J’ai assisté à des crucifixions pour célébrer Vendredi saint aux Philippines
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J’ai assisté à des crucifixions pour célébrer Vendredi saint aux Philippines

Si ma tentative de rencontrer le «Jésus» des temps modernes pour une entrevue a échoué, j’ai quand même assisté au moment solennel et impressionnant de sa crucifixion.

Les Philippines sont la plus grande nation catholique d'Asie du Sud-Est avec plus de 80 millions de fidèles. Il va sans dire que les festivités de la semaine sainte y sont célébrées en grand dans tout le pays, mais dans certains secteurs de la petite ville de San Fernando, la fête prend une tournure un peu plus sanglante qu’ailleurs. Comme le veut la tradition, un peu partout aux Philippines, la fête s’articule autour de la présentation d’une pièce de théâtre reconstituant la passion du Christ. En 1962, l’homme qui interprétait Jésus dans la pièce du quartier San Pedro Cutud s’est porté volontaire pour être crucifié réellement en guise de sacrifice.

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Depuis, pas une année ne s'est écoulée sans une véritable crucifixion, et ce même si l’Église officielle réprouve cette pratique. Aujourd’hui, suivant une tradition qui remonte au Moyen Âge, de nombreux flagellants se sont joints aux célébrations; en guise de sacrifice, ils défilent dans les rues en se fouettant le dos de façon à saigner abondamment. Les quartiers voisins de San Juan et de San Lucia ont suivi et se sont mis à proposer leur propre version de la Passion du Christ avec de réelles crucifixions aussi. Un homme du nom de Ruben Enaje est même devenu une sorte de star nationale dans la foulée en se faisant crucifier tous les ans depuis 1985.

Comme j’allais être aux Philippines en plein durant la Semaine sainte et que je suis de nature curieuse, je me devais d’aller assister à ces rites pour le moins surprenants.

Dès mon arrivée le mercredi soir, j’ai découvert une ville en plein préparatifs. Des croix de bois jonchaient les rues et des chapelles de fortune, dans lesquelles les gens se relayaient pour chanter des chants religieux à longueur de journée, étaient montées un peu partout. Sur le site de crucifixions de San Pedro Cutud, un homme s’affairait à nettoyer le « calvaire », une butte artificielle.

Malgré le caractère religieux de l’événement qui se préparait, l’ambiance était plutôt décontractée. Les gens me souriaient et me saluaient. C’est à ce moment que j’ai croisé mon premier pénitent, chargé d’une croix. Il se faisait fouetter par un ami en pleine conversation téléphonique! Son dos saignait, mais il n’avait pas l’air de souffrir du tout. Des enfants le suivaient, rigolaient et me faisaient des signes de la main. Pour ma part, j’étais un peu fébrile, car je venais de trouver le numéro de cellulaire de Ruben Enaje, alias Ben Kristo, et je devais l’appeler pour essayer d’obtenir un rendez-vous avec lui. J’ai pris une grande inspiration et j’ai appelé ce Jésus des temps modernes. Il m’a répondu d’un beau et cordial Mayap ayabak (« Bonjour » en kapampanga, la langue locale). Il m’a donné rendez-vous chez lui en matinée le vendredi, littéralement en ces mots : « Come to my house friday morning ». J’insiste pour avoir une heure de rendez-vous, et il me propose d’arriver à 11 heures. Pour l’adresse précise, rien à faire. Il se contente de me nommer San Pedro Cutud, son quartier! J’ai essayé tant bien que mal d’obtenir un lieu précis (une adresse, quelqu’un?). « Jésus » m’a posé une colle : je vais devoir trouver sa maison moi-même.

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J’ai poursuivi mon exploration des environs le lendemain. Après quelques minutes de marche au hasard des rues, j’ai croisé un groupe d’hommes en train de boire de la bière tout près d’une chapelle. En voyant mon appareil, ils m’ont interpellée : « Picture, picture! » et m’ont offert à boire. Nous avons commencé à discuter et j’ai appris avec intérêt que l’un d’entre eux est un flagellant, alors qu’un autre est celui qui joue le rôle de Ponce Pilate dans la mise en scène de la crucifixion. Ce dernier est allé jusqu’à enfiler son costume et poser pour moi. Il assume ce rôle chaque année depuis 32 ans. Le flagellant quant à lui m’a montré son dos bien préparé pour le lendemain. Il m’a expliqué toute la procédure à suivre afin que les saignements soient plus spectaculaires lors des processions : d’abord, les aspirants flagellants se créent une ecchymose en se donnant des coups sur le dos, soit avec un burillo (un genre de fouet artisanal), soit avec des planches; ensuite, ils se font de petites entailles avec un outil qu’ils appellent panabad. Le résultat n’est pas très joli à voir, mais il est clair qu’ensuite, il ne suffit que de petits coups de burillo pour que ça saigne. Je suis restée quelque temps à discuter et m’informer des événements du lendemain, mais surtout pour savourer ce moment plus que cocasse : j’étais quand même en train de boire de la bière forte en plein carême avec un flagellant et un Ponce Pilate visiblement déjà cocktail.

