J'ai la phobie de ce qui est énorme
Hoover dam. Source : Flickr/ A G

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J'ai la phobie de ce qui est énorme

Les personnes victimes de mégalophobie ont tellement honte de leur peur qu'elles renoncent souvent à se faire soigner.

Chaque été jusqu'à mes 13 ans, je suis partie en road trip avec ma famille pour relier Toronto à la Floride. À cette occasion, je passais deux jours entiers sur la banquette arrière du minivan de ma mère ; mon quotidien était seulement rythmé par les engueulades avec mes deux frères et les longues sessions de méditation à regarder les réverbères défiler par la fenêtre, tandis que l'environnement de la banlieue canadienne se fondait progressivement en un paysage fait de rangées d'immeubles et de palmiers tropicaux. Lors de l'un de ces voyages - j'avais alors 8 ans - j'ai subi un traumatisme inattendu au beau milieu du décor urbain qui m'était pourtant familier. Ce jour là, j'ai découvert que j'étais mégalophobe - même si je ne connaissais pas ce mot à l'époque. Je n'avais pour moi qu'un malaise infini qui m'a suivie pendant des années et que j'ai tenu totalement secret.

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La mégalophobie n'est pas considérée comme une maladie à part entière, mais il s'agit néanmoins d'un trouble largement reconnu tant chez les psychologues que sur Reddit, qui consacre plusieurs subs aux phobies diverses et variées. Elle se manifeste devant l'incommensurable, l'énorme, le colossal, et provoque un sentiment d'angoisse indicible : la mégalophobie n'est pas seulement la peur des objets de grande taille (immeubles, statues, barrages), mais d'objets qui semblent anormalement gros dans un contexte et un environnement spécifiques. Parfois, un objet inoffensif sera perçu comme "énorme", comme une feuille format A2 posée sur un bureau couvert de post-it.

Nous avons traversé l'autoroute 75 à travers l'Ohio. À 30 minutes au sud de Dayton se trouvait la paroisse de Solid Rock Church, l'endroit où j'ai connu la terreur pour la première fois. Une statue du "Roi des rois" (surnommé "Touchdown Jesus" par les gens du coin) s'élevait à une vingtaine de mètres au-dessus de moi, émergeant d'un étang situé en face de l'église. J'étais toute petite, et le Christ massif qui trônait là semblait transpercer les cieux de ses poings dans une pose victorieuse.

Je me souviens de l'enthousiasme de mes parents qui criaient depuis les sièges avant du minivan, nous demandant de regarder vers la gauche pour admirer la statue sortant de l'eau. Soudain, une peur panique s'est emparée de moi. Mes yeux ont commencé à s'embrumer, tandis que je couvrais ma bouche de mes mains pour ne pas hurler. Ma famille, elle, ne semblait pas craindre cette gigantesque créature, froide et terrible - c'était incompréhensible.

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Je ne pouvais plus bouger. Mes parents ont commencé à s'inquiéter quand je me suis mise à pleurer. "C'est beaucoup trop gros, je ne peux pas le regarder", balbutiai-je alors, provoquant l'hilarité générale dans le minivan. On s'est moqué de moi pour le reste du voyage.

Touchdown Jésus était de toute évidence la cause de ma crise de mégalophobie. Ses grosses mains avaient l'air de pouvoir m'écraser, son expression sévère était emprunte de vie. Même si c'était une simple statue de pierre, à mes yeux elle pouvait s'animer à tout instant pour nous réduire en poussière.

Ma phobie a persisté jusqu'à l'âge de 20 ans. Grâce ou à cause de Google Images, j'ai réalisé que j'avais des réactions de peur viscérales devant des photos de lieux que je n'avais jamais vus en personne. Le Mont Rushmore, le Grand Bouddha, et même la Tour Eiffel suscitaient chez moi une peur panique impossible à maitriser. Dans ces moments-là, j'avais l'impression que mon centre de gravité se déplaçait irrésistiblement. Ma tête se mettait à tourner, j'avais envie de vomir.

Suzanne Stone, psychologue clinicienne à CBT Associates, une clinique spécialisée en thérapies comportementales et cognitives, possède de nombreux patients phobiques. Elle les traite grâce à la thérapie d'exposition, qui consiste peu ou prou à exposer les patients à ce dont ils ont le plus peur sous formes de sessions de plus en plus stressantes.

"Aux patients victimes de phobie des aiguilles, on montre des vidéo YouTube de gens qui subissent des prises de sang. Ensuite, on leur fait toucher des seringues. Plus tard, ils iront observer des prises de sang en direct dans un laboratoire, etc." explique Stone. "Un jour, ils parviendront à accepter une prise de sang sur leur propre bras, ce qui leur permettre de donner leur sang s'il le souhaitent et de subir des examens médicaux routiniers sans le moindre stress."

