’arsenal de ses marionnettes numériques aux couleurs vives, sans permission, ni reconnaissance, ni compensation, est particulièrement choquante. Après tout, le chemin que prend cette créativité, débute chez ceux qui ont moins, qui créent des phénomènes viraux à partir de rien, et se termine chez ceux qui ont beaucoup plus, qui absorbent tout ce qui est à leur portée et qui, au passage, en supprime l’origine.

En grande partie, dans les conversations sur ces appropriations d’Epic Games, on se demande si les poursuites en justice que veulent entamer 2 Milly, Alfonso Ribeiro et les autres sont juridiquement recevables. Le cœur de la question, c’est la lettre de la loi : Est-ce qu’Epic Games a le droit de s’approprier des mouvements de danse? On laisse ainsi de côté une question (au moins) également pertinente : Est-ce qu’Epic Games ne devrait pas, quoi qu’il en soit, s’abstenir de le faire? On ne peut y répondre adéquatement sans replacer le comportement de la compagnie dans le contexte de la longue histoire du vol de musique et de danses des Noirs par l’Amérique blanche, qui ensuite vide ce travail artistique de son contexte et lui fabrique un nouvel emballage pour le rendre plus attirant pour le public blanc (et ainsi plus lucratif). Des débuts du vaudeville et des minstrels aux émissions de télévision comme American Bandstand de Dick Clark et aux artistes comme Elvis Presley, l’Amérique blanche puise depuis longtemps, la plupart du temps sans reconnaissance, dans la production artistique de la population noire.

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On peut trouver quelques-uns des premiers exemples d’appropriation culturelle dans les minstrels : une sorte de vaudeville dans lequel des acteurs blancs se grimaient en Noirs, libres ou esclaves, et imitaient misérablement leurs traditions culturelles et leurs parlers. Dans un essai intitulé Soul Thieves: White America and the Appropriation of Hip Hop and Black Culture, Baruti N. Kopano décrit les minstrels comme un espace de fantaisie marginal où des Blancs pouvaient « faire dévier une grande part de leurs inhibitions, de leurs désirs réprimés et de leurs sentiments d’insécurité sur un groupe d’une relative impuissance ».

Le GIF a été gracieusement fourni par Voices of Color by Insider

Le sentiment d’insécurité découlait largement de la jalousie et de l’admiration, que les Blancs ressentaient à propos de la culture noire et cachaient derrière des couches de stéréotypes et d’insultes. Comme les autres appropriations mentionnées, les minstrels cherchaient à s’emparer « du sentimentalisme vital, de la spontanéité et du rythme unique de l’expression noire », ont écrit Alfred Pasteur et Ivory Toldson dans The Roots of Soul: The Psychology of Black Expressiveness. La pratique consistant à transposer des mouvements de danse d’artistes noirs dans des fac-similés numériques pour paraître plus cool reflète une semblable admiration fétichiste à sens unique.

Même quand les artistes noirs ont été plus libres de créer, des barrières les ont maintenus isolés de la culture de masse. L’étiquette « musique noire » était une marque qui empêchait les musiciens noirs d’obtenir du temps d’antenne dans les réseaux de radio nationaux ou de se produire dans la plupart des salles de spectacle de premier plan. Ça n’a cependant pas empêché les musiciens blancs d’emprunter le son unique qui émanait des espaces laissés aux artistes noirs et de les envelopper dans un nouvel emballage de façon à les faire passer pour leurs propres inventions. L’origine du fameux twang de la guitare électrique, par exemple, remonte à Rosetta Tharpe et son gospel pentecôtiste dont les concerts sont si mémorables.

