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Par pitié, arrêtez de me saoûler avec vos mojitos

Désolé mais si vous me demandez un mojito, cela veut dire que vous n’avez même pas pris la peine de lire ma carte. C’est comme entrer dans un super-restau et demander des pâtes bolo.

Felix Cohen est un barman installé à Londres. Il est aussi consultant en cocktails, et c'est le cerveau à l'origine de Manhattans Project, un bar éphémère ouvert dans l'Est de Londres qui a pour ambition de servir « les plus grands cocktails, réalisés à la perfection ». Sur la carte on peut trouver un « bloody mary » revisité avec de la sauce sriracha, une « Pina Colliders » et bien sûr le célèbre Manhattan, avec des cerises qu'il a lui même fait macérer dans du brandy. Donc par pitié, ne le traitez pas de « mixologiste ».

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Je vous en prie, n'entrez pas dans mon bar si c'est juste pour commander un mojito. Ce n'est pas que je déteste les mojitos – c'est un cocktail fantastique – mais s'il y a bien un truc qui me rend fou, c'est de me dire que vous n'avez même pas pris la peine de lire ma carte. On ne fait pas que des mojitos, putain ! C'est comme si vous étiez rentrés dans un super-restau et que vous aviez demandé des pâtes bolo. Bon, encore une fois, ce n'est pas mauvais les spaghettis bolognaises, je n'ai rien contre, mais il y a tellement de choses à découvrir ! J'aimerais tellement voir plus de gens faire confiance au barman et le laisser prendre en main la suite de la soirée.

Je suis un vrai nerd et c'est un peu à cause de ça que je suis tombé dans les cocktails. Ce qui m'a le plus fasciné, c'est tous ces mythes et ces mystères qui planent autour des grands cocktails. Derrière chacun d'eux, il y a une part de légende. C'est souvent des anecdotes assez marrantes. La forme des coupes à champagne, par exemple, tiendrait de la forme du sein de Marie-Antoinette. Le Manhattan aurait lui été inventé en l'honneur de la mère de Winston Churchill, un soir de fête au Manhattan Club. La plupart de ses histoires sont probablement inventées de toutes pièces, mais elles défoncent. C'est-à-dire que l'on va vous demander quand même pas mal de thune en échange de ces boissons, donc on essaye de peaufiner un peu l'emballage.

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Le concept du Manhattans Project, c'est de servir ces cocktails de légende, mais pas uniquement. On invente aussi des cocktails originaux. L'une de nos créations les plus populaires c'est The Underwood, un cocktail en hommage à notre pote, l'écrivain John Underwood, qui est atteint d'une leucémie. Concrètement, il s'agit d'un Cognac Sazerac que l'on fait infuser dans un os à moelle. C'est un peu cynique mais voilà, 1£ de chaque commande part pour l'association de lutte contre le cancer d'Anthony Nolan. On lui a soumis l'idée et il a accepté – il a trouvé ça hilarant.

Ce cocktail, c'est plus facile d'en parler que de le réaliser. Il faut d'abord se débarrasser de tout le gras de l'os à moelle. D'ailleurs, la plupart des composants qui font le goût de l'os à moelle sont solubles dans le gras mais aussi dans l'alcool, ce qui en fait un ingrédient intéressant pour les cocktails. C'est parfait, il suffit de prendre de la graisse animale, végétale ou minérale et d'y ajouter de l'alcool. Pour The Underwood, on demande au boucher environ les deux moitiés d'un os à moelle et on les fait rôtir à très haute température pour les faire caraméliser – c'est ce qui donne une petite note sucrée – et après, on les fait cuire pendant encore une heure pour faire sortir tout le gras contenu dans l'os et jouer un peu sur le côté gélatineux.

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The Underwood, le cocktail signature du bar de Félix. Photo : Manhattans Project.

Ensuite, on nettoie tout et on place l'os dans une bouteille de cognac, puis on le retire, on le fait passer dans la machine à mettre sous vide et on l'envoie au congélateur à air pulsé. Ça a vraiment une sale gueule à ce stade : c'est laiteux, marron, et il y a des bouts d'os et des filets de sang en suspension. Quand on le congèle, le gras se solidifie et cela devient plus facile de décanter le liquide, de le tamiser et ensuite de le filtrer récupérer un liquide transparent – la substantifique moelle – qui contient toutes les saveurs. J'ai peur qu'on m'étiquette en tant que mixologiste moléculaire mais tant pis, si je dois passer par là pour obtenir ce cocktail à la fin, j'y passe sans problème.

J'ai une licence de psychologie mais je crois que j'en ai plus appris sur les gens depuis que je bosse dans un bar. J'arrive à détecter ceux qui viennent pour un rencard en moins de 30 secondes. C'est les plus fascinant à observer. Je peux dire à vue de nez en 10minutes s'ils vont finir la nuit au lit ensemble ou non. J'aime l'idée que mon bar facilite les rapprochements, mais cette culture du coup d'un soir qui se développe de plus en plus réserve parfois quelques mauvaises surprises. Dans certains endroits où j'ai bossé, j'ai vu des types qui venaient juste pour ça, ils rentraient avec leur chapeau à la con sur la tête juste pour choper des meufs. Ils me font un peu de la peine – c'est triste d'en être réduit à ça.

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À Londres, la scène cocktail est hyper-dense – et il y a une vraie solidarité. On se connaît bien et on fréquente les bars des uns et des autres. On fait aussi du « boomerang », c'est-à-dire que si tu sais que tu as des clients dans ton bar qui vont aller dans un autre bar et que tu es ami avec le patron du bar en question, tu leur files une petite bouteille de mélange qu'ils embarquent avec eux. De la même façon, si ton pote t'envoie des clients, il t'envoie une autre bouteille en retour. C'est un échange de bons procédés.

Sinon on joue joue aussi au « glaçage » : on cache une bouteille de Smirnoff Ice quelque part derrière le bar et le premier membre de l'équipe qui tombe dessus doit se mettre à genoux et la descendre cul-sec. Je me suis fait avoir l'autre jour, quelqu'un en avait caché une dans une glacière. Je me suis dit « et merde », et puis je l'ai bu.

L'interdiction des mojitos n'est pas la seule règle en vigueur dans le bar. On a aussi : « pas de voix plus haute qu'une autre », « pas de consommation verticale » (un cocktail se consomme assis), « pas de mecs chelous avec les filles », « pas de mecs de droite ». Bon, c'est pour rigoler, on ne les applique pas vraiment. C'est juste que vous savez, on est à Londres et dans mon bar, il ne vaut mieux pas être du camp des Tories. Il y a deux semaines, je faisais 25 % de réduction à chaque client qui me rappelait que David Cameron avait un jour eut un rapport sexuel avec un cochon mort.

C'est un peu bizarre d'être d'extrême gauche quand on évolue dans une branche de l'industrie du luxe, mais je fais de mon mieux.

Propos recueillis par Laura Martin.