Pologne avortement répression
Justyna Wydrzyńska dans le bureau de l'ADT à Varsovie. Toutes les photos sont de Nina Zabicka.
Santé

Cette militante polonaise risque la prison pour avoir aidé à avorter

Justyna Wydrzyńska est la première activiste inculpée en vertu des lois locales particulièrement strictes en matière d’avortement.

VARSOVIE, Pologne — La femme lui a dit qu’elle avait besoin d’avorter. Elle lui a raconté qu’elle avait déjà essayé de quitter la Pologne pour pouvoir le faire, mais que son mari violent l’en avait empêchée, la menaçant d’aller voir la police. À ce moment-là, un nouveau virus était en train de fermer les frontières dans le monde entier, limitant les voyages et enfermant les gens chez eux. Face au profond désespoir de cette femme, Justyna Wydrzyńska a décidé de lui envoyer un colis avec des pilules abortives, qu’elle gardait chez elle pour son usage personnel.

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Une année s’est écoulée. Puis, surgissant de nulle part, la police s’est présentée à la porte de Justyna pour fouiller son domicile — et certains agents y ont découvert des choses imprévues. 

« Il a ouvert le tiroir dans lequel je range mes sous-vêtements, puis il l’a vite refermé… J’ai un tas de vibros », raconte Justyna en riant. « C’était vraiment drôle. Maintenant, je sais que c’est une bonne cachette. »

Justyna Wydrzyńska, 47 ans, n’a pas perdu son sens de l’humour, même si sa situation est assez tendue. En juillet, elle sera la première militante en Europe à faire face à un procès pénal en vertu des lois polonaises incroyablement strictes sur l’avortement. Ces dernières n’autorisent l’interruption de grossesse qu’en cas de viol et d’inceste, ou si la vie de la mère est en danger — deux situations qui peuvent déjà être assez difficiles à prouver.

Pour avoir envoyé à une autre femme des pilules abortives, Justyna est accusée d’« aide à l’avortement » et de « possession de médicaments sans autorisation dans le but de les introduire sur le marché ». Si elle est reconnue coupable, elle risque jusqu’à trois ans de prison. Son procès intervient à un moment où le droit à l’avortement est de nouveau menacé : vendredi 24 juin, la Cour suprême des États-Unis est revenue sur l’arrêt Roe v. Wade, qui avait donné aux femmes américaines le droit de se faire avorter il y a près de 50 ans. Sans Roe v. Wade, 26 États américains sont susceptibles d’interdire l’avortement. Au cours des 25 dernières années, plus de 50 pays ont élargi l’accès à l’avortement, tandis que trois seulement — la Pologne, les États-Unis et le Nicaragua — l’ont réduit. Les observateurs et les militants suivent de près l’issue de l’affaire Justyna, celle-ci pouvant donner une nouvelle indication sur la tournure que prend la croisade galopante contre l’avortement au niveau mondial.

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En ce qui concerne le droit européen à l’avortement, la Pologne se trouve pour ainsi dire au point zéro. Car s’il est largement légal sur tout le continent, il ne l’est toujours pas sur l’île de Malte et en Pologne. Depuis trente ans, les militants se démènent dans le cadre des lois polonaises terriblement restrictives sur l’avortement, mais en 2020, la situation s’est particulièrement détériorée. Un tribunal a en effet supprimé l’une des plus importantes exceptions permettant l’avortement légal. Cette décision a suscité des protestations massives et a créé une réalité extrêmement différente pour les militants comme Justyna. Elle a également entraîné la mort d’au moins deux femmes. En novembre dernier, une femme du nom d’Izabela a perdu la vie après que les médecins ont refusé de retirer un fœtus qui ne disposait pas d’assez de liquide amniotique pour survivre, ce qui a entraîné une septicémie fatale. La veille de sa mort, Izabela avait envoyé un message à sa mère : « À cause de la loi sur l’avortement, je dois rester au lit et ils ne peuvent rien faire pour moi. » En janvier, une femme connue sous le nom d’Agnieszka T. est décédée d’une septicémie présumée, suite au refus des médecins de retirer un fœtus alors que son rythme cardiaque s’était arrêté et qu’un fœtus jumeau était encore en vie.