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Le lien qu’a maintenu toute sa vie Rosetta Tharpe avec la musique gospel et les Églises afro-américaines a imprégné sa musique d’une profonde spiritualité, qui a été largement laissée de côté quand le son qu’elle avait créé, sa façon de faire parler la guitare, a été repris par les grands noms de la musique blanche. « Ils ont fait parler leurs instruments, dans la langue de la masculinité fière et exubérante », a écrit Gayle F. Wald dans Shout, Sister, Shout!: The Untold Story of Rock-And-Roll Trailblazer Sister Rosetta Tharpe.

Les danses sociales, de celles que l’on voit sur les pistes de danse et les trottoirs, plutôt que sur les scènes et dans les studios, ont toujours été entachées par l’appropriation et l’absence d’originalité. Beaucoup des danses les plus populaires dans les années 20 et 30, d’ordinaire présentées comme l’œuvre de danseurs de swing blancs, sont en fait nées dans les quartiers noirs et les établissements ouverts aux Noirs, comme le Savoy à Harlem. Après avoir été témoins de l’audacieuse finesse des danseurs noirs dans des salles comme le Savoy, les Blancs les reproduisaient aussi bien qu’ils le pouvaient, au point que des danseurs noirs ont dû créer une sorte d’ancêtre du DRM, le système servant à empêcher les reproductions non autorisées. Dans le documentaire Dancing, New Worlds, New Forms, la danseuse Norma Mailer parle du lindy hop, une danse rendue populaire par la communauté noire dans les années 20 : « On voulait des rythmes rapides, les danseurs blancs n’aimaient pas ça. Ils étaient toujours rapides parce qu’on ne voulait pas qu’ils prennent nos danses. Ils avaient tout le reste, alors on ne pouvait pas les laisser prendre le lindy hop. »

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Ils « n’avaient pas le droit de dire que des danseurs noirs [les leur] avaient apprises ».

Avec la télévision sont venues des émissions comme American Bandstand, qui se servaient de facto des méthodes de ségrégation, comme le code vestimentaire restrictif et l’exigence de cartes d’identité, afin d’exclure les danseurs noirs, et laissaient des danseurs blancs affirmer que les danses qu’ils copiaient étaient le fruit de leur imagination. Dans American Bandstand: Dick Clark and the Making of a Rock ‘n’ Roll Empire de John A. Jackson, l’ancien danseur Jimmy Peatross admet que, quand on leur demandait d’où venaient les routines, ils « n’avaient pas le droit de dire que des danseurs noirs [les leur] avaient apprises ».

Malgré tout le temps qui s’est écoulé depuis l’Ère du jazz, il n’est pas difficile de voir des similitudes entre l’appropriation d’alors et celle d’Epic Games avec les emotes de Fortnite. Les danses inventées par des Noirs, nées dans les circonstances qui sont celles des Noirs ayant grandi aux États-Unis, sont piquées, telles quelles, et placées dans la collection infinie et monétisée de Fortnite. On les dépouille de leur signification culturelle et on s’en sert pour pimenter superficiellement le jeu, sans donner le contexte artistique et stylistique de ce que l’on s’est approprié. Dans Black Looks: Race and Representation, bell hooks a écrit que « pour les Noirs, la douleur d’apprendre que nous ne pouvons pas garder le contrôle de nos images, de la façon dont nous nous voyons… ou de la façon dont on est vus est si intense qu’elle nous déchire ». Dans un jeu aussi esthétiquement ambigu que Fortnite, voir une poupée Ken interchangeable vêtue d’un pantalon cargo et d’un porte-grenade exécuter des mouvements de danse qui ont une couleur régionale, de Memphis, d’Atlanta ou de New York, est un embarrassant rappel de la nature exploitable de la culture du hip-hop, et de la facilité avec laquelle la culture noire peut être saisie, remixée et rendue lucrative hors de la communauté noire.