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Au matin du jour J, j’étais prête dès 7 heures. « Dès que tu auras passé le pont, tu devrais commencer à voir des flagellants. Attends-toi à te faire éclabousser », m’avait prévenue Josélito, un ami du proprio de l’hôtel. En effet, quelques minutes après le début de ma marche, je tombais sur mes premiers pénitents. L’effet est saisissant. Il y avait du sang qui giclait partout en gouttelettes. J’ai décidé de me diriger vers San Juan, où il y avait une séance de crucifixion prévue tôt en matinée, question d’être mieux préparée pour ma rencontre avec Ben Kristo.

J’ai su que j’approchais quand j’ai entendu une foule au loin et des haut-parleurs qui crachaient des voix bien distortionnées. C’était la première reconstitution théâtrale du chemin de croix de la journée, celle de San Juan. Tout y était : Jésus portait une croix, les deux larrons avaient les bras attachés à des planches, suivaient des centurions, des prêtres hébreu, Marie, Marie-Madeleine et les pleureuses. Ça brassait pas mal : le narrateur criait très fort, les centurions chahutaient à fond Jésus et ses disciples. Coups de pied, coups de lance. Jésus faisait de la peine à voir tant sa croix semblait lourde à porter. La foule quant à elle était festive et plutôt indisciplinée. Un touriste albanais avec qui j’ai sympathisé m’a exprimé son étonnement : « Ils sont beaucoup plus joyeux qu’en Albanie. Ils font la fête, alors que c’est censé être triste, c’est quand même la mort de Jésus qui est commémorée! » Je n’ai pu que lui donner raison sur les faits, mais j’avoue que cette ambiance m’a paru pas mal plus agréable que l’ambiance solennelle à laquelle je m’étais attendue. Les sourires étaient contagieux. Il y a juste un truc qui me chicotait : l’interprète de Jésus allait bientôt être crucifié.

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Vers 9 heures, on arrive au calvaire de San Juan. Le site n’est pas très grand et il n’y avait pas plus de 200 spectateurs. Les comédiens ont grimpé la petite colline et ont installé Jésus sur la croix et l’ont attaché bien comme il faut. L'ambiance est devenue plus tranquille, soudainement. La foule s’est tue, les vendeurs de crème glacée et de ballons aussi. Marie continuait de crier et de pleurer dans son micro, accompagnée d’une musique pompeuse. C’était quand même touchant. Des spectateurs versaient des larmes quand le bourreau a fait son apparition. Je n’ai pas eu le temps voir, ni d’entendre quoi que ce soit : voilà que Jésus était hissé sur sa croix et cloué. Il n’a même pas crié. Pas un son. Rien. Ils l’ont laissé là quelques secondes, le temps qu’il regarde le ciel avant que l’on couche la croix et qu’il soit décloué et évacué sur une civière. Ça s’est fait tellement vite et de façon si théâtrale que j’ai eu l’impression qu’il y avait une arnaque, un truc, quelque chose qu’on nous cachait.

Dès la sortie de scène des acteurs, un volontaire a pris le relais. Lui aussi souhaitait être crucifié. La pièce était terminée et la sécurité avait quitté les lieux, j’ai donc pu m’approcher afin de vérifier s’il y avait vraiment un truc de charlatan derrière tout ça. Le bourreau a donné un petit coup de marteau de rien du tout et voilà, le clou a traversé la main. Le gars avait l’air d’avoir mal, mais ça ne semblait pas être une souffrance insupportable. À l’évidence, ce bourreau est expert en crucifixion et sait exactement où enfoncer le clou pour ne pas accrocher une veine ou un nerf. Il n’y avait pas de sang.