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À l'époque, j'ai tenté de m'insensibiliser aux monuments énormes sans l'aide d'un médecin (c'était complètement idiot, ne faites pas ça chez vous). J'ai alors fait une recherche Google Image avec les mots-clés "grosses statues", et je me suis plongée jusqu'au cou dans la jungle des résultats. Après un déluge de nausées, suées et bouffées d'anxiété particulièrement intenses, je n'étais pas beaucoup plus avancée. Seul bénéfice de cette recherche Google malheureuse : je suis tombée sur des histoires de phobies similaires à la mienne. C'est de cette façon que j'ai découvert que des traitements efficaces existaient, de la psychothérapie aux médicaments en passant par des formes de soin non traditionnelles.

Luke Chao, hypnothérapeute et fondateur de la Clinique d'Hypnose Morphée, à Toronto, traite chaque jour une quantité de patients aux symptômes aussi variés que leurs phobies - aviophobie (la peur de voler) ou glossophobie (la peur de parler en public), par exemple. Chao admet que la mégalophobie est très rare. "Je me demande bien quelles pensées passent par la tête de ces patients là. Il est très difficile de déterminer l'origine profonde de cette peur", explique-t-il.

Chao utilise l'hypnose pour traiter ses patients. Selon lui, elle est favorable à la suggestion mentale, qui permet d'associer de nouvelles émotions et de nouvelles idées à un stimulus donné. C'est très utile, surtout quand la phobie du patient est très envahissante et l'empêche de travailler ou de vaquer à ses activités normales. Il admet cependant qu'il est difficile de convaincre les patients de faire une séance d'hypnose.

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"La perspective de devoir se confronter directement à la peur est difficile à accepter. Certains patients ont pris l'habitude de ne jamais se sentir en sécurité, et on leur demande de subir un inconfort supérieur à ce qu'ils subissent déjà au quotidien. L'effort est considérable", explique Chao. Sarah Jarrett, âgée de 41 ans, partage tout à fait ce sentiment. Elle est terrifiée par tous les objets dont la taille est plus grosse que ce qu'elle devrait être.

"Les cartes à jouer géantes, les gros chapeaux, les chèques de loterie, les énormes chaussures de clown me terrifient", explique Jarrett. "Quand je vois un objet similaire, ma gorge se noue, l'angoisse me saisit jusqu'à ce que je fasse une crise de panique." Elle pense - en dépit de son hésitation à entamer une psychothérapie - que sa phobie vient d'un épisode précis de son enfance. Malade et fiévreuse, elle avait alors fait l'expérience d'hallucinations, toute seule chez elle : à cette occasion, les objets de sa chambre lui étaient apparus d'une taille anormale. Cette hypothèse est tout à fait crédible dans la mesure où les traumatismes d'enfance sont souvent à l'origine des phobies, selon Chao.

Ruby Fleet, 17 ans, se rappelle parfaitement ce jour où elle a visité une exposition sur l'Égypte antique dans un musée. Elle y a vu un énorme pied, qui, de toute évidence, avait appartenu à une statue de grandes dimensions.

"Je suis sortie de la salle d'exposition en courant", explique Fleet. "Mon père a tenté de comprendre ce qui s'était passé, mais il est resté interloqué. Difficile de lui expliquer que j'avais imaginé la taille de la statue à laquelle ce fragment avait appartenu, avant de paniquer." Les manifestations de la phobie de Fleet vont de la nausée à des vertiges extrêmement impressionnants. Elle précise qu'elle n'aime pas trop en parler, de peur de paraître ridicule.

Paradoxalement, la perspective que je puisse m'accoutumer à la présence d'êtres inanimés énormes me terrifie en soi. Si j'en crois mon expérience, les gens ne sont pas particulièrement disposés à avoir de l'empathie pour quelqu'un qui souffre de quelque chose d'aussi anecdotique que la peur des objets grand format. Il m'a toujours été difficile de trouver du soutien dans mon entourage, et la peur de passer pour une personne fragile aux préoccupations anecdotiques ajoute encore à la pression que je subis.

Notre époque est riche en sources d'inquiétudes. Le réchauffement climatique, les mutations du système de retraite, la précarité, la résistance aux antibiotiques etc. Face à tout cela, ma phobie des trucs de grande taille est minable. Mon traumatisme face au Jésus kitsch est inepte. Ma terreur est une provocation.

En juin 2010, Touchdown Jesus a connu une fin terrible : il a été frappé par la foudre. J'aurais dû être soulagée par cet événement brutal, qui signait la disparition d'un symbole qui avait imprégné toute ma vie. Hélas, Google m'a informée qu'il avait été remplacé par une autre statue de Jésus, certes plus petite, baptisée Lux Mundi. Les Christ se suivent et se ressemblent un peu. Je n'ai pas encore terminé ma thérapie d'exposition et j'ai toujours honte de moi. En attendant, je ne suivrai plus jamais mes parents chéris en Ohio.

Cet article a initialement été publié sur Tonic.