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Au-delà du vol, l’appropriation tend à détruire sans état d’âme l’original saisi. Comment? En réimaginant la création, la danse, la chanson ou l’œuvre comme une chose isolée, n’appartenant à rien. La danse est la joie dans l’ombre de l’oppression. « En construisant le corps de l’homme noir comme une source de plaisir et de pouvoir, le rap et les danses auxquelles il est associé montrent de la vitalité, de l’intensité et une joie de vivre inégalée, dit bell hooks. Ça émane de la rue, hors de l’enceinte d'une vie à la maison façonnée par la pauvreté, et hors des espaces clos où les jeunes corps d’hommes devaient être maîtrisés. » Cet esprit de rébellion prend vie dans la danse, même s’il n’apparaît jamais à la surface.

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Quand ces danses sont changées en emotes, leur lien avec la pauvreté et le racisme est éliminé, et elles sont réduites à rien de plus que des mouvements amusants, vides de sens, conventionnels et convenables. Ce n’est pas que de la malchance, c’est la plus récente d’une vieille tendance à l’omission. Dans le livre Everything But The Burden, Greg Tate a noté que « le corps des Noirs est un tabou désiré, quelque chose à posséder et quelque chose à effacer… » La danse Shoot devient le « hype », Milly Rock devient le « swipe it ». La culture noire devient une zone grise, juste un ensemble de données de mouvements numérisés. On l’invisibilise.

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Le recyclage d’idées que d’autres ont rendues populaires n’est pas étranger à Epic Games : la compagnie dit ouvertement avoir copié la formule du jeu lui-même. Par voie de communiqué, diffusé le 19 septembre 2017, elle écrit qu’elle « aime les jeux de battle royale comme PlayerUnknown’s Battlegrounds et s’est dit que Fortnite serait un bon fondement pour [sa] propre version ». En se basant sur des jeux comme celui-là, lui-même basé sur des propriétés d’autrui, Fortnite s’inscrit dans une lignée d’œuvre dépourvue d’une identité autonome. Depuis le début, Fortnite s’est efforcé d’offrir de tout pour tout le monde : à la fois un monde fantaisiste minecraftesque et chatoyant, et un jeu de tir tactique. À la fois un jeu de survie hautement compétitif et un espace social où passer du temps avec ses amis. Et le jeu permet aux joueurs de choisir parmi d’innombrables accessoires pour se créer leur propre personnage frankensteinien. Une touche de vieille série télé, un soupçon de mèmes et la danse Shoot de BlocBoy JB en garniture.

Quand on regarde le vidéoclip de Shoot, la « joie inégalée » et la créativité de ces artistes sont manifestes, tout comme le contexte culturel et politique. Évacuer ce contexte prive l’art d’une partie de sa force. Il devient un zombie au service d’un autre maître. Quand Alfonso Ribeiro a improvisé sa danse de Carlton sur le plateau de Fresh Prince of Bel-Air, c’était une impulsion créative de parodier la rigidité des danses de Blancs. « C’est la danse du Blanc d’Eddie Murphy dans Delirious et Courtney Cox dans le vidéoclip de Dancing in the Dark de Bruce Springsteen, quand ce dernier la hisse sur scène », explique-t-il. La parodie d’Eddie Murphy, alors caustique, s’est depuis longtemps émoussée.

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Le clou final dans le cercueil de la pertinence de la danse d’Alfonso Ribeiro, c’est sa transposition en emote de Fortnite, baptisée « Fresh ». Après qu’il a annoncé qu’il poursuivait Epic pour ce vol, TMZ l’a accusé d’avoir confessé qu’il l’avait lui-même copiée. Mais contrairement à l’appropriation de Fortnite, ce que fait Alfonso Ribeiro est une forme de commentaire culturel, ce qui fait partie d’une longue tradition d’Afro-Américains soulignant leur oppression en parodiant les bizarreries de la culture blanche. Dans les années 20, le cake-walk était une danse popularisée par d’anciens esclaves qui avaient « observé des partys de Blancs où les invités dansaient un menuet et ensuite se pavanaient », explique un ancien esclave dans The Cakewalk: A Study in Stereotype and Reality. Ce n’était pas une sorte d’hommage : ils avaient « l’habitude de les parodier, chacun de leurs pas ». Plus tard, le cake-walk s’est répandu dans tout le pays, et même chez des Blancs, même s’il s’agissait à l’origine de se moquer d’eux. L’écrasante influence de la culture blanche et sa capacité d’absorber la créativité de la culture noire sont la longue tradition dans laquelle s’inscrit Fortnite, ainsi qu’un nombre croissant de jeux vidéo.