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À 10 heures, la petite séance de crucifixion de quartier terminée, j’ai entrepris de me diriger, non loin de là, chez Ben Kristo pour mon rendez-vous. Des recherches m’avaient permis d’apprendre que sa maison est située près de l’entrée de San Pedro Cutud. Après avoir demandé mon chemin à plusieurs personnes, je suis enfin tombée sur un ado qui semblait avoir compris la question. Mais comme la plupart des rues n’ont pas de nom, j’ai recommencé le même manège tous les deux ou trois coins de rue. Tout le monde semblait s’entendre sur le chemin que je devais prendre, jusqu’à ce que je me retrouve dans le quartier voisin, sur un troisième site de crucifixion! Je ne me suis pas découragée tout de suite. J’avais encore du temps. J’ai sauté sur un tricycle (un genre de moto-taxi typique des Philippines) et j’ai demandé qu’on me conduise à la « BEN KRISTO’S HOME. HIS HOUSE. YOU KNOW? WHERE HE LIVE! » J’ai eu beau lui préciser la chose plusieurs fois, il s’est embourbé dans la foule et le trafic. Il était 11 heures et j’étais maintenant à plusieurs kilomètres de l’entrée du quartier. J’ai dû me rendre à la triste et honteuse évidence : je venais de poser un lapin à Jésus pour cause de « lost in translation ».

Au moins, durant ma quête, j’ai croisé plein de flagellants. Beaucoup, beaucoup de flagellants. J’en ai surpris avec des bouteilles de faux sang, d’autres qui s’adonnaient à des séances de selfies avec les amis. Parmi les gens qui regardaient passer ce défilé gore à souhait, il y avait des familles, des enfants, des jeunes, des vieux, des touristes étrangers et beaucoup de touristes locaux. Des femmes en blanc s’amusaient à collectionner les gouttelettes de sang sur leurs vêtements en se tenant à proximité des pénitents. J’en ai reçu aussi.

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Le site des crucifixions de San Pedro Cutud est de loin le plus gros et le plus couru, à cause de son ancienneté et de l’aura qui entoure Ben Kristo. Sur place, c’était déjà la cohue : grosses banderoles de commanditaires, kiosques de souvenirs, écran géant, kiosques de grillades. Les flagellants se présentaient tour à tour devant les croix pour y déposer leurs couronnes faites de plantes locales. Il faisait 35 degrés et il régnait une ambiance de festival rock. J’ai compté environ 5000 personnes plutôt que les 40 000 annoncées par l‘organisation. Il demeure que ça fait beaucoup de monde. Quand le cortège est enfin arrivé, la foule a poussé un grand « Ohhhhh! » Certains se sont recueillis et ont fait leur signe de croix, mais la plupart ont sorti leur selfie stick pour tout filmer. Mon ami Ponce Pilate a ouvert le bal, flamboyant sur un cheval, la cape au vent.

La suite du casting a fait son entrée. Les centurions, un peu trop dans leur personnage à mon goût, ont poussé Ben Kristo en bas du monticule. Ce dernier a déboulé dans la poussière pour remonter péniblement la butte. Les pleureuses pleuraient, mais on n’entend qu’un sanglot sur trois; l’ami Ponce Pilate tentait de réciter son texte, mais on n’entendait rien : panne de micro! S’est ensuivi un long cafouillage qui a complètement saboté la gravité du moment. Ponce Pilate tapait sur le micro. Un prêtre hébreux invectivait la technique. Marie-Madeleine hurlait à plein poumon pour qu’on l’entende en absence d’amplification pendant que la musique pompeuse tournait en boucle dans les haut-parleurs pour couvrir le silence.

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La crucifixion a tout de même fini par avoir lieu. Au deuxième clou, Ruben Enaje a fait des mimiques à donner froid dans le dos. Les centurions ont péniblement levé la croix, pour laisser place à un moment interminable : la croix semblait coincée avec Ben Kristo dessus, les deux mains clouées. Ils étaient plusieurs à essayer de la tenir en équilibre. Une fois la croix stabilisée, on lui a cloué les pieds et on l’a laissé griller un temps.

Quand ils ont fini par le décrocher de là, j’ai réalisé que la pièce m’avait plus ennuyée que traumatisée et que je n’étais pas la seule. Ça fait peur. Comme si l’être humain s’habituait à tout. Il a suffi de trois crucifixions et de quelques kiosques de ballons pour que la chose me paraisse anodine. Un autre crucifié est passé à son tour entre les mains du bourreau dans l’indifférence générale. Plus de prières, plus de silence. Les gens se précipitaient sur les centurions pour des séances photo. Les vendeurs de crème glacée et de bouteilles d’eau faisaient des affaires en or. Les médias remballaient leurs kits et chacun se dirigeait tranquillement vers la sortie pendant que le gars trônait sur sa croix dans le fond du terrain. Il restait encore sept crucifixions au programme quand j’ai rangé mon appareil photo. J’avais vu assez de sang en une seule et même journée.