« Comment battre sa femme aux échecs », une nouvelle de 
Paul Maliszewski
Photos : Mirka Laura Severa

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Le numéro Embuscade

« Comment battre sa femme aux échecs », une nouvelle de 
Paul Maliszewski

Un mari cherche un moyen de déjouer les plans de sa femme aux échecs, tandis que cette dernière s'envoie potentiellement en l'air avec un Allemand.

Cet article est extrait du « Numéro Embuscade » L'Ouverture

Ma femme et moi (de même qu'Elgar) venions juste de finir de dîner – des boulettes de dinde noyées dans un genre de sauce à la crème. Elgar et elle discutaient dans la cuisine en faisant la vaisselle. Elgar est l'ami de ma femme. Il est allemand. Il vivait un moment dans notre sous-sol. J'étais dans mon bureau, dans mon fauteuil. J'ai baissé le volume de la télé. « Chérie ? » j'ai dit.

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Elle n'a pas répondu. « Et si on jouait aux échecs ce soir ? » Je faisais mon possible pour ne pas rire – il est très important de ne pas rire pendant l'ouverture. Les échecs, après tout, sont un jeu d'anticipation, de ruse et d'esprit.

Je n'ai pas entendu ce qu'elle a répondu – si elle a répondu – alors j'ai poursuivi.

« Qu'est-ce que tu en dis ? » j'ai demandé.

Ma femme a crié : « D'accord chéri. »

« Ils jouent aux échecs à la télé, j'ai dit. C'est les championnats du monde ou un truc du genre. »

Ma femme a dit qu'elle serait là dès qu'elle aurait fini de sortir ces poubelles à la con.

Je les ai vus, Elgar et elle, traîner les ordures par la porte de derrière. Une demi-heure plus tard, ils étaient de retour, sentant la cigarette. J'avais sorti l'échiquier et disposé toutes les pièces. « T'es prête ? »

Elgar et elle montaient les escaliers.

« Tu vas où ? » j'ai demandé.

Elle a dit qu'elle devait aller plier le linge.

En haut, ils ont mis la musique à fond. On aurait dit une des playlists d'Elgar. Elgar aime la musique country, les chansons sur les camions et les routes poussiéreuses, les femmes en jean, ce genre de choses. Au bout d'un moment, Elgar et ma femme sont redescendus. Elle avait l'air fatiguée. Elle l'a pris dans ses bras pendant un long moment puis il est descendu au sous-sol. C'était, ai-je pensé, le moment parfait pour faire mon ouverture.

J'avais un pion blanc dans une main et un pion noir dans l'autre. J'ai tendu mes poings et elle m'a lancé un de ces regards qui voulaient dire, quoi encore, Gene ? Elle avait souvent ce regard.

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« Choisis », j'ai dit. Je ne pouvais pas m'empêcher de sourire.

Elle a désigné ma main gauche, un peu à contrecœur. Je l'ai ouverte. C'était le pion noir. Le premier coup était pour moi. J'ai fait un petit pas de danse.

La Partie Espagnole

L'ouverture la plus classique pour battre sa femme aux échecs est connue sous le nom de Ruy Lopez, ou partie espagnole. Lopez était un prêtre espagnol qui jouait aux échecs il y a longtemps. Je pense qu'il jouait contre d'autres prêtres. Je veux dire, je ne pense pas qu'il jouait contre des nonnes, voyez ? En tout cas, même si Lopez ne s'est jamais marié, il a développé un moyen de battre sa femme aux échecs qui fonctionne encore à ce jour. Voici ce qu'il faut faire :

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Là, votre femme a diverses options, mais si elle est un tant soit peu comme ma femme, elle chuchotera sans doute pas mal avec Elgar et ils se mettront à glousser puis elle prendra le pion directement face au vôtre, qui est le pion roi, et l'avancera de deux cases, stoppant ainsi votre avancée triomphale. Ce pion partait en conquérant, maintenant il est coincé, incapable de faire quoi que ce soit si ce n'est aller au café et débattre avec les copains, de choses comme la guerre de Sécession ou la seconde guerre mondiale. Les femmes pensent toutes que ce mouvement est hilarant. Elles pensent qu'elles peuvent jouer toute la partie de cette façon, en copiant ce que vous faites. Comme si vous jouiez contre vous-même face à un miroir.