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Un board dans le bureau de l'ADT (Abortion Dream Team) à Varsovie.

Les dangers encourus par les femmes à presque tous les stades de la grossesse dans le climat anti-avortement de la Pologne — et les tactiques musclées de ses groupes anti-avortement ultra-catholiques — ont renforcé l’important travail réalisé par Justyna et l’organisation qu’elle a cofondée, Aborcyjny Dream Team (Abortion Dream Team en anglais, ou ADT), pour laquelle elle est bénévole. Bien que leur mission représente un travail colossal, Justyna et d’autres bénévoles occupent une simple pièce pour aider les milliers et milliers de femmes qui se présentent chaque année. « MERCI BEAUCOUP POUR L’AVORTEMENT », peut-on lire sur une pancarte à l’intérieur du bureau de l’ADT, qui se trouve au dernier étage d’un immeuble sans prétention de Varsovie. « Le droit à l’avortement est un droit humain », peut-on lire sur une autre affiche.

C’est ici que Justyna travaille bénévolement depuis 2016 afin de sensibiliser à l’avortement, apporter un soutien émotionnel et aider à coordonner l’accès à l’avortement via d’autres organisations caritatives. Grâce à la ligne d’assistance téléphonique de l’ADT, Justyna et les autres bénévoles aident environ 1 000 personnes par mois en leur procurant des conseils et des infos sur la façon d’obtenir des avortements médicaux. Très présentes sur les réseaux sociaux, elles sont souvent bombardées de messages sur Facebook et Instagram, où elles fournissent également des conseils. 

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« Parfois, les femmes ont simplement besoin d’infos pour commander des pilules, et ensuite elles gèrent tout par elles-mêmes. D’autres fois, elles ont besoin de soutien tout au long du processus. »

« Nous nous concentrons principalement sur la déstigmatisation de l’avortement », explique Justyna, qui s’exprime depuis les bureaux de l’ADT par une journée ensoleillée de juin. « Mais comme l’ADT est très populaire sur les réseaux sociaux, on reçoit plein de messages et de questions sur comment avorter et ce qui se passe quand on prend des pilules. Parfois, les femmes ont simplement besoin d’infos pour commander des pilules, et ensuite elles gèrent tout par elles-mêmes. D’autres fois, elles ont besoin de soutien tout au long du processus. Certaines d’entre elles veulent se rendre en République tchèque, en Slovaquie ou en Allemagne et ont vraiment besoin de notre aide pour tout organiser, mais également d’un soutien financier. »

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Justyna Wydrzyńska dans les bureaux de l'ADT à Varsovie.

Le soutien global proposé par l’ADT est une nécessité. Tout au long des XXe et XXIe siècle, l’accès à l’avortement a été limité en Pologne en raison d’une forte tradition catholique romaine et d’une faible séparation entre l’Église et l’État. Dans les années 1970 et 1980, sous le régime communiste, l’accès à l’avortement était bien plus souple. Les femmes d’autres pays européens plus restrictifs se rendaient même parfois en Pologne afin d’avorter. Dans les années 1990, cependant, après la chute du gouvernement communiste, l’avortement a de nouveau été interdit, à quelques exceptions près. Depuis 2015, le parti populiste de droite au pouvoir, Prawo i Sprawiedliwość (Droit et Justice en français, ou PiS), s’est efforcé de le restreindre davantage, ainsi que d’autres droits reproductifs comme l’accès à la contraception.

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Jusqu’en 2020, l’avortement n’était légal que dans trois cas : lorsque la grossesse résultait d’un inceste ou d’un viol ; lorsqu’il y avait un risque pour la vie de la mère ; et en cas d’anomalie fœtale — ce dernier cas représentant plus de 95 % des avortements légaux en Pologne. En octobre 2020, l’anomalie fœtale a été supprimée en tant qu’exemption à la suite d’une décision d’un tribunal polonais, ce qui a déclenché des manifestations massives dans la rue et une augmentation considérable des appels aux lignes d’assistance téléphonique en matière d’avortement. Ce mois-ci, le gouvernement polonais a annoncé qu’il allait suivre les femmes enceintes pour mieux contrôler leur fertilité.

