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Culture

De l'importance de la première exposition d’artistes arabes en Iran

Un vide a été comblé au printemps dans la scène artistique iranienne.
Photo issue de la série “Never Never Land” d'Arwa Al Neami. Toutes les images sont publiées avec l'aimable autorisation des artistes et de Mohsen Gallery.

La photographe et réalisatrice Arwa Al Neami cache son appareil photo tandis qu’elle se glisse au volant d’une auto-tamponneuse, lors d’un tour réservé aux femmes dans un parc d’attractions du sud de l’Arabie Saoudite.

Dans un arc-de-ciel de couleurs, les auto-tamponneuses glissent autour d’elle. Elle accélère. Le volant de la main gauche, son appareil dans la droite, elle fait discrètement la mise au point sur les femmes en burka noir au volant des autres auto-tamponneuses. Plutôt que foncer les unes dans les autres, les Saoudiennes semblent avancer sans but — se livrant simplement au plaisir simple de la conduite. Mais ces instants fugaces sont plus surréalistes qu’euphoriques.

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« Les femmes n’aiment pas se rentrer dedans », dit Al Neami à VICE par Skype depuis l’Arabie Saoudite. « Elles veulent juste conduire. Elles vous disent d’arrêter quand vous leur rentrez dedans. »

Les images capturées par Al Neami montrent un aperçu inhabituel de la vie en Arabie Saoudite, un pays où les femmes sont interdites de conduite. Les images proviennent de Never Never Land 2, une série de photographies et de vidéos de Al Neami qui ont pour toile de fond les lieux de divertissement. Ce projet multimédia a été récemment présenté dans une exposition à Téhéran, — elle est la première dans l’histoire moderne d’Iran à n’inclure que des artistes arabes contemporains.

Vue de l'exposition “Spheres of Influence: Codes and Conducts Across Structural Landscapes” à Mohsen Gallery, à Téhéran, en avril et mai 2016.

« Spheres of Influence : Codes and Conducts Across Structural Landscapes », qui a eu lieu en avril et mai dernier à la Mohsen Gallery, ne présentait pas un seul artiste iranien. Les artistes exposés venaient de pays voisins tels que le Koweït, l’Arabie Saoudite, l’Irak et les Émirats arabes unis. Aux côtés des images d’Al Neami, étaient accrochées les œuvres du Saoudien Ahmed Mater, du Koweïtien Tarek Al-Ghoussien, de l’Émiratie Lamya Gargash et de l’Irako-Américain Wafaa Bilal.

L’exposition est une fenêtre sur la fabrication de l’identité arabe par les codes sociaux et les structures physiques, et souligne particulièrement comment les gens et les artistes doivent faire attention de changer leur comportement dans certains contextes donnés.

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« L’art fait partie de la culture iranienne, et lors de mes recherches pour cette expositions, j’ai été surprise de constater que dans la période récente, il n’y a pas eu d’exposition d’artistes des pays voisins », dit l’Iranienne Lila Nazemian, commissaire de « Spheres of Influence’s » et aujourd’hui basée à New York. « C’est fou. »

En Iran, la scène artistique contemporaine explose et le pays a longtemps exposé des artistes occidentaux. Mais si Nazemian ne s’explique pas exactement pourquoi le pays est si peu enclin à partager les productions voisines, elle suspecte l’ombre portée par l’Occident sur la création arabe.

« L’hégémonie culturelle exercée dans le monde de l’art en Occident a établi une hiérarchie où l’art occidental est considéré comme le summum du bon goût », dit-elle. « En conséquence, la plupart des communautés artistiques internationales connaissent précisément la création occidentale et, de fait, s’y réfèrent comme un standard à atteindre. Je voulais mettre l’art occidental de côté pour une fois. »

Tarek Al-Ghoussein, un artiste Koweïtien d’origine palestinienne basé à Abou Dabi, a été le seul à pouvoir assister à l’exposition. Il la voit comme un tournant culturel décisif. « C’était génial — c’était rempli de monde », dit-il au téléphone depuis Beyrouth, où il était en voyage. « Personne ne pensait que les œuvres allaient se vendre mais beaucoup d’entre elles ont été vendues. »

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L'artiste koweïtien Tarek Al-Ghoussein se photographie sur et autour de lieux symboliques comme au Parlement, au Stock Exchange ou au stade Jaber Al-Ahmad (photo ci-dessus).