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Ensuite, faites quelque chose avec l'un de vos cavaliers. Choisissez-en un. Peu importe lequel. Vous allez probablement perdre cette partie, soyons réalistes. Votre femme est peut-être objectivement meilleure que vous. Il se trouve que ma femme est très bonne aux échecs. La moitié du temps, je me fais laminer. Peut-être plus de la moitié.

Le Gambit Dame

Vous préférez peut-être un jeu plus subtil que l'assaut frontal du père Ruy. Vous êtes peut-être un homme de patience, qui préfère ruminer lentement la meilleure manière de battre méthodiquement sa femme aux échecs. Si tel est le cas, le gambit dame est fait pour vous.

Un soir, ma femme et moi jouions aux échecs. Tous mes placements étaient calculés. Le gambit dame était un nœud coulant qui se refermait lentement sur son petit cou. Elle était bien clouée, avec une tour, un fou et ma dame. Elle était pile là où je voulais qu'elle soit. C'est à ce moment qu'Elgar est remonté du sous-sol.

Elgar se tenait derrière ma femme, étudiant l'échiquier tout en lui massant les épaules. Puis il m'a dit : « C'est le kampit tame que tu essaies de vaire ? »

Je lui ai jeté un regard noir. Elgar dodelinait de la tête en souriant, comme s'il avait fait une super blague qui les aurait tous fait crever de rire en Allemagne. Je priais juste pour qu'il se barre. Il s'est penché sur l'épaule de ma femme et a désigné sa dame. Puis il a murmuré quelque chose, je n'ai pas entendu quoi, mais elle a déplacé sa dame et donc ma dame a dû battre en retraite, ce qui a sévèrement affaibli mon attaque. Tout mon gambit dame est allé à vau-l'eau. Je hais le gambit dame.

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Ma femme a longuement regardé Elgar. C'était comme s'ils formaient une putain d'équipe.

« Che troufe les échecs si intéressants, a dit Elgar. Tellement de combinaisons, de moufements et tout ça. »

« Mais ouais, c'est super Elgar », j'ai dit.

« Oui », il a dit. Il souriait de nouveau. « Ch'étais, comment fous dites, champion chunior de mon école. Et à l'unifersité, ch'étais le capitaine de l'équipe d'échecs. »

Ma femme a dit que ça devait être tellement génial, d'être capitaine.

C'est à ce moment que les pièces sont tombées de l'échiquier. Je ne sais pas ce qui s'est passé. Peut-être que j'ai heurté la table. Je ne me souvenais pas de l'emplacement de toutes les pièces, alors j'ai tout remballé pour un autre jour, un jour où Elgar ne serait pas là.

La Sicilienne

Imaginons que vous ayez joué aux échecs avec votre femme une dizaine de fois, et que vous l'ayez battue deux fois, ou une, ou peut-être jamais – aucune importance ! Ce qui compte, c'est que votre femme, perspicace comme elle est, a commencé à remarquer qu'à chaque fois que le premier coup était pour vous, ça se terminait en

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Imaginons maintenant qu'un jour le premier coup soit pour elle – cela va bien finir par arriver, si ce n'est pas encore fait. Que se passerait-il alors si elle faisait

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Pan, dans les dents ! Alors, quoi ? Je vais vous dire quoi. Vous avez besoin d'une défense, mon ami, et vite. Sans cela, vous n'avez pas la moindre chance de battre votre femme aux échecs. Ce que je recommande, c'est la défense sicilienne. La sicilienne, comme son nom l'indique, est une défense très agressive et, à moins que votre femme ne se soit documentée sur les échecs pendant ses temps libres (mais je doute que ce soit le cas, parce que si elle est un tant soit peu comme ma femme, elle passe son temps au sous-sol à regarder des films avec Elgar), cette défense sera une amie fidèle. Pensez à la sicilienne comme si c'était votre amie, de Sicile, à la seule différence que votre amie n'a pas besoin de regarder des comédies romantiques toute la soirée pour parfaire son anglais, ni de se pelotonner sous votre couverture navajo préférée à cause de ses problèmes de circulation.