L’érosion des droits reproductifs en Pologne a suscité une réaction explosive et puissante, tant au niveau national qu’international, les organisations contournant soigneusement les limites de la légalité. Si les Polonaises qui ont recours à l’avortement ne sont pas criminalisées — comme c’est le cas dans des pays tels que le Salvador, où des femmes ont été condamnées à 30 ans de prison — toute personne qui « fournit » un avortement en dehors des exceptions viole la loi. Pendant des années, l’ADT a réussi à éviter d’enfreindre la loi polonaise en se coordonnant avec un réseau international d’activistes de l’avortement, comme Women Help Women, basé aux Pays-Bas, qui expédie les médicaments abortifs mifépristone et misoprostol à celles qui en ont besoin à l’extérieur du pays.

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« Elle était dans un tel désespoir qu’elle aurait pu faire des choses dangereuses. Je n’avais vraiment pas d’autre choix que de lui envoyer ces pilules. »

Lorsque Justyna a envoyé directement des pilules à la femme citée précédemment et dont le nom n’a pas été révélé publiquement, elle a pour la première fois franchi la limite d’une zone juridique grise, exploitée par des autorités qui semblent vouloir faire d’elle un exemple. Son erreur, plaisante l’activiste elle-même, a été de laisser ses coordonnées sur le paquet, qui a finalement été trouvé par le mari de la femme, qui l’a alors signalée à la police. Bien qu’elle n’ait jamais pu prendre les pilules, Justyna explique que la femme a fini par faire une fausse couche à cause du stress généré par cette situation. 

Le procès de Justyna doit s’ouvrir le 14 juillet à Varsovie. L’audience devait avoir lieu en avril, mais elle a été reportée après que le mari, dont le nom n’a pas non plus été révélé, ne se soit pas présenté au tribunal.

Indépendamment des risques qui y sont liés, Justyna considère son action comme relevant de l’évidence.

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Du crochet dans les bureaux de l'ADT où l'on peut lire « Aidons-nous les unes et les autres à avorter ».

« Elle m’implorait vraiment [et] me disait qu’elle ferait tout pour mettre fin à sa grossesse », raconte Justyna. « C’est pour ça que j’ai décidé d’envoyer les pilules, car j’ai moi-même été victime de violence domestique. Mon mari était abusif et très porté sur le contrôle ».

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« Je savais exactement ce qu’elle ressentait, et ce qu’elle avait probablement en tête », ajoute-t-elle. « Elle était dans un tel désespoir qu’elle aurait pu faire des choses dangereuses, donc je n’avais vraiment pas le choix, pas d’autre choix que de lui envoyer ces pilules. »

Malgré l’imminence du procès, Justyna semble détendue : à son bureau, elle câline son chien, ricane de la situation et nous dit qu’elle veut affronter le mari de cette femme au tribunal.

« Cela n’affecte pas ma façon de travailler », dit-elle. « Je suis beaucoup plus calme. J’ai très envie de le regarder en face. J’espère que les médias et les personnes présentes lui demanderont pourquoi il a appelé la police, contre sa propre femme. »

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Justyna Wydrzyńska et son chien dans les bureaux de l'ADT.

Le cas de Justyna est rare en Europe, et en raison de la nature inédite du procès, il est difficile de prédire quelle en sera l’issue. Alors que l’équipe de l’ADT s’attend à une peine probatoire de six mois, les avocats de Justyna sont plus prudents. Techniquement, elle pourrait être condamnée à trois ans de prison.

« Je n’irais pas aussi vite à propos de ce qui pourrait l’attendre », déclare Katarzyna Szwed, l’une des avocates de Justyna. « Dans les affaires pénales de ce type, la probation de six mois est certes la peine la plus courante, mais cette affaire est particulière, car Justyna est une militante et une défenseure des droits de l’homme. Nous recevons également beaucoup d’attention de la part des médias, y compris des médias internationaux, et c’est un paramètre qui pourrait affecter l’affaire dans un sens comme dans l’autre. »

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« L’issue est difficile à prévoir parce que c’est le premier cas où une personne qui a aidé à l’avortement est une militante », explique Sabrina Mana-Walasek, une autre avocate de l’ADT. « Nous avons peur que le juge puisse utiliser Justyna comme exemple et simplement la punir pour son activisme ».