Bien sûr, difficile de ne pas y voir un effet des récents changements géopolitiques de la région. Alors que l’Iran a affronté une guerre sanglante avec l’Irak entre 1980 et 1988, le soutien du régime iranien au dictateur syrien Bachar al-Assad a tendu les rapports avec les pays arabes voisins. Téhéran est régulièrement en conflit pour des questions territoriales avec les Émirats Arabes Unis.

Il y a surtout la relation tumultueuse avec l’Arabie Saoudite. Le 2 janvier dernier, cette dernière a exécuté 47 personnes, dont l’influent cheikh et ayatollah chiite Nimr Baqr al-Nimr. En réponse, des manifestants iraniens ont attaqué l’ambassade saoudienne à Téhéran, forçant le royaume sunnite à fermer son ambassade et rompant les liens diplomatiques entre les deux pays. En soutien à l’Arabie Saoudite, le Koweït a rappelé son ambassadeur à Téhéran. Quelques jours plus tard, c’est l’ambassade d’Iran au Yémen qui est presque touchée par un missile saoudien lors d’un raid de la coalition visant des rebelles dans la région.

Tout ça pour dire que cette exposition n’a finalement rien d’anodin et amorce peut-être un début d’échange dans un Moyen-Orient conflictuel.

« Le chauvinisme culturel perse envers les Arabes est à l’œuvre depuis des siècles et a probablement augmenté avec les récentes tensions géopolitiques récentes », estime Karim Sadjadpour, un expert en affaires étrangères de l’Iran pour le Carnegie Endowment for International Peace à Washington D.C., dans un email à VICE. « Quand les Iraniens en viennent à l’art, à la culture et à l’histoire, ils regardent généralement vers l’Europe, vers l’Amérique et l’Est lointain, pas chez les voisins arabes. »

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Selon Sadjadpour, un enthousiasme exacerbé pour le renouement du dialogue entre l’Iran et l’Occident a laissé un vide dans la communication régionale, et peut être une explication à l’étrange absence d’art contemporain arabes en Iran. « C’est extrêmement courant de rencontrer des Arabes et des Iraniens qui parlent anglais couramment », explique-t-il. « C’est plus rare de voir un Iranien parler couramment arabe, ou un arabe parler couramment perse. La compréhension Est-West surpasse souvent la compréhension Est-Est. »

Pour Nazemian, la commissaire, c’est bien le but recherché : entamer un dialogue. « Il y a une telle emphase sur l’Occident et l’Orient, l’Europe, les États-Unis et le Moyen-Orient, et je pense qu’il est temps de commencer à échanger avec ceux qui sont nos voisins », dit-elle.

Toujours est-il que les artistes iraniens doivent toujours tester les limites de la liberté d’expression, souvent auto-censurée pour ne pas s’attirer les foudres du pouvoir religieux, par crainte de se faire arrêter, fouetter ou même emprisonner.

Photo issue de la série “Deserts of Pharan” de l'artiste saoudien Ahmed Mater.

Et si l’exposition témoigne d’un changement dans la dynamique culturelle régionale, elle est loin d’être révolutionnaire. Selon Christiane Gruber, une experte en art islamique à l’Université du Michigan, les thématiques et les sujets abordés dans l’exposition rejoignent les critiques traditionnelles de l’Iran sur ses voisins arabes.

« De nombreuses images — par exemple, les femmes saoudiennes conduisant des auto-tamponneuses — restent toutefois au niveau de la critique ouverte du régime saoudien sur l’infantilisation et le contrôle des femmes dans des sphères variées de la vie sociale et politique », dit Gruber. « Ces conjonctions troublantes du sacré et du prosaïque, du sérieux et du ludique, produisent des clichés visuelles alléchants. Si ces images peuvent élaborer une conversation visuelle “Est-Est” avec Téhéran, elles correspondent néanmoins plus ou moins avec un discours politique iranien plus large qui — souvent avec raison — descend le traitement affligeant des femmes en Arabie Saoudite. »

Pour sa part, Al Neami, la photographe saoudienne, est moins soucieuse des nuances géopolitiques sous-jacentes dans l’exposition que de se féliciter de son existence même. « L’exposition a cherché à tous nous réunir », conclut-elle.

Dorian Geiger est un journaliste multimédia basé à New York. Son travail est paru dans le New York Times, TIME, Politico, Narratively et d’autres publications. Suivez-le sur Twitter.

Cet article est originellement paru sur VICE US.