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Forteresse de Pions

J'étais au café avec les copains. Je développais ma théorie, que j'avais peaufinée tout l'été dans l'intention de la publier l'année suivante, selon laquelle si le général Lee avait ordonné à Pickett de réorganiser ses troupes dans une position défensive plus classique, s'ils n'avaient pas essayé de charger, bordel, eh bien tout le cours de la bataille de Gettysburg aurait pu changer, et avec elle la guerre tout entière, qui sait.

Mon ami Chad m'a interrompu. « Mec, il a dit, c'est pas ta femme ? »

J'ai jeté un œil par-dessus mon épaule. C'était elle. Elle flânait avec Elgar en approchant dans notre direction. « Si, j'ai dit. Ils vont à l'ambassade allemande. Elgar doit renouveler son visa ou un truc du genre. »

Chad a demandé : « Et ils se tiennent toujours la main ? »

« Oui, j'ai dit. Quand ils marchent ils se tiennent la main. » Je commençais à m'impatienter. Je voulais en revenir à ma théorie. Je me représentais Pickett comme le roi et ses troupes comme une forteresse de pions autour de lui. Parfois c'est ce que je fais, je me construis une forteresse et je m'y tapis en attendant que l'orage passe. J'ai regardé Chad, qui fixait ma femme et Elgar par-dessus sa tasse de café. « Bon, j'ai dit, Elgar a du mal à traverser les rues américaines et ma femme l'aide. D'accord ? »

« Oh », a fait Chad.

Elgar et ma femme nous ont dépassés. Ils étaient en pleine discussion. Je leur ai fait un signe, mais j'imagine qu'elle ne m'a pas vu.

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Le Grand Divorce

J'aime regarder des vidéos de vieilles parties d'échecs. On peut les trouver sur ordinateur. Tous les anciens maîtres y sont : Kasparov et les autres. Martindale ? Est-ce que Martindale est l'un d'entre eux ? Je ne connais pas tous leurs noms ! En tout cas, je regardais cette vidéo avec Kasparov. Kasparov est quelqu'un qui ne fait pas de quartiers. C'est évident qu'il battait sa femme aux échecs à tous les coups. Enfin, s'il était marié. Je ne sais pas si Kasparov était marié. Pourquoi vous ne feriez pas une recherche Google tout à l'heure ? Kasparov est tellement méthodique dans sa façon de tendre les pièges que des heures plus tard, quand le piège se referme, c'est un piège dans un piège – voire un piège dans un piège dans un troisième piège plus grand – et ni vu ni connu, avant même que vous ayez détecté le premier piège, vous êtes tombé en plein dedans. Avec Kasparov, la fin n'est jamais jolie jolie.

Je pleurais en le regardant jouer. Les larmes coulaient sur mon visage. La beauté du jeu, sa pureté. Aucune erreur. Et je pensais à Pickett à Gettysburg, son erreur à lui, et s'il ne l'avait jamais faite. C'était triste, toutes les erreurs du monde. Et s'il n'y avait pas d'erreurs ? Est-ce que tout le monde serait heureux ?

Ma femme est remontée du sous-sol et m'a demandé si on pouvait parler. J'ai levé les yeux, l'air de dire, si tu veux, je suis un peu occupé.

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Elle voulait savoir si je voulais sortir, peut-être, et discuter.

J'ai soupiré avec affectation. J'étais bien installé, et puis j'étais déjà en pyjama. « Si tu veux, j'ai dit. Est-ce que c'est ce que tu veux ? »

« On n'est pas obligés, elle a dit. À moins que tu n'en aies envie. » Elle a fait ce truc qu'elle fait, un large sourire qui s'efface soudain. Comme un sourire on/off.

« Est-ce qu'Elgar voudrait venir ? » j'ai demandé. Parfois on sortait tous ensemble. Ça m'allait. J'essayais de faire en sorte qu'Elgar se sente le bienvenu.