Bien que Justyna ait admis à la police avoir envoyé les pilules, ses avocats font valoir que cela ne signifie pas qu’elle a aidé à un avortement — formulation destinée aux professionnels de la santé qui aident à pratiquer des avortements. Si elle est déclarée non coupable, cela pourrait créer un précédent juridique positif pour ceux qui luttent pour des avortements légaux. 

« Nous voulons que cette affaire fasse la lumière sur trois choses », nous dit Szwed. « La première, c’est que si vous décidez d’interrompre votre grossesse, vous ne serez pas poursuivie. La seconde, c’est qu’il est essentiel de nous serrer les coudes mutuellement et de ne pas avoir peur. La troisième, c’est que [l’avortement] ne devrait jamais être considéré comme un crime. »

« Quoiqu’il arrive, nous devons avant tout continuer à faire le job. Parce que si on ne le fait pas, qui le fera ? »

Dans un café de Varsovie, Natalia Broniarczyk — une autre militante de l’ADT — sirote un jus de fruits. Elle est l’un des trois visages de l’ADT, et est principalement impliquée dans la communication et le pôle réseaux sociaux de l’ADT, travaillant à déstigmatiser l’avortement. Elle gère leur page TikTok, où elle réalise des tutoriels vidéos pour montrer comment prendre la pilule abortive en toute sécurité. Natalia s’est engagée dans le militantisme pour l’avortement après avoir travaillé dans le domaine de la santé sexuelle. À cette époque, elle voulait avorter et, malgré son travail dans ce secteur, savait à peine comment obtenir de l’aide.

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« Après mon avortement, j’ai décidé d’aider les gens », raconte-t-elle. « Je l’ai fait en secret pendant trois ou quatre ans. Il m’arrivait même de rencontrer des femmes ici, dans ce café ».

L’objectif initial de l’ADT était de changer le récit autour de l’avortement en Pologne. « Nous avons pris le parti d’être très ouvertes sur nos propres expériences », continue Natalia. « Il ne s’agit pas de parler d’autres femmes. Genre, regardez, c’est moi, j’ai eu un avortement. J’ai une tête, deux jambes. Je suis une personne normale et je vais au travail tous les jours. Vous pouvez me parler. »

Natalia Broniarczyk, a member of ADT in a coffee shop in Warsaw. Credit_ Nina Zabicka.jpg

Natalia Broniarczyk, membre de l'ADT dans un café à Varsovie.

Pour Natalia, cette histoire aurait pu arriver à n’importe quelle autre militante, elle-même y compris. Justyna n’a juste pas eu de bol. Mais le fait que ce soit justement une femme comme Justyna au centre de ce débat est assez significatif et sera sans doute efficace, selon elle. Tout simplement parce qu’on décrit souvent les personnes qui avortent ou aident les autres à le faire comme marginales.

« D’après moi, Justyna est la personne idéale pour se retrouver devant un tribunal, parce qu’elle a eu une vie normale », dit-elle. « C’est une mère, elle a connu la violence. C’est une femme ordinaire. Vous pouvez facilement vous mettre à sa place et comprendre son point de vue — ses expériences de vie sont très communes. »

« Mais ça aurait tout aussi bien pu être moi », ajoute-t-elle. « C’était une décision du groupe de prendre ce risque, et Justyna a juste manqué de chance ».

Si Justyna est condamnée à la prison, cela pourrait provoquer une onde de choc en Pologne, où d’énormes manifestations et actions collectives ont surgi face à la répression du droit à l’avortement. Alors qu’une peine de prison menace Justyna, nous lui avons demandé ce qui la motivait à continuer d’aider les femmes polonaises, et à prendre des risques comme celui qu’elle a pris en février 2020.

« Je reçois tellement de soutien, et c’est génial pour moi, car ça me laisse à penser que nous faisons vraiment du bon travail », explique-t-elle. « Nous ne devrions pas avoir peur de ce qui pourrait arriver, même si je suis vraiment envoyée en prison. Quoiqu’il arrive, nous devons avant tout continuer à faire le job. Parce que si on ne le fait pas, qui le fera ? »

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