Il est pertinent de noter qu’une des principales raisons pour lesquelles les danses ont commencé à apparaître dans les jeux, c’est qu’il s’agit d’une amusante nouveauté. Dans un univers où les interactions reposent en grande partie sur des comportements violents et destructeurs, il est rafraîchissant de pouvoir exécuter un mouvement joyeux de temps en temps. Dans Destiny 2 de Bungie, un jeu qui pique aussi des danses à la culture populaire, et pour la promotion duquel une publicité sur le thème de la danse a été diffusée au Japon, les Guardians profitent de chaque moment libre pour ranger leurs armes et danser, sur des cuirassés, dans un donjon ou avant d’attaquer des méchants. Il s’ensuit que dans les jeux vidéo communautaires, une activité sociale comme la danse devrait avoir sa place. Mais les relations autour de la danse aux États-Unis ont toujours été tendues. On a toujours tenu les artistes noirs loin des fruits de leur créativité.

Mais rien n’empêche le changement. Dans un tweet à ce sujet, Chance the Rapper a exprimé le désir d’un espace pour des danses populaires dans Fortnite qui permettrait aux auteurs de recevoir une compensation : « Les artistes noirs ont créé et popularisé ces danses, mais ne les ont jamais monétisées. Imaginez que l’argent que les gens dépensent pour ces emotes soit partagé avec les artistes qui les ont créés. » Outre la compensation, ils méritent que leur travail leur soit attribué et soit souligné.

Récemment, le musicien électro Marshmello, qui est blanc, a eu droit à une emote qui lui est attribuée en bonne et due forme et a été invité à donner le tout premier concert dans le monde virtuel du jeu. De leur côté, les artistes noirs doivent se résoudre à engager des poursuites judiciaires juste pour que l’on reconnaisse qu’ils sont les auteurs des danses copiées. C’est la réification de la pratique que l’on a vue à l’œuvre dans tous les domaines artistiques, consistant à faire passer le travail créatif des Noirs dans les mains plus sûres d’artistes blancs qui plaisent au grand public. Marshmello a l’occasion de se produire, alors les mouvements de danse de BlocBoy JB, de 2 Milly et des autres sont copiés et exécutés par des personnages anonymes. Pour que l’histoire que sont en train d’écrire ces artistes ne soit pas confinée dans des sous-genres qui s’amenuisent et seront bientôt oubliés, pour que ces éléments de la culture noire contemporaine soient considérés comme tels, la reconnaissance s’impose partout où elle est due.

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La chorégraphe Katherine Dunham a écrit qu’il y a un « lien solide entre la danse, la musique et les anciennes cérémonies d’une population et son histoire sociale et économique ». Il en est de même entre le racisme systémique contre les Noirs aux États-Unis et le vol et la décontextualisation de leurs productions culturelles. Comme le dit le personnage nommé Marlo dans l’épisode final de The Wire, avant de disparaître dans le système carcéral américain : « Mon nom, c’est mon nom. » Reconnaître la contribution culturelle de quelqu’un, c’est lui donner du pouvoir, ainsi qu’à sa communauté. Aussi tournés vers l’avenir que prétendent l’être les jeux vidéo, ils ne pourraient pas exister sans s’inspirer du passé, et sans profiter du pouvoir et du prestige d’innombrables sources anonymes de créativité. Il est vital que leur nom et leur histoire ne soient pas oubliés et, ce faisant, que ce qui leur est dû leur soit rendu.