Elle a jeté un œil en direction du sous-sol. « Elgar est sous la douche, elle a dit. On a regardé Nuits blanches à Seattle. »

J'ai opiné et éteint mon ordinateur. Je l'éteins toujours comme il faut, en quittant Windows. Ça permet d'avoir une meilleure vitesse de processeur et de préserver la durée de vie de la batterie.

C'est là que ma femme m'a dit qu'elle avait besoin de plus d'espace. De toute évidence, elle ne parlait pas de refaire la cuisine. L'idée – son idée – était de déménager au sous-sol.

« Et Elgar ? » j'ai demandé.

Elle m'a regardé d'un drôle d'air, comme si elle ne voyait pas de quoi je voulais parler.

Je n'avais pas envie de partager le sous-sol avec lui. Je ne voyais pas pourquoi j'aurais dû.

« Je ne suis pas stupide », j'ai dit.

« Je n'ai jamais dit que tu l'étais. »

« Et tu n'es pas si maligne que ça. Ou rusée, ou quoi ou qu'est-ce. »

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« Elgar va prendre l'étage », elle a fini par dire.

C'était comme le roque aux échecs, quand on déplace son roi derrière une rangée de pions. J'adore le roque. C'est comme une évasion, le roi qui se glisse dans son bunker, à l'abri jusqu'à la prochaine bataille. Je ne pensais pas que ma femme connaissait le roque. Elle ne l'avait jamais fait dans aucune partie, mais là elle exécutait un mouvement plus complexe encore, l'échange de rois, blanc contre noir. Le roi noir prenait place derrière une rangée de pions blancs. Et le roi blanc – j'ai toujours préféré jouer les blancs – se faisait éjecter du plateau. Exiler, tout bonnement. Je n'avais jamais rien vu de pareil. Kasparov non plus, je parie, n'avait jamais rien vu de pareil. C'était un coup de maître, je devais le reconnaître.

Échec et Mat

L'autre soir, Elgar est descendu au sous-sol. J'étais sous ma couverture, dans le noir, à regarder des vidéos d'échecs.

« Quoi de neuf ? » il a dit. Il a regardé mon ordinateur, puis m'a regardé.

« C'est des échecs, j'ai dit. Je regarde des échecs. »

« Oh, a dit Elgar. Che pensais que peut-être c'était de la pornographie. »

« Eh non, j'ai dit. Seulement des échecs. »

Elgar a regardé autour de lui en hochant la tête, comme s'il avait perdu quelque chose.

« Dis, Elgar, j'ai fait, tu penses que tu pourrais frapper la prochaine fois ? » Ça ne semblait pas trop demander.

« Che suis désolé de te déranger », il a dit.

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« Ça passe pour cette fois. Qu'est-ce que je peux faire pour toi ? »

J'ai posé mon ordinateur et l'ai regardé. Il souriait. Il passait son temps à sourire.

« Il fait fraiment sombre ici. »

« Oui, je ne m'en étais pas rendu compte, j'ai dit. Désolé. »

« Pas de souci, a dit Elgar. Mes yeux vont s'achuster. »

« Tu veux t'asseoir ? » j'ai demandé. Je ne voulais pas vraiment qu'il s'asseye, mais j'ai fait un signe en direction du sofa qui était désormais mon lit. Il pouvait s'asseoir au pied. J'ai un peu décalé mes jambes.

Elgar a agité les mains. « Non, ça va, il a dit. Che suis là parce que ch'ai un petit service à te demander. »

« D'accord. »

« Che n'ai plus de capotes », il a dit. Il tenait un emballage vide à la main.

« Oh », j'ai dit.

« Ouais », il a dit.

« Eh bien, il y a des capotes dans ma table de nuit, je crois. À l'étage. C'est là que je chercherais si j'étais toi. Dans mon ancienne table de nuit. »

« Bien », a dit Elgar. « Très bien. Che fais chercher dans la table de nuit. Merci, Gene. »

J'ai repris mon ordinateur pour poursuivre la vidéo. C'était Kasparov contre Karpov, 1984. Kasparov perdait cinq parties à rien contre le champion du monde. Il fallait qu'il gagne. Et il a gagné ; il l'a défait ; il a défait Karpov. C'était un des plus grands affrontements de tous les temps.